Corinne ou l’Italie/Livre X

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Tome I – Livre X


LIVRE X.

LA SEMAINE SAINTE

CHAPITRE PREMIER.


OSWALD passa le jour suivant dans les jardins de quelques couvens d’hommes. Il alla d’abord au couvent des Chartreux, et s’arrêta quelques temps avant d’y entrer, pour considérer deux lions égyptiens qui sont à peu de distance de la porte. Ces lions ont une expression remarquable de force et de repos ; il y a quelque chose dans leur physionomie qui n’appartient ni à l’animal ni à l’homme : ils semblent une puissance de la nature, et l’on conçoit, en les voyant comment les dieux du paganisme pouvaient être représentés sous cet emblème.

Le couvent des Chartreux est bâti sur les débris des thermes de Dioclétien, et l’église qui est à côté du couvent est décorée par les colonnes de granit qu’on y a trouvées debout. Les moines qui habitent ce couvent les montrent avec empressement ; ils ne tiennent plus au monde que par l’intérêt qu’ils prennent aux ruines. La manière de vivre des Chartreux suppose, dans les hommes qui sont capables de la mener, ou un esprit extrêmement borné, ou la plus noble et la plus continuelle exaltation des sentimens religieux ; cette succession de jours sans variété d’événemens rappelle ce vers fameux :

Sur les mondes détruits le Temps dort immobile.

Il semble que la vie ne serve là qu’à contempler la mort. La mobilité des idées, avec une telle uniformité d’existence, serait le plus cruel des supplices. Au milieu du cloître s’élèvent quatre cyprès. Cet arbre noir et silencieux, que le vent même agite difficilement, n’introduit pas le mouvement dans ce séjour. Près des cyprès il y a une fontaine d’où sort un peu d’eau que l’on entend à peine, tant le jet en est faible et lent ; on dirait que c’est la clepsydre qui convient à cette solitude, où le temps fait si peu de bruit. Quelquefois la lune y pénètre avec sa pâle lumière, et son absence et son retour sont un événement dans cette vie monotone.

Ces hommes qui existent ainsi sont pourtant les mêmes à qui la guerre et toute son activité suffiraient à peine s’ils s’y étaient accoutumés. C’est un sujet inépuisable de réflexion que les différentes combinaisons de la destinée humaine sur la terre. Il se passe dans l’intérieur de l’ame mille accidens, il se forme mille habitudes qui font de chaque individu un monde et son histoire. Connaître un autre parfaitement serait l’étude d’une vie entière ; qu’est-ce donc qu’on entend par connaître les hommes ? les gouverner, cela se peut, mais les comprendre, Dieu seul le fait.

Oswald, du couvent des Chartreux, se rendit au couvent de Bonaventure, bâti sur les ruines du palais de Néron ; là où tant de crimes se sont commis sans remords, de pauvres moines, tourmentés par des scrupules de conscience, s’imposent des supplices cruels pour les plus légères fautes. — Nous espérons seulement, disait un de ces religieux, qu’à l’instant de la mort nos péchés n’auront pas excédé nos pénitences. — Lord Nelvil en entrant dans ce couvent heurta son pied contre une trappe, et il en demanda l’usage. — C’est par-là qu’on nous enterre, dit l’un des plus jeunes religieux que la maladie du mauvais air avait déjà frappé. Les habitans du midi craignant beaucoup la mort, l’on s’étonne d’y trouver des institutions qui la rappellent à ce point ; mais il est dans la nature d’aimer à se livrer à l’idée même que l’on redoute. Il y a comme un enivrement de tristesse qui fait à l’ame le bien de la remplir tout entière.

Un antique sarcophage d’un jeune enfant sert de fontaine à ce couvent. Le beau palmier dont Rome se vante est le seul arbre du jardin de ces moines ; mais ils ne font point d’attention aux objets extérieurs. Leur discipline est trop rigoureuse pour laisser à leur esprit aucun genre de liberté. Leurs regards sont abattus, leur démarche est lente, ils ne font plus en rien usage de leur volonté. Ils ont abdiqué le gouvernement d’eux-mêmes, tant cet empire fatigue son triste possesseur ! Ce séjour néanmoins n’agit pas fortement sur l’ame d’Oswald ; l’imagination se révolte contre une intention si manifeste de lui présenter le souvenir de la mort sous toutes les formes. Quand ce souvenir se rencontre d’une manière inattendue, quand c’est la nature qui nous en parle et non pas l’homme, l’impression que nous en recevons est bien plus profonde.

Des sentimens doux et calmes s’emparèrent de l’ame d’Oswald, lorsqu’au coucher du soleil il entra dans le jardin de San Giovanni et Paolo. Les moines de ce couvent sont soumis à des pratiques moins sévères, et leur jardin domine toutes les ruines de l’ancienne Rome. On voit de là le Colisée, le Forum, tous les arcs de triomphe encore debout, les obélisques, les colonnes. Quel beau site pour un tel asile ! Les solitaires se consolent de n’être rien, en considérant les monumens élevés par tous ceux qui ne sont plus. Oswald se promena long-temps sous les ombrages du jardin de ce couvent, si rares en Italie. Ces beaux arbres interrompent un moment la vue de Rome, comme pour redoubler l’émotion qu’on éprouve en la revoyant. C’était à l’heure de la soirée où l’on entend toutes les cloches de Rome sonner l’Ave Maria :

……squilla di lontano
Che paja il giorno pianger che si muore.
Dante.

et le son de l’airain, dans l’éloignement, paraît plaindre le jour qui se meurt. La prière du soir sert à compter les heures. En Italie l’on dit : Je vous verrai une heure avant, une heure après l’Ave Maria ; et les époques du jour ou de la nuit sont ainsi religieusement désignées. Oswald jouit alors de l’admirable spectacle du soleil, qui vers le soir descend lentement au milieu des ruines, et semble pour un moment se soumettre au déclin comme les ouvrages des hommes. Oswald sentit renaître en lui toutes ses pensées habituelles. Corinne elle-même avait trop de charmes, promettait trop de bonheur pour l’occuper en ce moment. Il cherchait l’ombre de son père au milieu des ombres célestes qui l’avaient accueillie. Il lui semblait qu’à force d’amour il animerait de ses regards les nuages qu’il considérait, et parviendrait à leur faire prendre la forme sublime et touchante de son immortel ami ; il espérait enfin que ses vœux obtiendraient du ciel, je ne sais quel souffle pur et bienfaisant, qui ressemblerait à la bénédiction d’un père.


