Coran Savary/Vie de Mahomet/JC640

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G. Dufour (1p. 136-142).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6225. — Depuis la naissance de J.-C. 640. — Après l’hégire. 10. — De Mahomet. 62.)

La publication de ces lois menaçantes porta le dernier coup à l’idolâtrie. Les peuples vinrent en foule se soumettre à l’islamisme. Les rois d’Hémiar[1], entraînés par l’exemple et séduits par les lettres que Mahomet leur avait écrites, lui répondirent qu’ils avaient renversé les autels de leurs dieux, et que, soumis à la vraie religion, ils étaient prêts à combattre l’idolâtrie de toute leur puissance. Ces nouvelles le flattèrent. Il félicita les princes sur le bonheur qu’ils avaient eu d’ouvrir les yeux à la lumière, et les exhorta à la fidélité envers Dieu et son apôtre[2]. Pour s’assurer de ces riches contrées, il envoya deux lieutenans y commander en son nom. Abou mousa eut le gouvernement de Zabid et d’Aden. Moadh alla faire sa résidence à Jand. Intimement lié avec ce dernier, Mahomet lui donna des preuves de son amitié à son départ. Il lui ceignit la tête d’un turban ; il l’aida à monter sur sa mule, et le conduisit à pied un espace de chemin assez long[3]. Moadh, confus, voulait descendre. « Restez, mon ami, lui dit le prophète. Ne croyez pas que je manque à ma dignité ; j’accomplis l’ordre du ciel, et je satisfais mon cœur. Il faut que celui qui est revêtu du commandement soit honoré. Hélas ! ajouta-t-il en soupirant, si je pouvais espérer de vous revoir un jour, j’abrégerais les ordres que j’ai à vous donner ; mais c’est la dernière fois que je m’entretiens avec vous. Nous ne nous réunirons qu’au jour de la résurrection. » Les deux amis se quittèrent en versant des larmes. Ils ne se revirent plus.

La joie des nouvelles agréables qu’il avait reçues fut troublée par un événement douloureux[4]. Il n’avait qu’un fils âgé de dix-sept mois. C’était l’unique rejeton qui pût transmettre son nom à la postérité. La mort lui enleva cette flatteuse espérance. Le jeune Ibrahim mourut. Ce fut un jour de deuil pour Médine. La nature parut aux yeux du peuple, sensible à cette perte. Une éclipse de soleil, qui couvrit de ténèbres la face des cieux, fut attribuée à la mort d’Ibrahim. Mahomet, quoique pénétré d’une douleur profonde, voulut détruire cette erreur. « Citoyens, leur dit-il, le soleil et la lune sont des monumens de Dieu, et l’ouvrage de ses mains ; mais ils ne s’éclipsent ni pour la mort ni pour la naissance des mortels. »

