Corinne ou l’Italie/Livre XIII

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Tome II – Livre XIII


LIVRE XIII.

LE VÉSUVE ET LA CAMPAGNE DE
NAPLES.

CHAPITRE PREMIER.


LORD Nelvil resta long-temps anéanti après le récit cruel qui avait ébranlé toute son ame. Corinne essaya doucement de le rappeler à lui-même : la rivière de feu qui tombait du Vésuve, rendue visible enfin par la nuit, frappa vivement l’imagination troublée d’Oswald. Corinne profita de cette impression pour l’arracher aux souvenirs qui l’agitaient, et se hâta de l’entraîner avec elle sur le rivage de cendres de la lave enflammée.

Le terrain qu’ils traversèrent, avant d’y arriver, fuyait sous leurs pas, et semblait les repousser loin d’un séjour ennemi de tout ce qui a vie : la nature n’est plus dans ces lieux en relation avec l’homme. Il ne peut plus s’en croire le dominateur ; elle échappe à son tyran par la mort. Le feu du torrent est d’une couleur funèbre ; néanmoins quand il brûle les vignes ou les arbres, on en voit sortir une flamme claire et brillante, mais la lave même est sombre, tel qu’on se représente un fleuve de l’enfer ; elle roule lentement comme un sable noir de jour et rouge la nuit. On entend, quand elle approche, un petit bruit d’étincelles qui fait d’autant plus de peur qu’il est léger, et que la ruse semble se joindre à la force : le tigre royal arrive ainsi secrètement à pas comptés. Cette lave avance, avance sans jamais se hâter et sans perdre un instant, si elle rencontre un mur élevé, un édifice quelconque qui s’oppose à son passage, elle s’arrête, elle amoncèle devant l’obstacle ses torrens noirs et bitumineux, et l’ensevelit enfin sous ses vagues brûlantes. Sa marche n’est point assez rapide pour que les hommes ne puissent pas fuir devant elle, mais elle atteint, comme le temps, les imprudens et les vieillards qui, la voyant venir lourdement et silencieusement, s’imaginent qu’il est aisé de lui échapper. Son éclat est si ardent, que pour la première fois la terre se réfléchit dans le ciel, et lui donne l’apparence d’un éclair continuel : ce ciel, à son tour, se répète dans la mer, et la nature est embrasée par cette triple image du feu.

Le vent se fait entendre et se fait voir par des tourbillons de flamme dans le gouffre d’où sort la lave. On a peur de ce qui se passe au sein de la terre, et l’on sent que d’étranges fureurs la font trembler sous nos pas. Les rochers qui entourent la source de la lave sont couverts de souffre, de bitume, dont les couleurs ont quelque chose d’infernal. Un vert livide, un jaune brun, un rouge sombre, forment comme une dissonance pour les yeux, et tourmentent la vue, comme l’ouïe serait déchirée par ces sons aigus que faisaient entendre les sorcières quand elles appelaient, de nuit, la lune sur la terre.

Tout ce qui entoure le volcan rappelle l’enfer, et les descriptions des poètes sont sans doute empruntées de ces lieux. C’est là que l’on conçoit comment les hommes ont cru à l’existence d’un génie malfaisant qui contrariait les desseins de la Providence. On a du se demander, en contemplant un tel séjour, si la bonté seule présidait aux phénomènes de la création, ou bien si quelque principe caché forçait la nature, comme l’homme, à la férocité. — Corinne, s’écria lord Nelvil, est-ce de ces bords infernaux que part la douleur ? L’ange de la mort prend-il son vol de ce sommet ? Si je ne voyais pas ton céleste regard je perdrais ici jusqu’au souvenir des œuvres de la divinité qui décorent le monde ; et cependant cet aspect de l’enfer, tout affreux qu’il est, me cause moins d’effroi que les remords du cœur. Tous les périls peuvent être bravés, mais comment l’objet qui n’est plus pourrait-il nous délivrer des torts que nous nous reprochons envers lui ? Jamais ! Jamais ! Ah ! Corinne, quelle parole de fer et de feu ! Les supplices inventés par les rêves de la souffrance, la roue qui tourne sans cesse, l’eau qui fuit dès qu’on veut s’en approcher, les pierres qui retombent à mesure qu’on les soulève, ne sont qu’une faible image pour exprimer cette terrible pensée, l’impossible et l’irréparable ! —