CHAPITRE II


LE désir de connaître et d’étudier la religion d’Italie décida lord Nelvil à chercher l’occasion d’entendre quelques-uns des prédicateurs qui font retentir les églises de Rome pendant le carême. Il comptait les jours qui devaient le réunir à Corinne ; et tant que durait son absence il ne voulait rien voir qui pût appartenir aux beaux arts, rien qui reçût son charme de l’imagination. Il ne pouvait supporter l’émotion de plaisir que donnent les chefs-d’œuvre, quand il n’était pas avec Corinne ; il ne se pardonnait le bonheur que lorsqu’il venait d’elle ; la poésie, la peinture, la musique, tout ce qui embellit la vie par de vagues espérances lui faisait mal partout ailleurs qu’à ses côtés.

C’est le soir, et avec les lumières presque éteintes, que les prédicateurs à Rome se font entendre pendant la semaine sainte dans les églises. Toutes les femmes alors sont vêtues de noir, en souvenir de la mort de Jésus-Christ ; et il y a quelque chose de bien touchant dans ce deuil anniversaire, renouvelé tant de fois depuis tant de siècles. C’est donc avec une émotion véritable que l’on arrive au milieu de ces belles églises, où les tombeaux préparent si bien à la prière ; mais le prédicateur dissipe presque toujours cette émotion en peu d’instans.

Sa chaire est une assez longue tribune qu’il parcourt d’un bout à l’autre avec autant d’agitation que de régularité. Il ne manque jamais de partir au commencement d’une phrase, et de revenir à la fin, comme le balancier d’une pendule ; et cependant il fait tant de gestes, il a l’air si passionné, qu’on le croirait capable de tout oublier. Mais c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, une fureur systématique, telle qu’on en voit beaucoup en Italie, ou la vivacité des mouvemens extérieurs n’indique souvent qu’une émotion superficielle. Un crucifix est suspendu à l’extrémité de la chaire ; le prédicateur le détache, le baise, le presse sur son cœur, et puis le remet à sa place avec un très-grand sang-froid quand la période pathétique est achevée. Il y a aussi un moyen de faire effet dont les prédicateurs ordinaires se servent assez souvent, c’est le bonnet carré qu’ils portent sur la tête ; ils l’ôtent et le remettent avec une rapidité inconcevable. L’un d’eux s’en prenait à Voltaire, et surtout à Rousseau, de l’irréligion du siècle. Il jetait son bonnet au milieu de la chaire, le chargeait de représenter Jean Jacques, et en cette qualité il le haranguait, et lui disait : hé bien, philosophe génevois, qu’avez-vous à objecter à mes argumens ? — Il se taisait alors quelques momens, comme pour attendre la réponse ; et le bonnet ne répondant rien il le remettait sur sa tête, et terminait l’entretien par ces mots : À présent que vous êtes convaincu n’en parlons plus.

Ces scènes bizarres se renouvellent souvent parmi les prédicateurs à Rome, car le véritable talent en ce genre y est très-rare. La religion est respectée en Italie comme une loi toute puissante ; elle captive l’imagination par les pratiques et les cérémonies ; mais on s’y occupe beaucoup moins en chaire de la morale que du dogme, et l’on n’y pénètre point par les idées religieuses dans le fond du cœur humain. L’éloquence de la chaire ainsi que beaucoup d’autres branches de la littérature, est donc absolument livrée aux idées communes qui ne peignent rien, qui n’expriment rien. Une pensée nouvelle causerait presque une sorte de rumeur dans ces esprits tellement ardens et paresseux tout à la fois, qu’ils ont besoin de l’uniformité pour se calmer, et qu’ils l’aiment parce qu’elle les repose. Il y a dans les sermons une sorte d’étiquette pour les idées et les phrases. Les unes viennent presque toujours à la suite des autres ; et cet ordre serait dérangé si l’orateur parlant d’après lui-même, cherchait dans son ame ce qu’il faut dire. La philosophie chrétienne, celle qui cherche l’analogie de la religion avec la nature humaine, est aussi peu connue des prédicateurs italiens que toute autre philosophie. Penser sur la religion les scandaliserait presqu’autant que penser contre, tant ils sont accoutumés à la routine dans ce genre.

Le culte de la Vierge est particulièrement cher aux Italiens et à toutes les nations du midi, il semble s’allier de quelque manière à ce qu’il y a de plus pur et de plus sensible dans l’affection pour les femmes. Mais les mêmes formes de rhétorique exagérées se retrouvent encore dans tout ce que les prédicateurs disent à ce sujet et l’on ne conçoit pas comment leurs gestes et leurs discours ne changent pas constamment en plaisanteries ce qu’il y a de plus sérieux. On ne rencontre presque jamais en Italie, dans l’auguste fonction de la chaire, un accent vrai ni une parole naturelle.

Oswald, lassé de la monotonie la plus fatigante de toutes, celle d’une véhémence affectée, voulut aller au Colisée pour entendre le capucin qui devait y prêcher en plein air au pied de l’un des autels qui désignent dans l’intérieur de l’enceinte ce qu’on appelle la route de la Croix. Quel plus beau sujet pour l’éloquence que l’aspect de ce monument, que cette arène où les martyrs ont succédé aux gladiateurs ! Mais il ne faut rien espérer à cet égard du pauvre capucin, qui ne connaît de l’histoire des hommes que sa propre vie. Néanmoins, si l’ont parvient à ne pas écouter son mauvais sermon, on se sent ému par les divers objets dont il est entouré. La plupart de ses auditeurs sont de la confrérie des Camaldules ; ils se revêtent pendant les exercices religieux d’une espèce de robe grise qui couvre entièrement la tête et tout le corps, et ne laisse que deux petites ouvertures pour les yeux ; c’est ainsi que les ombres pourraient être représentées. Ces hommes, ainsi cachés sous leurs vêtemens, se prosternent la face contre terre et se frappent la poitrine. Quand le prédicateur se jette à genoux en criant miséricorde et pitié ! le peuple qui l’environne se jette aussi à genoux et répéte ce même cri, qui va se perdre sous les vieux portiques du Colisée. Il est impossible de ne pas éprouver alors une émotion profondément religieuse ; cet appel de la douleur à la bonté, de la terre au ciel, remue l’ame jusques dans son sanctuaire le plus intime. Oswald tressaillit au moment où tous les assistans se mirent à genoux ; il resta debout pour ne pas professer un culte qui n’était pas le sien ; mais il lui en coûtait de ne pas s’associer publiquement aux mortels, quels qu’ils fussent, qui se prosternaient devant Dieu. Hélas ! en effet, est-il une invocation à la pitié céleste qui ne convienne pas également à tous les hommes ?

Le peuple avait été frappé de la belle figure de lord Nelvil et de ses manières étrangères, mais ne fut pas scandalisé de ce qu’il ne se mettait pas à genoux ; il n’y a point de peuple plus tolérant que les Romains, ils sont accoutumés à ce qu’on ne vienne chez eux que pour voir et pour observer. Et soit fierté, soit indolence, ils ne cherchent à faire partager leurs opinions à personne. Ce qui est plus extraordinaire encore, c’est que pendant la semaine sainte surtout, il en est beaucoup parmi eux qui s’infligent des pénitences corporelles, et pendant qu’ils se donnent des coups de discipline, la porte de l’église est ouverte, on peut y entrer, cela leur est égal. C’est un peuple qui ne s’occupe pas des autres, il ne fait rien pour être regardé, il ne s’abstient de rien parce qu’on le regarde ; il marche toujours à son but ou à son plaisir, sans se douter qu’il y ait un sentiment qui s’appelle la vanité, pour lequel il n’y a ni plaisir ni but, excepté le besoin d’être applaudi.


