Corinne ou l’Italie/Livre IX

La bibliothèque libre.
La librairie stéréotipe (Tome Ip. 341-366).
Livre X.  ►
Tome I – Livre IX


LIVRE IX.

LA FÊTE POPULAIRE ET LA MUSIQUE

CHAPITRE PREMIER.


C’ÉTAIT le jour de la fête la plus bruyante de l’année, à la fin du carnaval, lorsqu’il prend au peuple romain comme une fièvre de joie, comme une fureur d’amusement, dont on ne trouve point d’exemple ailleurs. Toute la ville se déguise, à peine reste-t-il aux fenêtres des spectateurs sans masque pour regarder ceux qui en ont ; et cette gaieté commence tel jour à point nommé, sans que les événemens publics ou particuliers de l’année empêchent presque jamais personne de se divertir à cette époque. C’est là qu’on peut juger de toute l’imagination des gens du peuple. L’italien est plein de charmes, même dans leur bouche. Alfieri disait qu’il allait à Florence, sur le marché public, pour apprendre le bon italien. Rome a le même avantage et ces deux villes sont peut-être les seules du monde où le peuple parle si bien, que l’amusement de l’esprit peut se rencontrer à tous les coins des rues.

Le genre de gaieté qui brille dans les auteurs des arlequinades et de l’opéra-bouffe se trouve très-communément même parmi les hommes sans éducation. Dans ces jours de carnaval, où l’exagération et la caricature sont admises, il se passe entre les masques les scènes les plus comiques.

Souvent une gravité grotesque contraste avec la vivacité des Italiens, et l’on dirait que leurs vêtemens bizarres leur inspirent une dignité qui ne leur est pas naturelle. D’autres fois ils font voir une connaissance si singulière de la mythologie, dans les déguisemens qu’ils arrangent, qu’on croirait les anciennes fables encore populaires à Rome. Plus souvent ils se moquent des divers états de la société, avec une plaisanterie pleine de force et d’originalité. La nation paraît mille fois plus distinguée dans ses jeux que dans son histoire. La langue italienne se prête à toutes les nuances de la gaieté, avec une facilité qui ne demande qu’une légère inflexion de voix, une terminaison un peu différente pour accroître ou diminuer, ennoblir ou travestir le sens des paroles. Elle a surtout de la grâce dans la bouche des enfans. L’innocence de cet âge et la malice naturelle de la langue font un contraste très-piquant[1]. Enfin, on pourrait dire que c’est une langue qui va d’elle-même, exprime sans qu’on s’en mêle, et paraît presque toujours avoir plus d’esprit que celui qui la parle.

Il n’y a ni luxe, ni bon goût dans la fête du carnaval, une sorte de pétulance universelle la fait ressembler aux bacchanales de l’imagination, mais de l’imagination seulement : car les Romains sont en général très sobres et même assez sérieux, les derniers jours du carnaval excepté. On fait en tout genre des découvertes subites dans le caractère des Italiens ; et c’est ce qui contribue à leur donner la réputation d’hommes rusés. Il y a sans doute une grande habitude de feindre dans ce pays, qui a supporté tant de jougs différens ; mais ce n’est pas à la dissimulation qu’il faut toujours attribuer le passage rapide d’une manière d’être à l’autre. Une imagination inflammable en est souvent la cause. Les peuples qui ne sont que raisonnables ou spirituels peuvent aisément s’expliquer et se prévoir ; mais tout ce qui tient à l’imagination est inattendu. Elle saute les intermédiaires ; un rien peut la blesser, et quelquefois elle est indifférente à ce qui devrait le plus l’émouvoir. Enfin, c’est en elle-même que tout se passe, et l’on ne peut calculer ses impressions d’après ce qui les cause.