Un silence profond régnait autour d’Oswald et de Corinne ; leurs guides eux-mêmes s’étaient retirés dans l’éloignement ; et comme il n’y a près du cratère ni animal, ni insecte, ni plante, on n’y entendait que le sifflement de la flamme agitée. Néanmoins, un bruit de la ville arriva jusques dans ce lieu ; c’était le son des cloches qui se faisait entendre à travers les airs : peut-être célébraient-elles la mort, peut-être annonçaient-elles la naissance ; n’importe, elles causèrent une douce émotion aux voyageurs. — Cher Oswald, dit Corinne, quittons ce désert, redescendons vers les vivans ; mon ame est ici mal à l’aise. Toutes les autres montagnes, en nous rapprochant du ciel, semblent nous élever au-dessus de la vie terrestre ; mais ici je ne sens que du trouble et de l’effroi : il me semble voir la nature traitée comme un criminel, et condamnée, comme un être dépravé, à ne plus sentir le souffle bienfaisant de son créateur. Ce n’est sûrement pas ici le séjour des bons, allons-nous-en. —

Une pluie abondante tombait pendant que Corinne et lord Nelvil redescendaient vers la plaine. Leurs flambeaux étaient à chaque instant prêts à s’éteindre. Les Lazzaroni les accompagnaient en poussant des cris continuels qui pourraient inspirer de la terreur à qui ne saurait pas que c’est leur façon d’être habituelle. Mais ces hommes sont quelquefois agités par un superflu de vie dont ils ne savent que faire, parce qu’ils réunissent au même degré la paresse et la violence. Leur physionomie plus marquée que leur caractère semble indiquer un genre de vivacité dans lequel l’esprit et le cœur n’entrent pour rien. Oswald inquiet que la pluie ne fit du mal à Corinne, que la lumière ne leur manquât, enfin qu’elle ne fût exposée à quelques dangers, ne s’occupait plus que d’elle ; et cet intérêt si tendre remit son ame par degrés de l’état où l’avait jeté la confidence qu’il lui avait faite. Ils retrouvèrent leur voiture au pied de la montagne ; ils ne s’arrêtèrent point aux ruines d’Herculanum, qu’on a comme ensevelies de nouveau pour ne pas renverser la ville de Portici qui est bâtie sur cette ville ancienne. Ils arrivèrent à Naples vers minuit, et Corinne promit à lord Nelvil, en le quittant, de lui remettre le lendemain matin l’histoire de sa vie.


CHAPITRE II.


EN effet, le lendemain matin Corinne voulut s’imposer l’effort qu’elle avait promis, et bien que la connaissance plus intime qu’elle avait acquise du caractère d’Oswald redoublât son inquiétude, elle sortit de sa chambre, portant ce qu’elle avait écrit, tremblante, et résolue néanmoins à le donner. Elle entra dans le salon de l’auberge où ils demeuraient tous les deux ; Oswald y était, et venait de recevoir des lettres de l’Angleterre. Une de ces lettres était sur la cheminée, et l’écriture frappa tellement Corinne, qu’avec un trouble inexprimable elle lui demanda de qui elle était ? — C’est de lady Edgermond, répondit Oswald. — Vous êtes en correspondance avec elle ? interrompit Corinne. — Lord Edgermond était l’ami de mon père, reprit Oswald et puisque le hasard m’a fait vous parler d’elle, je ne vous dissimulerai point que mon père avait pensé qu’il pouvait me convenir un jour d’épouser Lucile Edgermond sa fille. — Grand Dieu ! s’écria Corinne, et elle tomba sur une chaise, presque évanouie.