CHAPITRE III


ON a souvent parlé des cérémonies de la semaine sainte à Rome. Tous les étrangers viennent exprès pendant le carême pour jouir de ce spectacle ; et comme la musique de la chapelle Sixtine et l’illumination de St.-Pierre sont des beautés uniques dans leur genre, il est naturel qu’elles attirent vivement la curiosité ; mais l’attente n’est pas également satisfaite par les cérémonies proprement dites. Le dîner des douze Apôtres, servi par le pape, leurs pieds lavés par lui, enfin les diverses coutumes de ces temps solennels rappellent toutes des idées touchantes ; mais mille circonstances inévitables nuisent souvent à l’intérêt et à la dignité de ce spectacle. Tous ceux qui y contribuent ne sont pas également recueillis, également occupés d’idées pieuses ; ces cérémonies, tant de fois répétées, sont devenues une sorte d’exercice machinal pour la plupart de ceux qui s’en mêlent, et les jeunes prêtres dépêchent le service des grandes fêtes avec une activité et une dextérité peu imposantes. Ce vague, cet inconnu, ce mystérieux qui convient tant à la religion, est tout-à-fait dissipé par l’espèce d’attention qu’on ne peut s’empêcher de donner à la manière dont chacun s’acquitte de ses fonctions. L’avidité des uns pour les mets qui leur sont présentés, et l’indifférence des autres pour les génuflexions qu’ils multiplient ou les prières qu’ils récitent, rendent souvent la fête peu solennelle.

Les anciens costumes qui servent encore aujourd’hui d’habillement aux ecclésiastiques s’accordent mal avec la coiffure moderne ; l’évêque grec, avec sa longue barbe, est celui dont le vêtement paraît le plus respectable. Les vieux usages aussi, tel que celui de faire la révérence comme les femmes, au lieu de saluer à la manière actuelle des hommes, produisent une impression peu sérieuse. L’ensemble enfin, n’est pas en harmonie, et l’antique et le nouveau s’y mêlent sans qu’on prenne aucun soin pour frapper l’imagination, et surtout pour éviter tout ce qui peut la distraire. Un culte éclatant et majestueux dans les formes extérieures est certainement très-propre à remplir l’ame des sentimens les plus élevés ; mais il faut prendre garde que les cérémonies ne dégénèrent en un spectacle, où l’on joue son rôle l’un vis-à-vis de l’autre, où l’on apprend ce qu’il faut faire, à quel moment il faut le faire, quand on doit prier, finir de prier, se mettre à genoux, se relever ; la régularité des cérémonies d’une cour introduite dans un temple, gêne le libre élan du cœur, qui donne seul à l’homme l’espérance de se rapprocher de la divinité.

Ces observations sont assez généralement senties par les étrangers ; mais les Romains, pour la plupart, ne se lassent point de ces cérémonies, et tous les ans ils y trouvent un nouveau plaisir. Un trait singulier du caractère des Italiens, c’est que leur mobilité ne les porte point a l’inconstance, et que leur vivacité ne leur rend point la variété nécessaire. Ils sont, en toute chose, patiens et persévérans ; leur imagination embellit ce qu’ils possèdent ; elle occupe leur vie au lieu de la rendre inquiète ; ils trouvent tout plus magnifique, plus imposant, plus beau que cela n’est réellement ; et tandis qu’ailleurs la vanité consiste à se montrer blasé, celle des Italiens, ou plutôt la chaleur et la vivacité qu’ils ont en eux-mêmes leur fait trouver du plaisir dans le sentiment de l’admiration.

Lord Nelvil s’attendait, d’après tout ce que les Romains lui avaient dit, à recevoir beaucoup plus d’effet par les cérémonies de la semaine sainte. Il regretta les nobles et simples fêtes du culte anglican. Il revint chez lui avec une impression pénible ; car rien n’est plus triste que de n’être pas ému par ce qui devrait nous émouvoir ; on se croit l’ame desséchée ; on craint d’avoir perdu cette puissance d’enthousiasme, sans laquelle la faculté de penser ne servirait plus qu’à dégoûter de la vie.


CHAPITRE IV


MAIS le vendredi saint rendit bientôt à lord Nelvil toutes les émotions religieuses qu’il regrettait de n’avoir pas éprouvées les jours précédens. La retraite de Corinne allait finir ; il attendait le bonheur de la revoir ; les douces espérances du sentiment s’accordent avec la piété, il n’y a que la vie factice du monde qui puisse en détourner tout-à-fait. Oswald se rendit à la chapelle Sixtine pour entendre le fameux Miserere vanté dans toute l’Europe. Il arriva de jour encore, et vit ces peintures célèbres de Michel-Ange, qui représentent le jugement dernier, avec toute la force effrayante de ce sujet, et du talent qui l’a traité. Michel-Ange s’était pénétré de la lecture du Dante ; et le peintre comme le poëte représente des êtres mythologiques en présence de Jésus-Christ ; mais il fait presque toujours du paganisme le mauvais principe, et c’est sous la forme des démons qu’il caractérise les fables païennes. On aperçoit sur la voûte de la chapelle les Prophètes et les Sibylles appelées en témoignage par les chrétiens[1] ; une foule d’anges les entourent, et toute cette voûte ainsi peinte semble rapprocher le ciel de nous ; mais ce ciel est sombre et redoutable ; le jour perce à peine à travers les vitraux qui jettent sur les tableaux plutôt des ombres que des lumières ; l’obscurité agrandit encore les figures déjà si imposantes que Michel-Ange a tracées ; l’encens, dont le parfum a quelque chose de funéraire, remplit l’air dans cette enceinte, et toutes les sensations préparent à la plus profonde de toutes, celle que la musique doit produire.

Pendant qu’Oswald était absorbé par les réflexions que faisaient naître tous les objets qui l’environnaient, il vit entrer dans la tribune des femmes, derrière la grille qui les sépare des hommes, Corinne qu’il n’espérait pas encore, Corinne vêtue de noir, toute pâle de l’absence, et si tremblante dès qu’elle aperçut Oswald, qu’elle fut obligée de s’appuyer sur la balustrade pour avancer : en ce moment le miserere commença.

Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d’une tribune au commencement de la voûte ; on ne voit point ceux qui chantent ; la musique semble planer dans les airs ; à chaque instant la chute du jour rend la chapelle plus sombre : ce n’était plus cette musique voluptueuse et passionnée qu’Oswald et Corinne avaient entendue huit jours auparavant ; c’était une musique toute religieuse qui conseillait le renoncement à la terre. Corinne se jeta à genoux devant la grille et resta plongée dans la plus profonde méditation ; Oswald lui-même disparut à ses yeux. Il lui semblait que c’était dans un tel moment d’exaltation qu’on aimerait à mourir, si la séparation de l’ame avec le corps ne s’accomplissait point par la douleur ; si tout à coup un ange venait enlever sur ses ailes le sentiment et la pensée, étincelles divines qui retourneraient vers leur source : la mort ne serait pour ainsi dire alors qu’un acte spontané du cœur, qu’une prière plus ardente et mieux exaucée.

Le miserere, c’est-à-dire ayez pitié de nous, est un psaume composé de versets qui se chantent alternativement d’une manière très-différente. Tour à tour une musique céleste se fait entendre, et le verset suivant, dit en récitatif, est murmuré d’un ton sourd et presque rauque ; on dirait que c’est la réponse des caractères durs aux cœurs sensibles, que c’est le réel de la vie qui vient flétrir et repousser les vœux des ames généreuses ; et quand ce chœur si doux reprend, on renaît à l’espérance ; mais lorsque le verset récité recommence, une sensation de froid saisit de nouveau, ce n’est pas la terreur qui la cause, mais le découragement de l’enthousiasme. Enfin le dernier morceau, plus noble et plus touchant encore que tous les autres, laisse au fond de l’ame une impression douce et pure : Dieu nous accorde cette même impression avant de mourir.

On éteint les flambeaux ; la nuit s’avance ; les figures des Prophètes et des Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence est profond, la parole ferait un mal insupportable dans cet état de l’ame où tout est intime et intérieur ; et quand le dernier son s’éteint, chacun s’en va lentement et sans bruit ; chacun semble craindre de rentrer dans les intérêts vulgaires de ce monde.

Corinne suivit la procession qui se rendait dans le temple de Saint-Pierre, qui n’est alors éclairé que par une croix illuminée ; ce signe de douleur, seul resplendissant dans l’auguste obscurité de cet immense édifice, est la plus belle image du christianisme au milieu des ténèbres de la vie. Une lumière pâle et lointaine se projette sur les statues qui décorent les tombeaux. Les vivans qu’on aperçoit en foule sous ces voûtes semblent des pygmées en comparaison des images des morts. Il y a autour de la croix un espace éclairé par elle, où se prosternent le pape vêtu de blanc et tous les cardinaux rangés derrière lui. Ils restent là près d’une demi-heure dans le plus profond silence, et il est impossible de n’être pas ému par ce spectacle. On ne sait pas ce qu’ils demandent, on n’entend pas leurs secrets gémissemens ; mais ils sont vieux, ils nous devancent dans la route de la tombe : quand nous passerons à notre tour dans cette terrible avant-garde, Dieu nous fera-t-il la grâce d’ennoblir assez la vieillesse, pour que le déclin de la vie soit les premiers jours de l’immortalité !

Corinne aussi, la jeune et belle Corinne, était à genoux derrière le cortège des prêtres, et la douce lumière qui éclairait son visage pâlissait son teint sans affaiblir l’éclat de ses yeux. Oswald la contemplait ainsi comme un tableau ravissant et comme un être adoré. Quand sa prière fut finie elle se leva, lord Nelvil n’osait l’approcher encore, respectant la méditation religieuse dans laquelle il la croyait plongée ; mais elle vint à lui la première avec un transport de bonheur ; et ce sentiment se répandant sur tout ce qu’elle faisait, elle accueillit avec une gaieté vive ceux qui l’abordèrent dans Saint-Pierre, devenu tout à coup comme une grande promenade publique où chacun se donne rendez-vous pour parler de ses affaires ou de ses plaisirs.

Oswald était étonné de cette mobilité qui faisait succéder l’une à l’autre des impressions si différentes, et bien qu’il fût heureux de la joie de Corinne, il était surpris de ne trouver en elle aucune trace des émotions de la journée : il ne concevait pas comment on permettait que cette belle église fût, dans un jour si solennel, le café de Rome où l’on se rassemblait pour s’amuser ; et regardant Corinne au milieu de son cercle parlant avec vivacité et ne pensant point aux objets dont elle était entourée, il conçut un sentiment de défiance sur la légèreté dont elle pouvait être capable : elle s’en aperçut à l’instant, et se séparant brusquement de la société, elle prit le bras d’Oswald pour se promener avec lui dans l’église, et lui dit : — Je ne vous ai jamais entretenu de mes sentimens religieux, permettez qu’aujourd’hui je vous en parle, peut-être dissiperai-je ainsi les nuages que j’ai vus s’élever dans votre esprit. —


CHAPITRE V


LA différence de nos religions, mon cher Oswald, continua Corinne, est cause du blâme secret que vous ne pouvez vous empêcher de me laisser voir. La vôtre est sévère et sérieuse, la nôtre est vive et tendre. On croit généralement que le catholicisme est plus rigoureux que le protestantisme, et cela peut être vrai dans les pays ou la lutte a existé entre les deux religions ; mais en Italie, nous n’avons point eu de dissensions religieuses, et en Angleterre vous en avez beaucoup éprouvé ; il est résulté de cette différence, que le catholicisme a pris, en Italie, un caractère de douceur et d’indulgence, et que, pour détruire le catholicisme en Angleterre, la réformation s’est armée de la plus grande sévérité dans les principes et dans la morale. Notre religion, comme celle des anciens, anime les arts, inspire les poëtes, fait partie, pour ainsi dire, de toutes les jouissances de notre vie, tandis que la vôtre, s’établissant dans un pays où la raison dominait plus encore que l’imagination, a pris un caractère d’austérité morale dont elle ne s’écartera jamais. La nôtre parle au nom de l’amour, la vôtre au nom du devoir. Vos principes sont libéraux, nos dogmes sont absolus ; et néanmoins, dans l’application, notre despotisme orthodoxe transige avec les circonstances particulières, et votre liberté religieuse fait respecter ses lois, sans aucune exception. Il est vrai que notre catholicisme impose à ceux qui sont entrés dans l’état monastique des pénitences très-dures : cet état, choisi librement, est un rapport mystérieux entre l’homme et la divinité ; mais la religion des séculiers, en Italie, est une source habituelle d’émotions touchantes. L’amour, l’espérance et la foi sont les vertus principales de cette religion ; et toutes ces vertus annoncent et donnent le bonheur. Loin donc que nos prêtres nous interdisent en aucun temps le pur sentiment de la joie, ils nous disent que ce sentiment exprime notre reconnaissance envers les dons du Créateur. Ce qu’ils exigent de nous, c’est l’observation des pratiques qui prouvent notre respect pour notre culte et notre désir de plaire à Dieu ; c’est la charité pour les malheureux et la repentance dans nos faiblesses. Mais ils ne se refusent point à nous absoudre, quand nous le leur demandons avec zèle ; et les attachemens du cœur inspirent ici plus qu’ailleurs une indulgente pitié. Jésus-Christ n’a-t-il pas dit de la Magdeleine : Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé. Ces mots ont été prononcés sous un ciel aussi beau que le nôtre ; ce même ciel implore pour nous la miséricorde de la divinité.