On ne comprend pas du tout, par exemple, d’où vient l’amusement que les grands seigneurs romains trouvent à se promener en voiture, d’un bout du corso à l’autre, des heures entières, soit pendant les jours du carnaval, soit les autres jours de l’année. Rien ne les dérange de cette habitude. Il y a aussi parmi les masques des hommes qui se promènent le plus ennuyeusement du monde dans le costume le plus ridicule, et qui, tristes arlequins et taciturnes polichinelles, ne disent pas une parole pendant toute la soirée, mais ont, pour ainsi dire, leur conscience de carnaval satisfaite quand ils n’ont rien négligé pour se divertir.

On trouve à Rome un genre de masques qui n’existe point ailleurs. Ce sont des masques pris d’après les figures des statues antiques, et qui de loin imitent une parfaite beauté : souvent les femmes perdent beaucoup en les quittant. Mais cependant cette immobile imitation de la vie, ces visages de cire ambulans, quelque jolis qu’ils soient, font une sorte de peur. Les grands seigneurs montrent un assez grand luxe de voitures les derniers jours du carnaval ; mais le plaisir de cette fête, c’est la foule et la confusion : c’est comme un souvenir des Saturnales ; toutes les classes de Rome sont mêlées ensemble ; les plus graves magistrats se promènent assidûment, et presqu’officiellement, dans leur carrosse au milieu des masques ; toutes les fenêtres sont décorées ; toute la ville est dans les rues : c’est véritablement une fête populaire. Le plaisir du peuple ne consiste ni dans les spectacles, ni dans les festins qu’on lui donne, ni dans la magnificence dont il est témoin. Il ne fait aucun excès de vin, ni de nourriture ; il s’amuse seulement d’être mis en liberté, et de se trouver au milieu des grands seigneurs, qui se divertissent à leur tour de se trouver au milieu du peuple. C’est surtout le raffinement et la délicatesse des plaisirs qui mettent une barrière entre les différentes classes ; c’est aussi la recherche et la perfection de l’éducation. Mais, en Italie, les rangs en ce genre ne sont pas marqués d’une manière très-sensible ; et le pays est plus distingué par le talent naturel et l’imagination de tous, que par la culture d’esprit des premières classes. Il y a donc, pendant le carnaval, un mélange complet de rangs, de manières et d’esprits ; et la foule et les cris, et les bons mots et les dragées dont on inonde indistinctement les voitures qui passent, confondent tous les êtres mortels ensemble, remettent la nation pêle-mêle, comme s’il n’y avait plus d’ordre social.

Corinne et lord Nelvil, tous les deux rêveurs et pensifs, arrivèrent au milieu de ce tumulte. Ils en furent d’abord étourdis ; car rien ne paraît plus singulier que cette activité des plaisirs bruyans, quand l’ame est tout entière recueillie en elle-même. Ils s’arrêtèrent à la place du Peuple, pour monter sur l’amphithéâtre près de l’obélisque, d’où l’on voit la course des chevaux. Au moment où ils descendirent de leur calèche, le comte d’Erfeuil les aperçut, et prit à part Oswald pour lui parler.

