Conversations de Goethe/Appendice/Poésie indienne

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Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 469-470).
POÉSIE INDIENNE

Ce serait montrer une extrême ingratitude que de ne pas parler de ces poëmes indiens, dignes d’admiration pour avoir su échapper à l’influence de la philosophie la plus abstruse et de la religion la plus monstrueuse, et, conservant le naturel le plus heureux, ne prendre à la philosophie et à la religion que ce qui pouvait leur donner plus de profondeur et de dignité. — Avant tout, nommons Sacontala, poëme que nous admirons tant depuis longues années et où respire une pureté féminine si délicate, une douceur si innocente. Cette mère, oubliée par son mari, qui vit heureuse avec son fils, ces deux époux réconciliés par leur enfant, toutes ces scènes de famille sont du naturel le plus parfait, quoiqu’elles se passent dans une région miraculeuse, placée entre ciel et terre comme un nuage divin ; les dieux et les fils des dieux sont acteurs dans un drame où nous trouvons les situations les plus familières et les plus simples.

Gita Govinda offre le même caractère. Le traducteur n’a pu, à nous Occidentaux, communiquer que la première partie du poëme original. Elle est consacrée à la peinture de l’immense jalousie d’une divinité de second ordre, qui est abandonnée ou qui se croit abandonnée de son amant. Le détail infini de cette peinture nous plaît beaucoup. Qu’aurions-nous dit de la seconde partie du poëme ? elle raconte le retour du Dieu, le bonheur sans bornes de l’amante et les joies infinies des deux amants, joies qui doivent faire oublier et compenser les douleurs infinies de la séparation ! L’incomparable Jones connaissait assez bien ses compatriotes, les insulaires de l’Occident, pour rester ici comme toujours dans les limites des convenances européennes, et cependant il a osé donner quelques indications que le traducteur allemand n’a pas osé donner à son pays et qu’il a cru même nécessaire de rayer complètement.

Mentionnons aussi le Megha-Duta, qui nous est connu depuis peu. Là aussi les scènes sont prises simplement dans la vie et dans le cœur humain. Au moment où l’immense armée des nuages toujours changeants va quitter le sud de l’Inde pour se rassembler vers le nord et préparer la saison des pluies, un exilé charge un de ces géants de l’air de saluer à son arrivée sa femme restée dans le nord, et de la consoler de son absence ; il le prie aussi de bénir sur son passage les villes, les pays où se trouvent ses amis ; et ses paroles, en montrant la distance qui le sépare de sa bien-aimée, tracent une riche peinture des paysages de cette contrée.

Les traductions de ces poëmes s’éloignent toutes plus ou moins de l’original, dont nous ne pouvons avoir qu’une idée générale ; la connaissance des originalités de détail nous est refusée, car la copie diffère beaucoup du modèle ; je m’en suis convaincu par la traduction littérale de plusieurs vers que M. le professeur Kosegarten a bien voulu faire pour moi sur le texte sanscrit.

Nous ne pouvons quitter l’Orient sans mentionner le drame chinois[1] qui nous a été donné récemment. Il peint de la façon la plus touchante les chagrins d’un vieillard qui doit mourir sans héritiers mâles ; il pressent que les belles cérémonies en usage dans le pays pour honorer la mort seront, pour lui, sinon supprimées, du moins laissées au bon plaisir de parents négligents. Ce tableau de famille a un grand intérêt même pour nous. Il rappelle les Célibataires d’Iffland ; mais l’écrivain allemand a trouvé les ressorts de sa pièce dans les caractères, dans les vices domestiques et sociaux ; la pièce chinoise montre de plus l’importance dans ce pays des cérémonies religieuses et administratives ; leur privation donne à notre brave vieillard une douleur qui va jusqu’au désespoir, jusqu’à ce qu’enfin un incident habilement préparé, mais cependant inattendu, amène un heureux dénoûment.

  1. Lao-Seng-Die, traduit en anglais par Davis, 1817.