— Corinne, répondit lord Nelvil, comment combattre des paroles si douces, et dont mon cœur a tant de besoin ! Mais je le ferai cependant, parce que ce n’est pas pour un jour que j’aime Corinne et que j’espère avec elle un long avenir de bonheur et de vertu. La religion la plus pure est celle qui fait du sacrifice de nos passions, et de l’accomplissement de nos devoirs, un hommage continuel à l’Etre suprême. La moralité de l’homme est son culte envers Dieu : c’est dégrader l’idée que nous avons du Créateur, que de lui supposer dans ses rapports avec la créature une volonté qui ne soit pas relative à son perfectionnement intellectuel. La paternité, cette noble image d’un maître souverainement bon, ne demande rien aux enfans que pour les rendre meilleurs ou plus heureux ; comment donc s’imaginer que Dieu exigerait de l’homme ce qui n’aurait pas l’homme même pour objet ! Aussi voyez quelle confusion il résulte, dans la tête de votre peuple, de l’habitude où il est d’attacher plus d’importance aux pratiques religieuses qu’aux devoirs de la morale : c’est après la semaine sainte, vous le savez, que se commet à Rome le plus grand nombre de meurtres. Le peuple se croit pour ainsi dire, en fonds par le carême, et dépense en assassinats les trésors de sa pénitence. On a vu des criminels qui, tout dégouttans encore de meurtre, se faisaient scrupule de manger de la viande le vendredi ; et les esprits grossiers, à qui l’on a persuadé que le plus grand des crimes consiste à désobéir aux pratiques ordonnées par l’église, épuisent leur conscience sur ce sujet, et considèrent la divinité comme les gouvernemens du monde, qui font plus de cas de la soumission à leur pouvoir, que de toute autre vertu : ce sont des rapports de courtisan mis à la place du respect qu’inspire le Créateur, comme la source et la récompense d’une vie scrupuleuse et délicate. Le catholicisme italien, tout en démonstrations extérieures, dispense l’ame de la méditation et du recueillement. Quand le spectacle est fini, l’émotion cesse, le devoir est rempli ; et l’on n’est pas, comme chez nous, long-temps absorbé dans les pensées et les sentimens que fait naître l’examen rigoureux de sa conduite et de son cœur.

— Vous êtes sévère, mon cher Oswald, reprit Comme, ce n’est pas la première fois que je l’ai remarqué. Si la religion consistait seulement dans la stricte observation de la morale, qu’aurait-elle de plus que la philosophie et la raison ? Et quels sentimens de piété se développeraient-ils en nous, si notre principal but était d’étouffer les sentimens du cœur ? Les Stoïciens en savaient presque autant que nous sur les devoirs et l’austérité de la conduite ; mais ce qui n’est dû qu’au christianisme, c’est l’enthousiasme religieux qui s’unit à toutes les affections de l’ame ; c’est la puissance d’aimer et de plaindre ; c’est le culte de sentiment et d’indulgence qui favorise si bien l’essor de l’ame vers le ciel ! Que signifie la parabole de l’enfant prodigue ? si ce n’est l’amour, l’amour sincère préféré même à l’accomplissement le plus exact de tous les devoirs. Il avait quitté, cet enfant, la maison paternelle, et son frère y était resté ; il s’était plongé dans tous les plaisirs du monde, et son frère ne s’était pas écarté un instant de la régularité de la vie domestique ; mais il revint, mais il pleura, mais il aima, et son père fit une fête pour son retour. Ah ! sans doute que, dans les mystères de notre nature, aimer, encore aimer, est ce qui nous est resté de notre héritage céleste. Nos vertus mêmes sont souvent trop compliquées avec la vie, pour que nous puissions toujours comprendre ce qui est bien, ce qui est mieux, et quel est le sentiment secret qui nous dirige et nous égare. Je demande à mon Dieu de m’apprendre à l’adorer, et je sens l’effet de mes prières par les larmes que je répands. Mais, pour se soutenir dans cette disposition, les pratiques religieuses sont plus nécessaires que vous ne pensez ; c’est une relation constante avec la divinité ; ce sont des actions journalières sans rapport avec aucun des intérêts de la vie, et seulement dirigées vers le monde invisible. Les objets extérieurs aussi sont d’un grand secours pour la piété ; l’ame retombe sur elle-même, si les beaux-arts, les grands monumens, les chants harmonieux, ne viennent pas ranimer ce génie poétique, qui est aussi le génie religieux.

L’homme le plus vulgaire, lorsqu’il prie, lorsqu’il souffre et qu’il espère dans le ciel, cet homme, dans ce moment, a quelque chose en lui qui s’exprimerait comme Milton, comme Homère, ou comme Le Tasse, si l’éducation lui avait appris à revêtir de paroles ses pensées. Il n’y a que deux classes d’hommes distinctes sur la terre, celle qui sent l’enthousiasme, et celle qui le méprise ; toutes les autres différences sont le travail de la société. Celui-là n’a pas de mots pour ses sentimens. Celui-ci sait ce qu’il faut dire pour cacher le vide de son cœur. Mais la source qui jaillit du rocher même, à la voix du ciel, cette source est le vrai talent, la vraie religion, le véritable amour.

La pompe de notre culte, ces tableaux où les saints à genoux expriment dans leurs regards une prière continuelle ; ces statues, placées sur les tombeaux, comme pour se réveiller un jour avec les morts ; ces églises et leurs voûtes immenses, ont un rapport intime avec les idées religieuses. J’aime cet hommage éclatant rendu par les hommes à ce qui ne leur promet ni la fortune, ni la puissance, à ce qui ne les punit ou ne les récompense que par un sentiment du cœur : je me sens alors plus fière de mon être ; je reconnais dans l’homme quelque chose de désintéressé, et dût-on multiplier trop les magnificences religieuses, j’aime cette prodigalité des richesses terrestres pour une autre vie, du temps pour l’éternité : assez de choses se font pour demain, assez de soins se prennent pour l’économie des affaires humaines. Oh ! que j’aime l’inutile : l’inutile, si l’existence n’est qu’un travail pénible pour un misérable gain. Mais si nous sommes sur cette terre en marche vers le ciel, qu’y a-t-il de mieux à faire, que d’élever assez notre ame pour qu’elle sente l’infini, l’invisible et l’éternel au milieu de toutes les bornes qui l’entourent !