— D’où vient cette émotion cruelle, dit lord Nelvil ? que pouvez-vous craindre de moi, Corinne, quand je vous aime avec idolâtrie ? Si mon père m’avait, en mourant, demandé d’épouser Lucile, sans doute je ne me croirais pas libre, et je me serais éloigné de votre charme irrésistible, mais il n’a fait que me conseiller ce mariage, en m’écrivant lui-même qu’il ne pouvait pas juger Lucile, puisqu’elle n’était encore qu’un enfant. Je ne l’ai vue moi-même qu’une fois, à peine alors avait-elle douze ans. Je n’ai pris avec sa mère aucun engagement avant de partir ; cependant les incertitudes, le trouble que vous avez pu remarquer dans ma conduite, venaient uniquement de ce désir de mon père : avant de vous connaître, je souhaitais de pouvoir l’accomplir, tout fugitif qu’il était, comme une espèce d’expiation envers lui, comme une manière de prolonger après sa mort l’empire de sa volonté sur mes résolutions, mais vous avez triomphé de ce sentiment, vous avez triomphé de tout moi-même, et j’ai seulement besoin de me faire pardonner ce qui dans ma conduite a dû vous paraître de la faiblesse et de l’irrésolution. Corinne, on ne se relève jamais entièrement de la douleur que j’ai éprouvée : elle flétrit l’espérance, elle donne un sentiment de timidité pénible et douloureux ; la destinée m’a tant fait de mal, qu’alors même qu’elle semble m’offrir le plus grand bien, je me défie encore d’elle. Mais, chère amie, ces inquiétudes sont dissipées, je suis à toi pour toujours, à toi ! Je me dis que si mon père vous avait connue, c’est vous qu’il aurait choisie pour la compagne de ma vie, c’est vous…… — Arrêtez, s’écria Corinne, en fondant en pleurs, je vous en conjure, ne me parlez pas ainsi. —

Pourquoi vous opposeriez-vous, dit lord Nelvil, au plaisir que je trouve à vous unir dans ma pensée avec le souvenir de mon père, à confondre ainsi dans mon cœur tout ce qui m’est cher et sacré. — Vous ne le pouvez pas, interrompit Corinne ; Oswald, je sais trop que vous ne le pouvez pas. — Juste ciel, reprit lord Nelvil, qu’avez-vous à m’apprendre ? Donnez-moi cet écrit qui doit contenir l’histoire de votre vie, donnez-le-moi. — Vous l’aurez, reprit Corinne ; mais, je vous en conjure, encore huit jours de grâce, seulement huit jours. Ce que j’ai appris ce matin m’oblige à quelques détails de plus. — Comment, dit Oswald, quel rapport avez-vous ? …… — N’exigez pas que je vous réponde à présent, interrompit Corinne, bientôt vous saurez tout, et ce sera peut-être la fin, la terrible fin de mon bonheur ; mais, avant cet instant, je veux que nous voyions ensemble la campagne heureuse de Naples, avec un sentiment encore doux, avec une ame encore accessible à cette ravissante nature ; je veux consacrer, de quelque manière dans ces beaux lieux, l’époque la plus solennelle de ma vie : il faut que vous conserviez un dernier souvenir de moi, telle que j’étais, telle que j’aurais toujours été, si mon cœur s’était défendu de vous aimer. — Ah ! Corinne, dit Oswald, que voulez-vous m’annoncer par ces paroles sinistres ? Il ne se peut pas que vous ayez rien à m’apprendre qui refroidisse et ma tendresse et mon admiration. Pourquoi donc prolonger encore de huit jours cette anxiété, ce mystère, qui semble élever une barrière entre nous ? — Cher Oswald, je le veux, répondit Corinne, pardonnez-moi ce dernier acte de pouvoir ; bientôt vous seul déciderez de nous deux ; j’attendrai mon sort de votre bouche, sans murmurer, s’il est cruel : car je n’ai sur cette terre ni sentimens, ni liens qui me condamnent à survivre à votre amour. — En achevant ces mots, elle sortit, en repoussant doucement avec sa main Oswald qui voulait la suivre.