— Ce n’est pas bien, lui dit-il, de vous montrer ainsi publiquement, arrivant seul de la campagne avec Corinne : vous la compromettrez ; et qu’en ferez-vous après ? — Je ne crois pas, répondit lord Nelvil, que je compromette Corinne, en montrant l’attachement qu’elle m’inspire. Mais si cela était vrai, je serais trop heureux que le dévouement de ma vie… — Ah ! pour heureux, interrompit le comte d’Erfeuil, je n’en crois rien ; on n’est heureux que par ce qui est convenable. La société a, quoi qu’on fasse, beaucoup d’empire sur le bonheur, et ce qu’elle n’approuve pas, il ne faut jamais le faire. — On vivrait donc toujours pour ce que la société dira de nous, reprit Oswald ; et ce qu’on pense et ce qu’on sent ne servirait jamais de guide. S’il en était ainsi, si l’on devait s’imiter constamment les uns les autres, à quoi bon une ame et un esprit pour chacun ? la Providence aurait pu s’épargner ce luxe. — C’est très-bien dit, reprit le comte d’Erfeuil, très-philosophiquement pensé ; mais avec ces maximes-là l’on se perd, et quand l’amour est passé, le blâme de l’opinion reste. Moi qui vous parais léger, je ne ferai jamais rien qui puisse m’attirer la désapprobation du monde. On peut se permettre de petites libertés, d’aimables plaisanteries, qui annoncent de l’indépendance dans la manière de voir, pourvu qu’il n’y en ait pas dans la manière d’agir ; car, quand cela touche au sérieux… — Mais le sérieux, répondit lord Nelvil, c’est l’amour et le bonheur. — Non, non, interrompit le comte d’Erfeuil, ce n’est pas cela que je veux dire ; ce sont de certaines convenances établies qu’il ne faut pas braver, sous peine de passer pour un homme bizarre, pour un homme.... enfin, vous m’entendez, pour un homme qui n’est pas comme les autres. — Lord Nelvil sourit ; et sans humeur, comme sans peine, il plaisanta le comte d’Erfeuil sur sa frivole sévérité ; il sentit avec joie que, pour la première fois, sur un sujet qui lui causait tant d’émotion, le comte d’Erfeuil n’avait pas eu la moindre influence sur lui. Corinne, de loin, avait deviné tout ce qui se passait ; mais le sourire de lord Nelvil remit le calme dans son cœur ; et cette conversation du comte d’Erfeuil, loin de troubler Oswald, ni son amie, leur inspira des dispositions plus analogues à la fête.

La course de chevaux, se préparait. Lord Nelvil s’attendait à voir une course semblable à celles d’Angleterre ; mais il fut étonné d’apprendre que de petits chevaux barbes devaient courir tout seuls, sans cavaliers, les uns contre les autres. Ce spectacle attire singulièrement l’attention des Romains. Au moment où il va commencer, toute la foule se range des deux côtés de la rue. La place du Peuple, qui était couverte de monde, est vide en un moment. Chacun monte sur les amphithéâtres qui entourent l’obélisque ; et des multitudes innombrables de têtes et d’yeux noirs sont tournés vers la barrière d’où les chevaux doivent s’élancer.

Ils arrivent sans bride et sans selle, seulement le dos couvert d’une étoffe brillante, et conduits par des palefreniers très-bien vêtus, qui mettent à leurs succès un intérêt passionné. On place les chevaux derrière la barrière, et leur ardeur pour la franchir est excessive. À chaque instant on les retient : ils se cabrent, ils hennissent, ils trépignent comme s’ils étaient impatiens d’une gloire qu’ils vont obtenir à eux seuls, sans que l’homme les dirige. Cette impatience des chevaux, ces cris des palefreniers font, du moment où la barrière tombe, un vrai coup de théâtre. Les chevaux partent, les palefreniers crient place, place, avec un transport inexprimable. Ils accompagnent leurs chevaux du geste et de la voix aussi long-temps qu’ils peuvent les apercevoir. Les chevaux sont jaloux l’un de l’autre comme des hommes. Le pavé étincelle sous leurs pas, leur crinière vole, et leur désir de gagner le prix, ainsi abandonnés à eux-mêmes, est tel, qu’il en est qui, en arrivant, sont morts de la rapidité de leur course. On s’étonne de voir ces chevaux libres, ainsi animés par des passions personnelles ; cela fait peur, comme si c’était de la pensée sous cette forme d’animal. La foule rompt ses rangs quand les chevaux sont passés, et les suit en tumulte. Ils arrivent au palais de Venise, où est le but. Et il faut entendre les exclamations des palefreniers dont les chevaux sont vainqueurs. Celui qui avait gagné le premier prix se jeta à genoux devant son cheval et le remercia, et le recommanda à Saint Antoine, patron des animaux, avec un enthousiasme aussi sérieux en lui, que comique pour les spectateurs[2].