Jésus-Christ laissait une femme faible, et peut-être repentante, arroser ses pieds des parfums les plus précieux ; il repoussa ceux qui conseillaient de réserver ces parfums pour un usage plus profitable : Laissez-la faire, disait-il, car je suis pour peu de temps avec vous. Hélas ! tout ce qu’il y a de bon, de sublime sur cette terre, est pour peu de temps avec nous ; l’âge, les infirmités, la mort tariront bientôt cette goutte de rosée qui tombe du ciel, et ne se repose que sur les fleurs. Cher Oswald, laissez-nous donc tout confondre, amour, religion, génie, et le soleil et les parfums, et la musique et la poésie ; il n’y a d’athéisme que dans la froideur, l’égoïsme, la bassesse. Jésus-Christ a dit : Quand deux ou trois seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux. Et qu’est-ce, ô mon Dieu ! que d’être rassemblés en votre nom, si ce n’est jouir des dons sublimes de votre belle nature, et vous en faire hommage, et vous remercier de la vie, et vous en remercier surtout quand un cœur aussi créé par vous répond tout entier au nôtre ! —

Une inspiration céleste animait dans cet instant la physionomie de Corinne. Oswald put à peine s’empêcher de se jeter à genoux devant elle au milieu du temple, et se tut pendant long-temps pour se livrer au plaisir de se rappeler ses paroles, et de les retrouver encore dans ses regards. Enfin, cependant, il voulut répondre, il ne voulut point abandonner la cause qui lui était chère. — Corinne, dit-il alors, permettez encore quelques mots à votre ami. Son ame n’a point de sécheresse ; non, Corinne, elle n’en a point, croyez-le ; et si j’aime l’austérité dans les principes et dans les actions, c’est parce qu’elle donne aux sentimens plus de profondeur et de durée. Si j’aime la raison dans la religion, c’est-à-dire si je repousse et les dogmes contradictoires et les moyens humains de faire effet sur les hommes, c’est parce que je vois la divinité dans la raison comme dans l’enthousiasme ; et si je ne puis souffrir qu’on affaiblisse l’homme d’aucune de ses facultés, c’est qu’il n’a pas trop de toutes pour connaître une vérité, que la réflexion lui révèle, aussi-bien que l’instinct du cœur, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’ame. Que peut-on ajouter à ces idées sublimes, à leur union avec la vertu ! que peut-on y ajouter qui ne soit au-dessous d’elles ! L’enthousiasme poétique, qui vous donne tant de charmes, n’est pas, j’ose le dire, la dévotion la plus salutaire. Corinne, comment pourrait-on se préparer par cette disposition aux sacrifices sans nombre qu’exige de nous le devoir ? Il n’y avait de révélation que par les élans de l’ame, quand la destinée humaine, future et présente, ne s’offrait à l’esprit qu’à travers les nuages ; mais pour nous, à qui le christianisme l’a rendue claire et positive, le sentiment peut être notre récompense, mais il ne doit pas être notre seul guide : vous décrivez l’existence des bienheureux, et non pas celle des mortels. La vie religieuse est un combat, et non pas un hymne. Si nous n’étions pas condamnés à réprimer dans ce monde les mauvais penchans des autres et de nous-mêmes, il n’y aurait, en effet, d’autre distinction à faire qu’entre les ames froides et les ames exaltées. Mais l’homme est une créature plus âpre et plus redoutable que votre cœur ne vous le peint ; et la raison dans la piété, et l’autorité dans le devoir, sont un frein nécessaire à ses orgueilleux égaremens.

De quelque manière que vous considériez les pompes extérieures, et les pratiques multipliées de votre religion, croyez-moi, chère amie, la contemplation de l’univers et de son auteur sera toujours le premier des cultes, celui qui remplira l’imagination, sans que l’examen y puisse trouver rien de futile ni d’absurde. Les dogmes qui blessent ma raison refroidissent aussi mon enthousiasme. Sans doute le monde, tel qu’il est, est un mystère que nous ne pouvons ni nier ni comprendre, il serait donc bien fou, celui qui se refuserait à croire tout ce qu’il ne peut expliquer ; mais ce qui est contradictoire, est toujours de la création des hommes. Le mystère, tel que Dieu nous l’a donné, est au-dessus des lumières de l’esprit, mais non en opposition avec elles. Un philosophe allemand a dit : Je ne connais que deux belles choses dans l’univers, le ciel étoilé sur nos têtes et le sentiment du devoir dans nos cœurs. En effet, toutes les merveilles de la création sont réunies dans ces paroles.

Loin qu’une religion simple et sévère dessèche le cœur, j’aurais pensé, avant de vous connaître, Corinne, qu’elle seule pouvait concentrer et perpétuer les affections. J’ai vu la conduite la plus austère et la plus pure développer dans un homme une inépuisable tendresse ; je l’ai vu conserver jusques dans la vieillesse une virginité d’ame que les orages des passions et les fautes qu’elles font commettre auraient nécessairement flétrie. Sans doute le repentir est une belle chose, et j’ai besoin, plus que personne, de croire à son efficacité ; mais le repentir qui se répète fatigue l’ame, ce sentiment ne régénère qu’une fois. C’est la rédemption qui s’accomplit au fond de notre ame ; et ce grand sacrifice ne peut se renouveler. Quand la faiblesse humaine s’y accoutume, elle perd la force d’aimer : car il faut de la force pour aimer, du moins avec constance.

Je ferai des objections du même genre à ce culte plein de splendeur qui, selon vous, agit si vivement sur l’imagination : je crois l’imagination modeste et retirée comme le cœur. Les émotions qu’on lui commande sont moins puissantes que celles qui naissent d’elle-même. J’ai vu dans les Cévennes un ministre protestant qui prêchait, vers le soir, dans le fond des montagnes. Il invoquait les tombeaux des Français bannis et proscrits par leurs frères, et dont les cendres avaient été rapportées dans ces lieux. Il promettait à leurs amis qu’ils les retrouveraient dans un meilleur monde. Il disait qu’une vie vertueuse nous assurait ce bonheur, il disait : faites du bien aux hommes, pour que Dieu cicatrise dans votre cœur la blessure de la douleur. Il s’étonnait de l’inflexibilité, de la dureté que l’homme d’un jour montre à l’homme d’un jour comme lui ; et s’emparait de cette terrible pensée de la mort, que les vivans ont conçue, mais qu’ils n’épuiseront jamais. Enfin il n’annonçait rien qui ne fût touchant et vrai : c’était des paroles parfaitement en harmonie avec la nature. Le torrent qu’on entendait dans l’éloignement, la lumière scintillante des étoiles, semblaient exprimer la même pensée sous une autre forme. La magnificence de la nature était là, cette magnificence la seule qui donne des fêtes sans offenser l’infortune ; et toute cette imposante simplicité remuait l’ame bien plus profondément que des cérémonies éclatantes.