CHAPITRE III.


CORINNE avait résolu de donner une fête à lord Nelvil pendant les huit jours de délai qu’elle avait demandés ; et cette idée d’une fête s’unissait pour elle aux sentimens les plus mélancoliques. En examinant le caractère d’Osvald, il était impossible qu’elle ne fût pas inquiète de l’impression qu’il recevrait par ce qu’elle avait à lui dire. Il fallait juger Corinne en poète, en artiste, pour lui pardonner le sacrifice de son rang, de sa famille, de son pays, de son nom, à l’enthousiasme du talent et des beaux-arts. Lord Nelvil avait sans doute tout l’esprit nécessaire pour admirer l’imagination et le génie, mais il croyait que les relations de la vie sociale devaient l’emporter sur tout, et que la première destination des femmes et même des hommes n’était pas l’exercice des facultés intellectuelles, mais l’accomplissement des devoirs particuliers à chacun. Les remords cruels qu’il avait éprouvés, en s’écartant de la ligne qu’il s’était tracée, avaient encore fortifié les principes sévères de moralité innés en lui. Les mœurs d’Angleterre, les habitudes et les opinions d’un pays où l’on se trouve si bien du respect le plus scrupuleux pour les devoirs, comme pour les lois, le retenaient dans des liens assez étroits à beaucoup d’égards ; enfin, le découragement qui naît d’une profonde tristesse fait aimer ce qui est dans l’ordre naturel, ce qui va de soi-même, et n’exige point de résolution nouvelle, ni de décision contraire aux circonstances qui nous sont marquées par le sort.

L’amour d’Oswald pour Corinne avait modifié toute sa manière de sentir ; mais l’amour n’efface jamais entièrement le caractère, et Corinne apercevait ce caractère à travers la passion qui en triomphait ; et peut-être même le charme de lord Nelvil tenait-il beaucoup à cette opposition entre sa nature et son sentiment, opposition qui donnait un nouveau prix à tous les témoignages de sa tendresse. Mais l’instant approchait où les inquiétudes fugitives que Corinne avait constamment écartées, et qui n’avaient mêlé qu’un trouble léger et rêveur à la félicité dont elle jouissait, devaient décider de sa vie. Cette ame née pour le bonheur, accoutumée aux sensations mobiles du talent et de la poésie, s’étonnait de l’âpreté, de la fixité de la douleur ; un frémissement que n’éprouvent point les femmes résignées depuis long-temps à souffrir agitait alors tout son être.

Cependant, au milieu de la plus cruelle anxiété, elle préparait secrètement une journée brillante qu’elle voulait encore passer avec Oswald. Son imagination et sa sensibilité s’unissaient ainsi d’une manière romanesque. Elle invita les Anglais qui étaient à Naples, quelques Napolitains et Napolitaines dont la société lui plaisait, et le matin du jour qu’elle avait choisi pour être tout à la fois et celui d’une fête et la veille d’un aveu qui pouvait détruire à jamais son bonheur, un trouble singulier animait ses traits, et leur donnait une expression toute nouvelle. Des yeux distraits pouvaient prendre cette expression si vive pour de la joie ; mais ses mouvemens agités et rapides, ses regards qui ne s’arrêtaient sur rien, ne prouvaient que trop à lord Nelvil, ce qui se passait dans son ame. C’est en vain qu’il essayait de la calmer par les protestations les plus tendres. — Vous me direz cela dans deux jours, lui disait-elle, si vous pensez toujours de même : à présent ces douces paroles ne me font que du mal. — Et elle s’éloignait de lui. Les voitures qui devaient conduire la société que Corinne avait invitée, arrivèrent à la fin du jour, au moment où le vent de mer s’élève, et, rafraîchissant l’air, permet à l’homme de contempler la nature. La première station de la promenade fut au tombeau de Virgile. Corinne et sa société s’y arrêtèrent avant de traverser la grotte de Pausilipe. Ce tombeau est placé dans le plus beau site du monde ; le golfe de Naples lui sert de perspective. Il y a tant de repos et de magnificence dans cet aspect, qu’on est tenté de croire que c’est Virgile lui-même qui l’a choisi, ce simple vers des Géorgiques aurait pu servir d’épitaphe :