Non content d’avoir établi deux lieutenans dans l’Arabie Heureuse, il envoya Ali prêcher les peuples de cette riche province, et lui recommanda la justice et la modération[5]. « Apôtre de Dieu, lui représenta Ali, je suis jeune, et vous m’envoyez commander à des tribus parmi lesquelles se trouvent des personnages respectables par leur âge et leur savoir. Comment oserais-je prononcer des jugemens en leur présence ? » Mahomet lui mettant la main sur la bouche, puis sur le cœur, fit cette invocation : « Ô Dieu ! délie sa langue, et éclaire son esprit. » Il ajouta ces paroles mémorables : « Ô Ali ! en quelque circonstance que tu te trouves, lorsque deux parties se présenteront devant toi, ne prononce jamais en faveur de l’une, sans avoir entendu l’autre. » Muni de ces instructions, Ali partit. Arrivé dans l’Arabie Heureuse, il lut aux peuples les lettres de son apôtre, et les pressa d’embrasser l’islamisme. Il prêchait à la tête d’une armée, et combattait ceux qu’il ne pouvait convaincre. Cette manière de persuader lui réussit. Toute la tribu de Hamdan se convertit en un jour. Il dépêcha un courrier pour porter cette nouvelle à Médine. La gloire de son nom, que tant d’exploits guerriers avaient rendu fameux, devançait ses pas. Dans tous les lieux où il passait, les Arabes, ou redoutant la force de son bras, ou persuadés par son éloquence, se soumettaient à l’islamisme. Le torrent se répandait de tous côtés, et l’épée levait les obstacles qu’il rencontrait dans son cours. La seule tribu de Najran conserva son culte. Fidèle à l’Évangile, elle aima mieux devenir tributaire que d’abandonner sa religion. Tandis que le brave Ali remplissait les fonctions de son apostolat guerrier, Mahomet ne demeurait pas oisif à Médine. Occupé à recevoir les ambassadeurs des têtes couronnées, à envoyer ses lieutenans dans les provinces conquises, à exécuter par ses généraux des expéditions nécessaires à sa grandeur, et à lier ensemble les membres épars de cette grande monarchie, dont la force combinée devait subjuguer une partie du monde, il paraissait aussi grand dans les soins paisibles du gouvernement qu’à la tête des armées. Voyant sa puissance établie sur une base inébranlable, il se disposa à faire le pèlerinage de la Mecque d’une manière plus solennelle. Cette cérémonie, dont l’antiquité remonte au temps d’Ismaël, avait toujours été pratiquée depuis par les Arabes ; mais l’idolâtrie l’avait changée en un culte superstitieux. Mahomet, à qui il importait de la conserver, retrancha les abus, et en fit le cinquième article fondamental de sa religion. Le Coran[6] la prescrit en ces mots : « Accomplissez le pèlerinage de la Mecque, et la visite du temple en l’honneur de Dieu. » Le bruit s’étant répandu qu’il devait présider à la solennité, un concours prodigieux de peuples se rendit à Médine. Il en partit le 25 du mois d’Elcaada, accompagné de quatre-vingt-dix mille pèlerins, et suivi d’un grand nombre de victimes ornées de fleurs et de banderolles[7]. On alla camper à d’Elholaïfa. Ce bourg, dont nous avons déjà parlé, a un hospice pour les voyageurs. Ali y possédait un puits renommé pour la salubrité de son eau. Il avait fait bâtir une maison auprès. Le prophète y passa la nuit. Le lendemain au lever de l’aurore, il entra dans la mosquée et y pria. Lorsqu’il eut rempli cet acte religieux, il monta sur une chamelle nommée Elcasoua, et courut rapidement jusqu’à la plaine de Baïda. Là il se dévoua solennellement à l’accomplissement du pèlerinage, et, après avoir prononcé la profession de foi, il dit : Me voilà, Seigneur, prêt à t’obéir ; j’atteste que tu n’as point d’égal. Le quatrième jour du mois d’Elhajj, il arriva à la Mecque. Son premier soin fut de se rendre au temple. Il baisa respectueusement l’angle de la pierre noire, et accomplit les sept circuits sacrés autour du sanctuaire d’Ismaël ; les trois premiers d’un pas précipité, et le reste plus lentement. Il s’approcha du marche-pied d’Abraham, et retournant à l’angle de la pierre noire, il la baisa une seconde fois. Sorti de la ville par la porte des fils des Mahdoun, il monta sur la colline de Safa. Arrivé au sommet, il se tourna vers le temple, et professa l’unité de Dieu en ces mots : « Il n’y a qu’un Dieu. Il n’a point d’égal. La domination lui appartient. La louange lui est due. Sa puissance embrasse l’univers. Il a secouru son serviteur. Lui seul a renversé les armées ennemies. » Après avoir glorifié le Tout-Puissant, il descendit vers le mont Merva, pressa sa marche dans la vallée, et monta lentement. Parvenu au haut de la colline, il tourna vers le mont Arafat[8]. Y étant arrivé un peu avant le coucher du soleil, il fit un discours au peuple, et lui apprit le sens de toutes ces cérémonies. Il continua sa route jusqu’à ce que l’astre eût entièrement disparu. Il vint ensuite à Mozdalefa (le lieu du concours), situé entre le mont Arafat et la vallée Mena. Il y publia la prière du soir et celle de la nuit. Il y coucha sur la terre, et dès le point du jour il annonça la prière de l’aurore. Il se rendit à l’enceinte d’Elharam, et s’y tint debout jusqu’au lever du soleil. Alors, pressant le pas, il descendit dans la vallée Mohasser (profonde) ; de là passant à la vallée Mena, il prit sept pierres et les jeta contre Satan en prononçant cette formule : Dieu est grand, etc. Ces rites accomplis, il se rendit au lieu de l’immolation des victimes, où, après avoir harangué le peuple, il en égorgea soixante-trois de sa propre main, pour rendre grâce au ciel du nombre de ses années. Il chargea Ali, nouvellement arrivé de l’Yemen, d’immoler le reste jusqu’à cent, donna la liberté à soixante-trois captifs, se rasa la tête, et jeta ses cheveux[9] que l’on ramassa comme une relique. Ce fut alors que ces paroles célèbres descendirent du ciel[10] : « Aujourd’hui j’ai mis le sceau à votre religion[11]. Mes grâces sur vous sont accomplies. » Il m’a plu de vous donner l’islamisme[12]. » Lorsque les victimes eurent été immolées, tous les fidèles se nourrirent de leur chair. L’apôtre donna l’exemple. Il prit son repas en public, et n’admit qu’Ali à sa table. Après le repas, il alla au temple où il fit la prière de midi. De là il se rendit au puits de Zemzem, et but à longs traits de cette eau miraculeuse. Il fit ensuite les sept circuits autour de la maison sainte, et fournit la carrière entre les collines de Safa et de Merva.

