Coran Savary/Vie de Mahomet/JC631
Mosaab ne laissa point son ouvrage imparfait. Pour affermir ses prosélytes dans la foi, il les amena aux pieds de leur apôtre. Accompagné de soixante-trois des plus considérables, il se rendit à la Mecque pendant les fêtes du pèlerinage. Il fit savoir à Mahomet que la nuit d’après l’immolation des victimes, ils iraient le trouver au château d’Acaba où il s’était retiré. Mahomet les reçut à bras ouverts. Elabbas, son oncle, était encore idolâtre[1], mais le zèle pour sa religion n’avait point étouffé dans son cœur la voix de la nature. Connaissant le motif qui amenait les nouveaux disciples, il leur parla en ces termes : « Citoyens de Médine, vous savez quel est Mahomet. Sa naissance vous est connue. Nous l’avons séparé du peuple à cause de ses opinions. Rien de plus avantageux pour lui que votre accueil gracieux ; rien de plus favorable que l’asile que vous venez lui offrir. Si vos invitations sont sincères, soyez fidèles à vos engagemens. Défendez votre foi les armes à la main. Arrachez votre apôtre à la haine de ses ennemis. Mais si vous devez être parjures, éloignez-le de vous, et ne l’accueillez pas pour le trahir. » Les auxiliaires répondirent : « nous avons entendu, et nous serons fidèles à notre pacte ». Le silence régnait dans l’assemblée. Mahomet, pour disposer les esprits à la cérémonie qui devait s’opérer, fit lire un chapitre du Coran propre à la circonstance. Lorsque la lecture fut finie, il se leva, et dit : « Je vous prête serment, et je vous promets de ne vous abandonner jamais, à condition que vous me défendrez[2] contre mes ennemis avec la même ardeur que vous défendez vos femmes et vos enfans. » Si nous mourons en combattant pour toi, demandèrent les disciples, quelle sera notre récompense ? Le paradis, répondit Mahomet. Étends ta main, ajoutèrent-ils ; et il étendit sa main. Alors ils prêtèrent serment d’obéissance, et ils promirent de mourir plutôt que d’être parjures à Dieu et à son apôtre. Le ciel confirma ces promesses. « La récompense de ceux qui mourront pour la foi ne périra point[3]. » Dieu sera leur guide ; il rectifiera leur intention, et les introduira dans le jardin de délices dont il leur a fait la peinture. » Et dans un autre endroit : « Dieu a acheté la vie et les biens des fidèles. Le paradis en est le prix[4]… Réjouissez-vous de votre pacte. Il est le sceau de votre bonheur. »
L’inauguration finie, Mahomet voulut établir la paix parmi ses disciples. Médine était partagée entre les Awasites et les Cazregites. Ces deux tribus descendaient d’un même père[5]. Cette origine commune n’empêchait pas qu’elles ne fussent souvent divisées par des guerres civiles. Le prophète permit à ses prosélytes de parler, et d’exposer leurs plaintes mutuelles. Il éteignit les anciennes inimitiés, et prêcha l’union et la concorde. Ensuite il leur ordonna de choisir douze princes d’entr’eux pour veiller sur le peuple.[6] Neuf Cazregites[7] et trois Awasites furent élus. « Je vous établis, leur dit-il, les répondans du peuple avec la même puissance qu’eurent les disciples de Jésus, et moi je suis le répondant et le chef de tous les vrais croyans. » Lorsqu’il eut ainsi pourvu aux soins de la religion, il renvoya les auxiliaires à Médine. Il ordonna à tous les musulmans de s’y retirer. Il y fit conduire sa famille, et n’ayant plus à craindre que pour ses jours, il rentra dans les murs de la Mecque, accompagné seulement d’Abubecr et d’Ali.