C’est à la fin du jour, ordinairement, que les courses finissent. Alors commence un autre genre d’amusement beaucoup moins pittoresque, mais aussi très-bruyant. Les fenêtres sont illuminées. Les gardes abandonnent leur poste, pour se mêler eux-mêmes à la joie générale. Chacun prend alors un petit flambeau appelé moccolo, et l’on cherche mutuellement à se l’éteindre, en répétant le mot ammazzare (tuer), avec une vivacité redoutable. (CHE LA BELLA PRINCIPESSA SIA AMMAZZATA, CHE IL SIGNORE ABBATE SIA AMMAZZATO). Que la belle princesse soit tuée ! que le seigneur abbé soit tué ! crie-t-on d’un bout de la rue à l’autre[3]. La foule rassurée, parce qu’à cette heure on interdit les chevaux et les voitures, se précipite de tous les côtés. Enfin, il n’y a plus d’autre plaisir que le tumulte et l’étourdissement. Cependant la nuit s’avance : le bruit cesse par degrés ; le plus profond silence lui succède ; et il ne reste plus de cette soirée, que l’idée d’un songe confus, qui, changeant l’existence de chacun en un rêve, a fait oublier pour un moment, au peuple, ses travaux, aux savans, leurs études, aux grands seigneurs, leur oisiveté.


CHAPITRE II


OSWALD, depuis son malheur, ne s’était pas encore senti le courage d’écouter la musique. Il redoutait ces accords ravissans qui plaisent à la mélancolie, mais font un véritable mal, quand des chagrins réels nous oppressent. La musique réveille les souvenirs que l’on s’efforçait d’apaiser. Lorsque Corinne chantait, Oswald écoutait les paroles qu’elle prononçait ; il contemplait l’expression de son visage : c’était d’elle uniquement qu’il était occupé ; mais si dans les rues, le soir, plusieurs voix se réunissaient, comme cela arrive souvent en Italie pour chanter les beaux airs des grands maîtres, il essayait d’abord de rester pour les entendre, puis il s’éloignait, parce qu’une émotion si vive et si vague en même temps renouvelait toutes ses peines. Cependant on devait donner à Rome, dans la salle du spectacle, un superbe concert, où les premiers chanteurs étaient réunis ; Corinne engagea lord Nelvil à y venir avec elle, et il y consentit, espérant que la présence de celle qu’il aimait répandrait de la douceur sur tout ce qu’il pourrait éprouver.

En entrant dans sa loge, Corinne fut d’abord reconnue, et le souvenir du Capitole ajoutant à l’intérêt qu’elle inspirait ordinairement, la salle retentit d’applaudissemens à son arrivée. De toutes parts on cria vive Corinne, et les musiciens eux-mêmes, électrisés par ce mouvement général, se mirent à jouer des fanfares de victoire ; car le triomphe, quel qu’il soit, rappelle toujours aux hommes la guerre et les combats. Corinne fut vivement émue de ces témoignages universels d’admiration et de bienveillance. La musique, les applaudissemens, les bravo, et cette impression indéfinissable que produit toujours une grande multitude d’hommes, quand ils expriment un même sentiment, lui causèrent un attendrissement profond, qu’elle cherchait à contenir ; mais ses yeux se remplirent de larmes, et les battemens de son cœur soulevaient sa robe sur son sein. Oswald en ressentit de la jalousie, et s’approchant d’elle, il lui dit à demi-voix : — Il ne faut pas, madame, vous arracher à de tels succès, ils valent l’amour, puisqu’ils font ainsi palpiter votre cœur. — Et en achevant ces mots, il alla se placer à l’extrémité de la loge de Corinne, sans attendre sa réponse. Elle fut cruellement troublée de ce qu’il venait de lui dire, et dans l’instant il lui ravit tout le plaisir qu’elle avait trouvé dans ces succès dont elle aimait qu’il fût témoin.