Le neuvième jour de la solennité, il alla prier sur le mont Arafat[13]. Ce lieu est consacré à la pénitence en mémoire d’Adam et d’Ève, qui, après une séparation de cent vingt ans, s’y rencontrèrent. Dans le dernier discours qu’il prononça devant le peuple, il réforma le calendrier arabe, et ramena l’année à sa forme primitive, qui est lunaire. « Quand le Tout-Puissant, ajouta-t-il, créa les cieux et la terre, il écrivit l’année de douze mois. Ce nombre fut gravé dans le livre saint. Quatre de ces mois sont sacrés. C’est la vraie croyance. Fuyez pendant ces jours l’iniquité ; mais combattez les idolâtres en tout temps, comme ils vous combattent. Sachez que le Seigneur est avec ceux qui le craignent[14]. » À la fin de sa harangue, il dit adieu au peuple. Et l’on appela cette solennité le pèlerinage de l’adieu[15].

  1. Ces petits souverains étaient au nombre de cinq. Ils régnaient sur différentes provinces de l’Arabie Heureuse. Ils descendaient de Hemiar, fils de Seda, qui chassa Themod de l’Yémen dans l’Elhejaz, et qui ceignit le premier son front d’un diadème. Jannab. Ahmed ben Joseph. Plusieurs auteurs croient que les Hemiarites sont les Homerites dont parle Ptolomée Ludolphe, Commentaire sur l’Histoire d’Éthiopie.
  2. Ebn Ishac.
  3. Jannab, page 273.
  4. Elbokar.
  5. Abul-Feda, p. 129. Jannab.
  6. Chap. 2, tome Ier.
  7. Jaber, fils d’Abdallah, qui était du pèlerinage, le décrit ainsi.
  8. Arafat signifie connaissance. Ce mont fut ainsi nommé, parce que Gabriel y apprit à Abraham les cérémonies saintes de la religion. Elhaçan. D’autres auteurs prétendent qu’Adam et Ève, bannis du paradis terrestre et séparés l’un de l’autre, errèrent pendant cent vingt ans sur la terre : ils se cherchaient sans pouvoir se réunir. Enfin ils se rencontrèrent, et se reconnurent sur le mont Arafat, où ils célébrèrent cet heureux jour ; ce qui fit donner à la montagne le nom de connaissance. Jannab.
  9. Khaled se hâta de les recueillir. Il les attacha à son turban en forme d’aigrette, et attribua à leur vertu toutes les victoires qu’il remporta dans la suite.
  10. Lorsque ces paroles descendirent du ciel, la chamelle du prophète, accablée sous le poids de la révélation, fléchit le genoux, et se prosterna à terre. Jannab.
  11. Abul-Feda, page 131. Jannab, page 281.
  12. Le Coran, chap. 5, tome Ier.
  13. Jannab, page 282.
  14. Le Coran, chap. 9, tome Ier.
  15. El Gouzi, au livre des rites du pèlerinage.