Jusqu’à présent nous avons vu Mahomet luttant contre l’adversité, opposer aux invectives de ses ennemis, le silence ; à leurs décrets violens, la fermeté ; à leurs trames, la prudence ; et continuer, malgré leurs clameurs, à faire des prosélytes. Nous l’avons vu soumettre à l’islamisme les princes des tribus, gagner par ses émissaires l’esprit du roi d’Abyssinie, et se préparer par son adresse un asile à Médine. Jusqu’ici il n’a paru que derrière un voile. Proscrit à la Mecque, chassé de Taïef, environné d’ennemis puissans, il était forcé de couvrir sa marche de ténèbres. Bientôt il se montrera sur un plus grand théâtre. Aussi longtemps qu’il se crut trop faible pour paraître au grand jour, il n’imposa point à ses sectateurs la loi de prendre les armes. À peine put-il compter sur des succès, qu’il fit descendre du ciel l’ordre de combattre les idolâtres, et l’obligation de le défendre jusqu’à la mort. C’était à travers mille écueils qu’il était parvenu au point de pouvoir tourner contre ses ennemis leur haine et leurs complots. Il profita de la circonstance. En rentrant à la Mecque il risquait sa tête ; mais s’il échappait au fer de ses ennemis, il était sûr d’être reçu en triomphe à Médine, et devenait maître de la vengeance. Il ne balança pas à prendre ce parti dangereux. Ce qu’il avait prévu arriva. Les Coréishites savaient ses liaisons avec les habitans de Médine. La fuite de ses disciples et de ses proches, les avait instruits sur ses desseins. Reçu à Médine, il pouvait armer contr’eux deux tribus puissantes. Cette crainte leur fit prendre un parti violent. Ils résolurent d’étouffer l’ennemi de leurs dieux, et de leur puissance. On s’assembla. On tint conseil[8]. Tous d’une voix conclurent à la mort.[9] Afin de ne pas attirer sur eux seuls l’inimitié de la famille redoutable des Hashemites, il fut décidé qu’on choisirait un homme de chaque tribu, et que tous ensemble poignarderaient le coupable. L’exécution de l’arrêt sanglant fut remise à la nuit suivante. Mahomet, instruit du sort dont il était menacé, en fit part au généreux Ali. Il lui confia un dépôt précieux, avec ordre de ne le rendre qu’à son maître. Il lui commanda de coucher dans son lit, revêtu de son manteau vert, et sortit. Ayant trompé la vigilance de ses assassins, il se rendit à la maison d’Abubecr. « Le moment est venu, lui dit Mahomet ; il faut fuir. Le ciel l’ordonne. — Suivrai-je vos pas ? — Suis-moi. » Ils partirent, ayant pour guide un jeune idolâtre nommé Abdallah. Les ténèbres favorisèrent leur fuite[10].
- ↑ Idem, page 85.
- ↑ « Dieu a permis à ceux qui ont reçu des outrages de combattre, et il est puissant pour les défendre. » Le Coran, ch. 22, verset 40. Ce verset est, suivant les commentateurs, le premier où Dieu ait permis à Mahomet de prendre les armes pour sa défense. Cette permission est répétée dans plusieurs autres versets.
« Ô prophète ! combats les incrédules et les impies, traite-les avec rigueur. L’enfer sera leur affreuse demeure. Chap. 9, verset 74. »
« Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de schisme, et que la religion sainte triomphe universellement, Chap. 8, verset 40, etc. »
- ↑ Le Coran, chap. 47, verset 5.
- ↑ Le Coran, chap. 9, verset 112.
- ↑ Les Awasites et les Cazregites tiraient leur origine d’Elazd, fils de Cohlan, fils de Saba, fils de Yesjab, fils de Cohtan (nommé Joctan dans la Genèse), fils d’Eber. Abul-Feda, Histoire universelle.
- ↑ Ebn Ishac, au livre Elanouar.
- ↑ Ebn Ishac nous a conservé les noms de ces douze apôtres de l’islamisme. Les Cazregites : Açad, Saad, fils d’Elrabé, Abdallah, fils de Rowaba, Rabé, Elbera, Abdallah, fils d’Omar, Obada, Saad, fils d’Obada, Elmondar ; les Awasites : Osaïd, Saad, fils de Khoutama, Rafaë.
- ↑ Abul-Feda, Vie de Mahomet, page 50.
- ↑ Des auteurs, amis du merveilleux, disent que le diable entra au conseil, sous la forme d’un vieillard, et combattit tous les avis qui ne tendaient pas à la mort ; ils ajoutent qu’Abugehel ayant prononcé la peine capitale, le vieillard applaudit, et que l’arrêt passa d’une voix unanime.
- ↑ Cette époque, si célèbre parmi les mahométans, est nommée Hégire, du mot arabe Hejara, qui signifie fuite. C’est l’ère* des Orientaux ; c’est d’elle qu’ils datent leurs événemens. Elle arriva la douzième année de l’empire d’Héraclius. Abul-Feda, au chapitre des empereurs romains ; Abul-Faraj, au livre de la démonstration ; Théophanes, dans sa chronologie, page 256.
*Le mot Ère est aussi arabe. Il vient d’Erkhé, qui signifie un temps marqué, une époque.