Le concert commença ; qui n’a pas entendu le chant italien, ne peut avoir l’idée de la musique ! Les voix, en Italie, ont cette mollesse et cette douceur qui rappelle et le parfum des fleurs et la pureté du ciel. La nature a destiné cette musique pour ce climat : l’une est comme un reflet de l’autre. Le monde est l’œuvre d’une seule pensée, qui s’exprime sous mille formes différentes. Les Italiens, depuis des siècles, aiment la musique avec transport. Le Dante, dans le poëme du Purgatoire, rencontre un des meilleurs chanteurs de son temps, il lui demande un de ses airs délicieux, et les ames ravies s’oublient en l’écoutant, jusqu’à ce que leur gardien les rappelle. Les Chrétiens comme les Païens ont étendu l’empire de la musique après la mort. De tous les beaux-arts, c’est celui qui agit le plus immédiatement sur l’ame. Les autres la dirigent vers telle ou telle idée, celui-là seul s’adresse à la source intime de l’existence, et change en entier la disposition intérieure. Ce qu’on a dit de la grâce divine, qui tout à coup transforme les cœurs, peut, humainement parlant, s’appliquer à la puissance de la mélodie ; et parmi les pressentimens de la vie à venir, ceux qui naissent de la musique ne sont point à dédaigner.

La gaieté même que la musique bouffe sait si bien exciter, n’est point une gaieté vulgaire, qui ne dise rien à l’imagination. Au fond de la joie qu’elle donne, il y a des sensations poétiques, une rêverie agréable que les plaisanteries parlées ne sauraient jamais inspirer. La musique est un plaisir si passager, on le sent tellement s’échapper à mesure qu’on l’éprouve, qu’une impression mélancolique se mêle à la gaieté qu’elle cause. Mais aussi, quand elle exprime la douleur, elle fait encore naître un sentiment doux. Le cœur bat plus vite en l’écoutant ; la satisfaction que cause la régularité de la mesure, en rappelant la brièveté du temps, donne le besoin d’en jouir. Il n’y a plus de vide, il n’y a plus de silence autour de vous, la vie est remplie, le sang coule rapidement, vous sentez en vous-même le mouvement que donne une existence active, et vous n’avez point à craindre, au dehors de vous, les obstacles qu’elle rencontre.

La musique double l’idée que nous avons des facultés de notre ame ; quand on l’entend, on se sent capable des plus nobles efforts. C’est par elle qu’on marche à la mort avec enthousiasme ; elle a l’heureuse impuissance d’exprimer aucun sentiment bas, aucun artifice, aucun mensonge. Le malheur même, dans le langage de la musique, est sans amertume, sans déchirement, sans irritation. La musique soulève doucement le poids qu’on a presque toujours sur le cœur, quand on est capable d’affections sérieuses et profondes ; ce poids qui se confond quelquefois avec le sentiment même de l’existence, tant la douleur qu’il cause est habituelle, il semble qu’en écoutant des sons purs et délicieux on est prêt à saisir le secret du Créateur, à pénétrer le mystère de la vie. Aucune parole ne peut exprimer cette impression : car les paroles se traînent après les impressions primitives, comme les traducteurs en prose sur les pas des poëtes. Il n’y a que le regard qui puisse en donner quelque idée ; le regard de ce qu’on aime, long-temps attaché sur vous, et pénétrant par degrés tellement dans votre cœur, qu’il faut à la fin baisser les yeux pour se dérober à un bonheur si grand : ainsi le rayon d’une autre vie consumerait l’être mortel qui voudrait le considérer fixement.