Le surlendemain de cet entretien, le jour de Pâques, Corinne et lord Nelvil étaient ensemble sur la place de Saint-Pierre, au moment où le pape s’avance sur le balcon le plus élevé de l’église, et demande au ciel la bénédiction qu’il va répandre sur la terre ; lorsqu’il prononce ces mots : — à la ville et au monde (urbi et orbi), — tout le peuple rassemblé se jette à genoux, et Corinne et lord Nelvil sentirent, par l’émotion qu’ils éprouvèrent en ce moment, que tous les cultes se ressemblent. Le sentiment religieux unit intimement les hommes entre eux, quand l’amour-propre et le fanatisme n’en font pas un objet de jalousie et de haine. Prier ensemble dans quelque langue, dans quelque rite que ce soit, c’est la plus touchante fraternité d’espérance et de sympathie que les hommes puissent contracter sur cette terre.


CHAPITRE VI


LE jour de Pâques s’était passé, et Corinne ne parlait point d’accomplir sa promesse, en confiant son histoire à lord Nelvil. Blessé de ce silence, il dit un jour devant elle qu’on vantait beaucoup les beautés de Naples, et qu’il avait envie d’y aller. Corinne, pénétrant à l’instant ce qui se passait dans son ame, lui proposa de faire le voyage avec lui. Elle se flattait de reculer les aveux qu’il exigeait d’elle, en lui donnant cette preuve d’amour qui devait le satisfaire. Et d’ailleurs elle pensait que s’il l’emmenait c’était sans doute parce qu’il avait dessein de lui consacrer sa vie. Elle attendait donc avec anxiété ce qu’il dirait, et ses regards presque supplians lui demandaient une réponse favorable. Oswald ne put y résister ; il avait d’abord été surpris de cette offre et de la simplicité avec laquelle Corinne la faisait, il hésita quelque temps à l’accepter ; mais en voyant le trouble de son amie, l’agitation de son sein, ses yeux remplis de larmes, il consentit à partir avec elle, sans se rendre compte à lui-même de l’importance d’une telle résolution. Corinne fut au comble de la joie : car son cœur se fia tout-à-fait, dans ce moment, au sentiment d’Oswald. Le jour fut pris, et la douce perspective de voyager ensemble fit disparaître toute autre idée. Ils s’amusèrent à ordonner les détails de ce voyage, et il n’y avait pas un de ces détails qui ne fût une source de plaisir. Heureuse disposition de l’ame où tous les arrangemens de la vie ont un charme particulier, en se rattachant à quelque espérance du cœur ! Il ne vient que trop tôt le moment où l’existence fatigue dans chacune de ses heures comme dans son ensemble, où chaque matin exige un travail pour supporter le réveil, et conduire le jour jusqu’au soir.

Au moment où lord Nelvil sortait de chez Corinne afin de tout préparer pour leur départ, le comte d’Erfeuil y arriva, et apprit d’elle le projet qu’ils venaient d’arrêter ensemble. — Y pensez-vous, lui dit-il, quoi ! vous mettre en route avec lord Nelvil sans qu’il soit votre époux, sans qu’il vous ait promis de l’être ! Et que deviendrez-vous s’il vous abandonne ? — Ce que je deviendrais, répondit Corinne, dans toutes les situations de la vie, s’il cessait de m’aimer, la plus malheureuse personne du monde. — Oui mais si vous n’avez rien fait qui vous compromette, vous resterez, vous tout entière. — Moi tout entière, s’écria Corinne, quand le plus profond sentiment de ma vie serait flétri ! quand mon cœur serait brisé ! — Le public ne le saurait pas, et vous pourriez en dissimulant ne rien perdre dans l’opinion. — Et pourquoi ménager cette opinion, répondit Corinne, si ce n’est pour avoir un charme de plus aux yeux de ce qu’on aime ? — On cesse d’aimer, reprit le comte d’Erfeuil, mais l’on ne cesse pas de vivre au milieu de la société et d’avoir besoin d’elle. — Ah ! si je pouvais penser, répondit Corinne, qu’il arrivera, le jour où l’affection d’Oswald ne serait pas tout pour moi dans ce monde, si je pouvais le penser, j’aurais déjà cessé de l’aimer. Qu’est-ce donc que l’amour, quand il prévoit, quand il calcule le moment où il n’existera plus ? S’il y a quelque chose de religieux dans ce sentiment, c’est parce qu’il fait disparaître tous les autres intérêts et se complaît comme la dévotion dans le sacrifice entier de soi-même. —

Que me dites-vous là, reprit le comte d’Erfeuil, une personne d’esprit comme vous peut-elle se remplir la tête de pareilles folies ! C’est notre avantage à nous autres hommes que les femmes pensent comme vous, nous avons alors bien plus d’ascendant sur elles ; mais il ne faut pas que votre supériorité soit perdue, il faut qu’elle vous serve à quelque chose. — Me servir, dit Corinne, ah ! je lui dois beaucoup, si elle me fait mieux sentir tout ce qu’il y a de touchant et de généreux dans le caractère de lord Nelvil. — Lord Nelvil est un homme tout comme un autre, reprit le comte d’Erfeuil ; il retournera dans son pays, il suivra sa carrière, il sera raisonnable enfin, et vous exposez imprudemment votre réputation en allant à Naples avec lui. — J’ignore les intentions de lord Nelvil, dit Corinne, et peut-être aurais-je mieux fait d’y réfléchir avant de l’aimer ; mais à présent qu’importe un sacrifice de plus ! ma vie ne dépent-elle pas toujours de son sentiment pour moi ? je trouve au contraire quelque douceur à ne me laisser aucune ressource ; il n’en est jamais quand le cœur est blessé : néanmoins le monde peut quelquefois croire qu’il vous en reste, et j’aime à penser que même sous ce rapport mon malheur serait complet si lord Nelvil se séparait de moi. — Et sait-il a quel point vous vous compromettez pour lui ? continua le comte d’Erfeuil. — J’ai pris grand soin de le lui dissimuler, répondit Corinne, et comme il ne connaît pas bien les usages de ce pays, j’ai pu lui exagérer un peu la facilité qu’ils donnent. Je vous demande votre parole de ne pas lui dire un mot à cet égard, je veux qu’il soit libre et toujours libre dans ses relations avec moi : il ne peut faire mon bonheur par aucun genre de sacrifice. Le sentiment qui me rend heureuse est la fleur de la vie, et ni la bonté ni la délicatesse ne pourraient la ranimer, si elle venait à se flétrir. Je vous en conjure donc, mon cher comte, ne vous mêlez pas de ma destinée ; rien de ce que vous savez sur les affections du cœur ne peut me convenir ; ce que vous dites est sage, bien raisonné, fort applicable aux situations comme aux personnes ordinaires ; mais vous me feriez très-innocemment un mal affreux en voulant juger mon caractère d’après ces grandes divisions communes, pour lesquelles il y a des maximes toutes faites. Je souffre, je jouis, je sens à ma manière, et ce serait moi seule qu’il faudrait observer, si l’on voulait influer sur mon bonheur. —