Illo Virgilium me iempore dulcis alebat
Parthenope[1].

ses cendres y reposent encore, et la mémoire de son nom attire dans ce lieu les hommages de l’univers. C’est tout ce que l’homme, sur cette terre, peut arracher à la mort.

Pétrarque a planté un laurier sur ce tombeau, et Pétrarque n’est plus et le laurier se meurt. La foule des étrangers qui sont venus honorer la mémoire de Virgile ont écrit leurs noms sur les murs qui environnent l’urne. L’on est importuné par ces noms obscurs qui semblent là seulement pour troubler la paisible idée de solitude que ce séjour fait naître. Il n’y a que Pétrarque qui fut digne de laisser une trace durable de son voyage au tombeau de Virgile. On redescend en silence de cet asile funéraire de la gloire : on se rappelle et les pensées et les images que le talent du poëte a consacrées pour toujours. Admirable entretien avec les races futures, entretien que l’art d’écrire perpétue et renouvelle ! Ténèbres de la mort, qu’êtes-vous donc ? Les idées, les sentimens, les expressions d’un homme subsistent, et ce qui était lui ne subsisterait plus ! Non, une telle contradiction dans la nature est impossible.

Oswald, dit Corinne à lord Nelvil, les impressions que vous venez d’éprouver préparent, mal pour une fête ; mais combien, ajouta-t-elle avec une sorte d’exaltation dans le regard, combien de fêtes se sont passées non loin des tombeaux ! — Chère amie, répondit Oswald, d’où vient cette peine secrète qui vous agite ? Confiez-vous à moi, je vous ai dû six mois les plus fortunés de ma vie, peut-être aussi pendant ce temps ai-je répandu quelque douceur sur vos jours. Ah ! qui pourrait être impie envers le bonheur ! Qui pourrait se ravir la jouissance suprême de faire du bien à une ame telle que la vôtre ! Hélas ! c’est déjà beaucoup que de se sentir nécessaire au plus humble des mortels ; mais être nécessaire à Corinne, croyez-moi, c’est trop de gloire, c’est trop de délices pour y renoncer. — Je crois à vos promesses, répondit Corinne ; mais n’y a-t-il pas des momens où quelque chose de violent et de bizarre s’empare du cœur et accélère ses battemens avec une agitation douloureuse ? —

Ils traversèrent la grotte de Pausilipe aux flambeaux : on la passe ainsi, même à l’heure de midi, car c’est une route creusée sous la montagne pendant près d’un quart de lieue, et lorsqu’on est au milieu, l’on aperçoit à peine le jour aux deux extrémités. Un retentissement extraordinaire se fait entendre sous cette longue voûte ; les pas des chevaux, les cris de leurs conducteurs, font un bruit étourdissant qui ne laisse dans la tête aucune pensée suivie. Les chevaux de Corinne traînaient sa voiture avec une étonnante rapidité, et cependant elle n’était pas encore contente de leur vitesse, et disait à lord Nelvil : — Mon cher Oswald, comme ils avancent lentement ! faites donc qu’ils se pressent. — D’où vous vient cette impatience, Corinne, répondit Oswald ? autrefois, quand nous étions ensemble, vous ne cherchiez pas à précipiter les heures, vous en jouissiez. — À présent, dit Corinne, il faut que tout se décide ; il faut que tout arrive à son terme, et je me sens le besoin de tout hâter, fût-ce ma mort. —

