Conversations de Goethe/Année 1822

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 11-16).



Ces premiers souvenirs sont entièrement dus à Soret ; c’est lui qui nous introduit le premier chez Gœthe ; il nous montre son intérieur, un peu avant qu’Eckermann lui-même n’entre en scène. Ces quelques pages forment une espèce de prologue.

* Samedi, 21 septembre 1822.

Ce soir chez Gœthe avec le conseiller aulique Meyer[1] La conversation a roulé principalement sur la minéralogie, la chimie et la physique. Les phénomènes de la polarisation de la lumière paraissaient surtout l’intéresser. Il m’a montré plusieurs appareils, presque tous construits sur ses dessins, et m’a dit qu’il désirait faire quelques expériences en ma compagnie. Dans le cours de cette conversation, il a constamment parlé sans la moindre contrainte et s’est montré communicatif. Je suis resté plus d’une heure, et il m’a fait l’adieu le plus aimable. On peut dire encore de son extérieur qu’il est beau ; son front et ses yeux ont une majesté remarquable. Il est grand, bien fait, et d’une apparence si vigoureuse, que l’on ne conçoit pas comment il a pu, depuis déjà des années, se dire trop âgé pour aller dans le monde et à la cour.

* Mardi, 24 septembre 1822.

Passé la soirée chez Goethe avec Meyer, le fils de Goethe[2], madame de Goethe[3] et le conseiller aulique Rehbein, son médecin. Goethe était aujourd’hui très-animé. Il m’a montré de magnifiques lithographies de Stuttgart ; je n’ai rien vu encore d’aussi parfait en ce genre. Puis notre conversation est devenue scientifique ; nous avons parlé surtout des progrès de la chimie. L’iode et le chlore occupaient de préférence Goethe ; il a parlé de ces substances avec le plus grand étonnement, comme si les nouvelles découvertes de la chimie qu’il semble n’avoir pas attendues l’eussent tout à fait surpris. Il se fit apporter un peu d’iode, et le fit volatiliser devant nous à la flamme d’une bougie ; en même temps il ne manqua pas de nous faire admirer la vapeur violette comme une agréable confirmation d’une loi de sa théorie des couleurs.

* Mardi, 1er  octobre 1822.

En soirée chez Goethe. J’ai trouvé parmi les invités M. le chancelier de Müller[4], le président Peucer[5], le docteur Etienne Schütze[6], le conseiller de gouvernement Schmidt[7] ; ce dernier a joué quelques sonates de Beethoven avec une rare perfection. J’ai éprouvé le plus grand plaisir dans la conversation de Goethe et de sa belle-fille, qui a toute la gaieté de la jeunesse, et joint à un aimable caractère infiniment d’esprit.

* Jeudi, 10 octobre 1822.

En soirée chez Goethe, avec le célèbre Blumenbach de Gœttingue. Blumenbach[8] est âgé, mais d’un extérieur riant et gai ; il a su conserver toute la mobilité de la jeunesse. On ne croirait pas avoir devant soi un savant. Il a une cordialité joyeuse et sans contrainte ; il ne fait aucune cérémonie, et très-vite on est tout à fait à son aise avec lui.

* Mardi, 5 novembre 1822.

En soirée chez Goethe. Le peintre Kolbe[9] y assistait. On nous a montré de lui un tableau parfaitement peint ; c’est une copie de la Vénus du Titien, de la galerie de Dresde. — J’ai trouvé aussi M. Eschwege[10] et le célèbre Hummel[11]. Hummel a improvisé au piano pendant presque une heure avec une puissance et un talent dont il est impossible de se faire une idée si on ne l’a pas entendu. Sa conversation est simple et naturelle, et pour un virtuose de si grande renommée sa modestie est frappante.

* Mardi, 3 décembre 1822.

En soirée chez Goethe. MM. Riemer[12], Coudray[13], Meyer, le fils de Goethe et madame de Goethe y assistaient. Les étudiants d’Iéna sont en révolte ; on a envoyé une compagnie d’artillerie pour les pacifier. Riemer a lu une collection de chansons qu’on leur avait défendu de chanter, défense qui a été la cause ou le prétexte de la révolte. Toutes ces chansons ont obtenu à leur lecture un succès complet, surtout à cause du talent visible qui s’y révèle ; Goethe lui-même les a trouvées bonnes, et m’a promis de me les prêter, pour que je puisse les lire à loisir.