L’amour-propre du comte d’Erfeuil était un peu blessé de l’inutilité de ses conseils et de la grande marque d’amour que Corinne donnait à lord Nelvil : il savait bien qu’il n’était pas aimé d’elle, il savait également qu’Oswald l’était ; mais il lui était désagréable que tout cela fut constaté si publiquement. Il y a toujours dans les succès d’un homme auprès d’une femme quelque chose qui déplaît, même aux meilleurs amis de cet homme. — Je vois que je n’y peux rien, dit le comte d’Erfeuil, mais quand vous serez bien malheureuse, vous vous souviendrez de moi ; en attendant je vais quitter Rome, puisque ni vous ni lord Nelvil n’y serez plus, je m’y ennuierais trop en votre absence ; je vous reverrai sûrement l’un et l’autre en Écosse ou en Italie, car j’ai pris goût aux voyages en attendant mieux. Pardonnez-moi mes conseils, charmante Corinne, et croyez toujours à mon dévouement. — Corinne le remercia et se sépara de lui avec un sentiment de regret. Elle l’avait connu en même temps qu’Oswald, et ce souvenir formait entre elle et lui des liens qu’elle n’aimait pas à voir brisés. Elle se conduisit comme elle l’avait annoncé au comte d’Erfeuil. Quelques inquiétudes troublèrent un moment la joie avec laquelle lord Nelvil avait accepté le projet du voyage : il craignit que le départ pour Naples ne pût faire tort à Corinne, et voulait obtenir d’elle son secret avant ce départ, pour savoir avec certitude s’ils n’étaient point séparés par quelque obstacle invincible ; mais elle lui déclara qu’elle ne s’expliquerait qu’à Naples, et lui fit doucement illusion sur ce qu’on pourrait dire du parti qu’elle prenait. Oswald se prêtait à cette illusion : l’amour, dans un caractère incertain et faible, trompe à demi, la raison éclaire à demi, et c’est l’émotion présente qui décide laquelle des deux moitiés sera le tout. L’esprit de lord Nelvil était singulièrement étendu et pénétrant, mais il ne se jugeait bien lui-même que dans le passé. Sa situation actuelle ne s’offrait jamais à lui que confusément. Susceptible tout à la fois d’entraînement et de remords, de passion et de timidité, ces contrastes ne lui permettaient de se connaître que quand l’événement avait décidé du combat qui se passait en lui.

Lorsque les amis de Corinne, et particulièrement le prince Castel-Forte, furent instruits de son projet, ils en éprouvèrent un grand chagrin. Le prince Castel-Forte surtout en ressentit une telle peine, qu’il résolut d’aller la rejoindre dans peu de temps. Il n’y avait pas assurément de vanité à se mettre ainsi à la suite d’un amant préféré ; mais ce qu’il ne pouvait supporter, c’était le vide affreux de l’absence de son amie ; il n’avait pas un ami qu’il ne rencontrât chez Corinne, et jamais il n’allait dans une autre maison que la sienne. La société qui se rassemblait autour d’elle devait se disperser quand elle n’y serait plus ; il deviendrait impossible d’en rassembler les débris. Le prince Castel-Forte avait peu l’habitude de vivre dans sa famille ; bien que fort spirituel, l’étude le fatiguait : le jour entier eût donc été pour lui d’un poids insupportable, s’il n’était pas venu le soir et le matin chez Corinne : elle partait, il ne savait plus que devenir, et se promit en secret de se rapprocher d’elle comme un ami sans exigeance, mais qui est toujours là pour nous consoler dans le malheur ; et cet ami doit être bien sûr que son moment arrivera.

Corinne éprouvait un sentiment de mélancolie en rompant ainsi toutes ses habitudes ; elle s’était fait depuis quelques années dans Rome une manière d’être qui lui plaisait ; elle était le centre de tout ce qu’il y avait d’artistes célèbres et d’hommes éclairés ; une indépendance parfaite d’idées et d’habitudes donnait beaucoup de charmes à son existence : qu’allait-elle maintenant devenir ? Si elle était destinée au bonheur d’avoir Oswald pour époux, c’était en Angleterre qu’il devait la conduire, et de quelle manière y serait-elle jugée ? comment elle-même saurait-elle s’astreindre à ce genre de vie, si différent de celui qu’elle venait de mener depuis six ans ! Mais ces réflexions ne faisaient que traverser son esprit, et toujours son sentiment pour Oswald en effaçait les légères traces. Elle le voyait, elle l’entendait, et ne comptait les heures que par son absence ou sa présence. Qui sait disputer avec le bonheur ! qui ne le reçoit pas quand il vient ! Corinne surtout avait peu de prévoyance, la crainte ni l’espérance n’étaient pas faites pour elle ; sa foi dans l’avenir était confuse, et son imagination lui faisait en ce genre peu de bien et peu de mal.

Le matin de son départ le prince Castel-Forte entra chez elle, et les larmes aux yeux il lui dit : — Ne reviendrez-vous plus à Rome ? — Ô mon Dieu, oui, répondit-elle ; dans un mois nous y serons. — Mais si vous épousez lord Nelvil, il faudra quitter l’Italie. — Quitter l’Italie ! dit Corinne ; et elle soupira. — Ce pays, continua le prince Castel-Forte, où l’on parle votre langue, où l’on vous entend si bien, où vous êtes si vivement admirée ; et vos amis, Corinne, et vos amis ! où serez-vous aimée comme ici ? où trouverez-vous l’imagination et les beaux-arts qui vous plaisent ? Est-ce donc un seul sentiment qui fait la vie ? N’est-ce pas la langue, les coutumes, les mœurs dont se compose l’amour de la patrie, cet amour qui donne le mal du pays, terrible douleur des exilés ! — Ah ! que me dites-vous, s’écria Corinne, ne l’ai-je pas éprouvée ! N’est-ce pas cette douleur qui a décidé de mon sort ! — Elle regarda tristement sa chambre et les statues qui la décoraient, puis le Tibre qui coulait sous ses fenêtres, et le ciel dont la beauté semblait l’inviter à rester. Mais dans ce moment Oswald passait à cheval sur le pont Saint-Ange, il venait avec la rapidité de l’éclair. — Le voilà ! s’écria Corinne. — À peine avait-elle dit ces mots, qu’il était déjà arrivé ; elle courut au-devant de lui ; tous les deux, impatiens de partir, se hâtèrent de monter en voiture. Corinne dit cependant un aimable adieu au prince Castel-Forte ; mais ses paroles obligeantes se perdirent dans les airs, au milieu des cris des postillons, des hennissemens des chevaux, et de tout ce bruit de départ, quelquefois triste, quelquefois enivrant, selon la crainte ou l’espoir qu’inspirent les nouvelles chances de la destinée.

FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Teste David cum Sibyllâ.