La justesse admirable de deux voix parfaitement d’accord produit, dans les duo des grands maîtres d’Italie, un attendrissement délicieux, mais qui ne pourrait se prolonger sans une sorte de douleur : c’est un bien-être trop grand pour la nature humaine, et l’ame vibre alors comme un instrument à l’unisson que briserait une harmonie trop parfaite. Oswald était resté obstinément loin de Corinne pendant la première partie du concert ; mais lorsque le duo commença, presqu’à demi-voix, accompagné par les instrumens à vent qui faisaient entendre doucement des sons plus purs encore que la voix même, Corinne couvrit son visage de son mouchoir, et son émotion l’absorbait tout entière ; elle pleurait sans souffrir, elle aimait sans rien craindre. Sans doute l’image d’Oswald était présente à son cœur ; mais l’enthousiasme le plus noble se mêlait à cette image, et des pensées confuses erraient en foule dans son ame : il eût fallu borner ces pensées pour les rendre distinctes. On dit qu’un prophète, en une minute, parcourut sept régions différentes des cieux. Celui qui conçut ainsi tout ce qu’un instant peut renfermer avait, sûrement entendu les accords d’une belle musique à côté de l’objet qu’il aimait. Oswald en sentit la puissance, son ressentiment s’apaisa par degrés. L’attendrissement de Corinne expliqua tout, justifia tout ; il se rapprocha doucement, et Corinne l’entendit respirer auprès d’elle dans le moment le plus enchanteur de cette musique céleste ; c’en était trop, la tragédie la plus pathétique n’aurait pas excité dans son cœur autant de trouble que ce sentiment intime de l’émotion profonde qui les pénétrait tous deux en même temps, et que chaque instant, chaque son nouveau exaltait toujours plus. Les paroles que l’on chante ne sont pour rien dans cette émotion ; à peine quelques mots et d’amour et de mort dirigent-ils de temps en temps la réflexion, mais plus souvent le vague de la musique se prête à tous les mouvemens de l’ame, et chacun croit retrouver dans cette mélodie, comme dans l’astre pur et tranquille de la nuit, l’image de ce qu’il souhaite sur la terre.

— Sortons, dit Corinne à lord Nelvil ; je me sens prête à m’évanouir. — Qu’avez-vous, lui dit Oswald avec inquiétude ; vous palissez ; venez à l’air avec moi, venez. — Et ils sortirent ensemble. Corinne était soutenue par le bras d’Oswald, et sentait ses forces revenir en s’appuyant sur lui. Ils s’approchèrent tous les deux d’un balcon ; et Corinne, vivement émue, dit à son ami : — Cher Oswald, je vais vous quitter pour huit jours. — Que dites-vous, interrompit-il ? — Tous les ans, reprit-elle, à l’approche de la semaine sainte, je vais passer quelque temps dans un couvent de religieuses pour me préparer à la solennité de Pâque. — Oswald n’opposa rien à ce dessein ; il savait qu’à cette époque la plupart des dames romaines se livrent aux pratiques les plus sévères, sans pour cela s’occuper très-sérieusement de religion le reste de l’année ; mais il se rappela que Corinne professait un culte différent du sien, et qu’ils ne pouvaient prier ensemble. — Que n’êtes-vous, s’écria-t-il, de la même religion, du même pays que moi ! — Et puis, il s’arrêta après avoir prononcé ce vœu. — Notre ame et notre esprit n’ont-ils pas la même patrie, répondit Corinne ? — C’est vrai, répondit Oswald ; mais je n’en sens pas moins avec douleur tout ce qui nous sépare. — Et cette absence de huit jours lui serrait tellement le cœur, que les amis de Corinne étant venus la rejoindre, il ne prononça plus un seul mot de toute la soirée.


CHAPITRE III


OSWALD alla le lendemain de bonne heure chez Corinne, inquiet de ce qu’elle lui avait dit. Sa femme de chambre vint au-devant de lui, et lui remit un billet de sa maîtresse, qui lui annonçait qu’elle s’était retirée dans le couvent le matin même, comme elle l’en avait prévenu, et qu’elle ne le reverrait qu’après le vendredi saint. Elle lui avouait qu’elle n’avait pas eu le courage de lui dire la veille qu’elle s’éloignait le lendemain. Oswald fut surpris comme par un coup inattendu. Cette maison, ou il avait toujours vu Corinne, et qui était devenue si solitaire, lui causa l’impression la plus pénible. Il voyait là sa harpe, ses livres, ses dessins, tout ce qui l’entourait habituellement ; mais elle n’y était plus. Un frisson douloureux s’empara d’Oswald : il se rappela la chambre de son père, et il fut forcé de s’asseoir, car il ne pouvait plus se soutenir.