Après avoir assez longtemps examiné des gravures et de beaux livres, Goethe nous a donné le plaisir de nous lire lui-même son poëme de Charon. Sa manière claire, nette, énergique de lire est admirable. Je n’ai jamais entendu une si belle déclamation. Quel feu ! Quels regards ! et quelle voix ! tantôt tonnante, tantôt douce et suave. Il a peut-être à quelques endroits déployé trop d’énergie pour le petit espace où nous nous trouvions ; mais cependant on ne pouvait désirer de retrancher quelque chose à sa diction.

Il a parlé ensuite sur la littérature et sur ses propres œuvres, sur madame de Staël et sur d’autres sujets du même genre. Il s’occupe maintenant à traduire et à rapprocher les fragments du Phaëton d’Euripide. Il a commencé ce travail il y a déjà quelques années, et il l’a repris il y a quelques jours.

* Jeudi, 5 décembre 1822.

J’ai entendu ce soir chez Goethe la répétition du premier acte de l’opéra le Comte de Gleichen, qu’Eberwein[14] est en train de composer. Depuis que Goethe a abandonné la direction du théâtre, c’est la première fois, m’a-t-on dit, que l’on voit chez lui une si grande partie du personnel de l’opéra. M. Eberwein a dirigé le chant. Quelques dames de la connaissance de Goethe faisaient partie aussi des chœurs ; les soli étaient chantés par des acteurs de la troupe. Quelques morceaux nous ont paru intéressants, surtout un canon à quatre voix.

* Mardi, 17 décembre 1822.

Ce soir chez Goethe. Il était très-gai, et il a développé avec beaucoup d’esprit cette idée, que les folies des pères sont toujours perdues pour leurs enfants. Les recherches que l’on fait maintenant pour découvrir des sources salées l’intéressent beaucoup. Il a parlé vivement contre la sottise de certains entrepreneurs qui ne font aucune attention aux signes extérieurs, à la disposition et à la succession des couches du terrain, sous lesquelles est le sel gemme, et que l’on doit percer ; sans connaître et sans trouver le bon endroit, ils s’obstinent à percer au hasard toujours à la même place un seul trou.

  1. Meyer, vieil ami de Goethe, peintre et critique estimé, surtout pour son histoire de l’art, et pour son édition de Winkelmann. Il avait voyagé en Italie avec Goethe, et, comme lui, s’était fixé à Weimar, où il dirigeait les écoles de dessin, et où il est mort en 1832.
  2. Auguste de Goethe. Il était chambellan à la cour.
  3. Ottilie, femme d’Auguste de Goethe, personne très-distinguée que Goethe aimait beaucoup. Elle vit aujourd’hui à Vienne.
  4. Le chancelier de Müller est mort en 1849. Il a écrit sur Goethe d’excellentes notices, et dans ses Souvenirs, publiés en 1831 par M. Schœll, il a donné sur plusieurs points de la vie de Goethe des renseignements dont nous profiterons pour compléter ce que dit Eckermann.
  5. Mort en 1849. Président du Consistoire supérieur. Il a traduit quelques tragédies de Voltaire, et Iphigénie de Racine. En 1810, on avait joué à Ycimar Zaïre, traduite par lui.
  6. Mort en 1839. Poëte et esthéticien. Il a publié sous le titre Heures sereines un recueil de récits humoristiques. — Voir plus loin.
  7. Mort en 1830. C’était un grand amateur de musique.
  8. Blumenbach avait alors soixante-dix ans et il a vécu encore plus longtemps que son ami Goethe, car il n’est mort qu’à quatre-vingt-huit ans. Il a passé toute sa vie dans la petite ville de Gœttingue comme Goethe dans son cher petit Weimar.
  9. Peintre d’histoire et de genre, professeur à l’Académie des beaux-arts de Berlin. Mort en 1853.
  10. Minéralogiste et géologue. Auteur d’ouvrages sur le Brésil, où il avait été directeur général des mines. — Voir Goethe’s Werke, XXXII, 215 ; LI, 52.
  11. Hummel, depuis 1820, était maître de chapelle du grand duc de Weimar. — Il habitait Weimar et y est mort en 1857.
  12. D’abord précepteur du fils de Goethe de 1805 à 1812, puis professeur au collége de Weimar et bibliothécaire ; helléniste distingué. Il a laissé des Mémoires sur Goethe et publié un recueil de ses lettres. Mort en 1845.
  13. Architecte de la cour, mort en 1845. Il avait fait ses études à Paris, et était élève de Durand, professeur à l’École polytechnique, lors de sa formation.
  14. Alors chef d’orchestre à la cour. M. Eberwein habile encore Weimar.