— Il se pourrait donc, s’écria-t-il, que j’apprisse ainsi sa perte ! cet esprit si animé, ce cœur si vivant, cette figure si brillante de fraîcheur et de vie, pourraient être frappés par la foudre, et la tombe de la jeunesse serait aussi muette que celle des vieillards ! Ah ! quelle illusion que le bonheur ! Quel moment dérobé à ce temps inflexible qui veille toujours sur sa proie ! Corinne ! Corinne ! il ne fallait pas me quitter ; c’était votre charme qui m’empêchait de réfléchir ; tout se confondait dans ma pensée, ébloui que j’étais par les momens heureux que je passais avec vous ; à présent me voilà seul ; à présent je me retrouve, et toutes mes blessures vont se rouvrir. — Et il appelait Corinne avec une sorte de désespoir, qu’on ne pouvait attribuer à une aussi courte absence, mais à l’angoisse habituelle de son cœur, que Corinne elle seule avait le pouvoir de soulager. La femme de chambre de Corinne rentra : elle avait entendu les gémissemens d’Oswald ; et touchée de ce qu’il regrettait ainsi sa maîtresse, elle lui dit : — Mylord, je veux vous consoler en trahissant un secret de ma maîtresse ; j’espère qu’elle me le pardonnera. Venez dans sa chambre à coucher, vous y verrez votre portrait. — Mon portrait ! s’écria-t-il. — Elle y a travaillé de mémoire, reprit Thérésine (c’était le nom de La femme de chambre de Corinne) ; elle s’est lévee, depuis huit jours, à cinq heures du matin pour l’avoir fini avant d’aller à son couvent. —

Oswald vit ce portrait qui était très-ressemblant et peint avec une grâce parfaite : ce témoignage de l’impression qu’il avait produite sur Corinne le pénétra de la plus douce émotion. En face de ce portrait il y avait un tableau charmant qui représentait la vierge ; et l’oratoire de Corinne était devant ce tableau. Ce mélange singulier d’amour et de religion se trouve chez la plupart des femmes italiennes avec des circonstances beaucoup plus extraordinaires encore que dans l’appartement de Corinne ; car, libre comme elle l’était, le souvenir d’Oswald ne s’unissait dans son ame qu’aux espérances et aux sentimens les plus purs : mais cependant placer ainsi l’image de celui qu’on aime vis-à-vis d’un emblème de la divinité, et se préparer à la retraite dans un couvent, par huit jours consacrés à tracer cette image, c’était un trait qui caractérisait les femmes italiennes en général plutôt que Corinne en particulier. Leur genre de dévotion suppose plus d’imagination et de sensibilité que de sérieux dans l’ame ou de sévérité dans les principes, et rien n’était plus contraire aux idées d’Oswald sur la manière de concevoir et de sentir la religion ; néanmoins comment aurait-il pu blâmer Corinne, dans le moment même où il recevait une si touchante preuve de son amour !

Ses regards parcouraient avec émotion cette chambre où il entrait pour la première fois. Au chevet du lit de Corinne il vit le portrait d’un homme âgé, mais dont la figure n’avait point le caractère d’une physionomie italienne. Deux bracelets étaient attachés près de ce portrait, l’un fait avec des cheveux noirs et blancs, et l’autre avec des cheveux d’un blond admirable ; et ce qui parut à lord Nelvil un hasard singulier, ces cheveux étaient parfaitement semblables à ceux de Lucile Edgermond ; qu’il avait remarqués très-attentivement, il y avait trois ans, à cause de leur rare beauté. Oswald considérait ces bracelets et ne disait pas un mot, car, interroger Thérésine sur sa maîtresse était indigne de lui. Mais Thérésine croyant deviner ce qui occupait Oswald, et voulant écarter de lui tout soupçon de jalousie, se hâta de lui dire que depuis onze ans qu’elle était attachée à Corinne elle lui avait toujours vu porter ces bracelets, et qu’elle savait que c’était des cheveux de son père, de sa mère et de sa sœur. — Il y a onze ans que vous êtes avec Corinne, dit lord Nelvil, vous savez donc… — et puis il s’interrompit tout à coup en rougissant, honteux de la question qu’il allait commencer, et sortit précipitamment de la maison pour ne pas dire un mot de plus.

En s’en allant il se retourna plusieurs fois pour apercevoir encore les fenêtres de Corinne ; mais quand il eut perdu de vue son habitation, il éprouva une tristesse nouvelle pour lui, celle que cause la solitude. Il essaya d’aller le soir dans une grande société de Rome ; il cherchait la distraction ; car, pour trouver du charme dans la rêverie, il faut, dans le bonheur comme dans le malheur, être en paix avec soi-même.

Le monde fut bientôt insupportable à lord Nelvil ; il comprit encore mieux tout le charme, tout l’intérêt que Corinne savait répandre sur la société, en remarquant quel vide y laissait son absence : il essaya de parler à quelques femmes, qui lui répondirent ces insipides phrases dont on est convenu pour n’exprimer avec vérité ni ses sentimens ni ses opinions, si toutefois celles qui s’en servent ont en ce genre quelque chose à cacher. Il s’approcha de plusieurs groupes d’hommes qui, à leurs gestes et à leur voix, semblaient s’entretenir avec chaleur sur quelque objet important : il entendit discuter les plus misérables intérêts de la manière la plus commune. Il s’assit alors pour considérer à son aise cette vivacité sans but et sans cause qui se retrouve dans la plupart des assemblées nombreuses ; et néanmoins en Italie la médiocrité est assez bonne personne : elle a peu de vanité, peu de jalousie, beaucoup de bienveillance pour les esprits supérieurs, et si elle fatigue de son poids, elle ne blesse du moins presque jamais par ses prétentions.

C’était dans ces mêmes assemblées cependant qu’Oswald avait trouvé tant d’intérêt peu de jours auparavant ; le léger obstacle qu’opposait le grand monde à son entretien avec Corinne, le soin qu’elle mettait à revenir vers lui dès qu’elle avait été suffisamment polie envers les autres, l’intelligence qui existait entre eux sur les observations que la société leur suggérait, le plaisir, qu’avait Corinne à causer devant Oswald, à lui adresser indirectement des réflexions dont lui seul comprenait le véritable sens, variait tellement la conversation, qu’à toutes les places de ce même salon Oswald se retraçait des momens doux, piquans, agréables, qui lui avaient fait croire que ces assemblées mêmes étaient amusantes. — Ah ! dit-il en s’en allant, ici comme dans tous les lieux du monde, c’est elle seule qui donne la vie ; allons plutôt dans les endroits les plus déserts jusqu’à ce qu’elle revienne. Je sentirai moins douloureusement son absence lorsqu’il n’y aura rien autour de moi qui ressemble à du plaisir. —

  1. Je demandais à une petite fille toscane laquelle était la plus jolie d’elle ou de sa sœur ? Ah ! Me répondit-elle, il più bel viso è il mio, le plus beau visage est le mien.
  2. Un postillon italien, qui voyait mourir son cheval, priait pour lui : O sant’ Antonio, abbiate pietà dell’ anima sua ! Ô saint Antoine, ayez pitié de son ame !
  3. Il faut lire, sur ce carnaval de Rome, une charmante description de Goethe, qui en est un tableau aussi fidèle qu’animé.