Au sortir de la grotte on éprouve une vive sensation de plaisir en retrouvant le jour et la nature, et quelle nature que celle qui s’offre alors aux regards ! Ce qui manque souvent à la campagne d’Italie, ce sont les arbres ; l’on en voit dans ce lieu en abondance. La terre d’ailleurs y est couverte de tant de fleurs, que c’est le pays où l’on peut le mieux se passer de ces forêts qui sont la plus grande beauté de la nature dans toute autre contrée. La chaleur est si grande à Naples qu’il est impossible de se promener, même à l’ombre, pendant le jour ; mais le soir ce pays ouvert, entouré par la mer et le ciel, s’offre en entier à la vue, et l’on respire la fraîcheur de toutes parts. La transparence de l’air, la variété des sites, les formes pittoresques des montagnes caractérisent si bien l’aspect du royaume de Naples, que les peintres en dessinent les paysages de préférence. La nature a dans ce pays une puissance et une originalité que l’on ne peut expliquer par aucun des charmes que l’on recherche ailleurs.

— Je vous fais passer, dit Corinne à ceux qui l’accompagnaient, sur les bords du lac d’Averne, près du Phlégéton, et voilà devant vous le temple de la Sibylle de Cumes. Nous traversons les lieux célébrés sous le nom des délices de Bayes ; mais je vous propose de ne pas vous y arrêter dans ce moment. Nous recueillerons les souvenirs de l’histoire et de la poésie qui nous entourent ici quand nous serons arrivés dans un lieu d’où nous pourrons les apercevoir tous à la fois. —

C’était sur le cap Misène que Corinne avait fait préparer les danses et la musique. Rien n’était plus pittoresque que l’arrangement de cette fête. Tous les matelots de Bayes étaient vêtus avec des couleurs vives et bien contrastées ; quelques orientaux qui venaient d’un bâtiment levantin alors dans le port, dansaient avec des paysannes des îles voisines d’Ischia et de Procida, dont l’habillement a conservé de la ressemblance avec le costume grec ; des voix parfaitement justes se faisaient entendre dans l’éloignement, et les instrumens se répondaient derrière les rochers, d’échos en échos, comme si les sons allaient se perdre dans la mer. L’air qu’on respirait était ravissant ; il pénétrait l’ame d’un sentiment de joie qui animait tous ceux qui étaient là et s’empara même de Corinne. On lui proposa de se mêler à la danse des paysannes, et d’abord elle y consentit avec plaisir ; mais à peine eut-elle commencé, que les sentimens les plus sombres lui rendirent odieux les amusemens auxquels elle prenait part, et s’éloignant rapidement de la danse et de la musique, elle alla s’asseoir à l’extrémité du cap sur le bord de la mer. Oswald se hâta de l’y suivre ; mais comme il arrivait près d’elle, la société qui les accompagnait le rejoignit aussitôt pour supplier Corinne d’improviser dans ce beau lieu. Son trouble était tel en ce moment, qu’elle se laissa ramener vers le tertre élevé où l’on avait placé sa lyre, sans pouvoir réfléchir à ce qu’on attendait d’elle.


CHAPITRE IV.


CEPENDANT Corinne souhaitait qu’Oswald l’entendît encore une fois, comme au jour du Capitole, avec tout le talent qu’elle avait reçu du ciel ; si ce talent devait être perdu pour jamais, elle voulait que ses derniers rayons, avant de s’éteindre, brillassent pour celui qu’elle aimait. Ce désir lui fit trouver dans l’agitation même de son ame l’inspiration dont elle avait besoin. Sa lyre était préparée, et tous ses amis impatiens de l’entendre. Le peuple même qui la connaissait de réputation, ce peuple qui dans le midi est par l’imagination bon juge de la poésie, entourait en silence l’enceinte où les amis de Corinne étaient placés, et tous ces visages napolitains exprimaient par leur vive physionomie l’attention la plus animée. La lune se levait à l’horizon ; mais les derniers rayons du jour rendaient encore sa lumière très-pâle. Du haut de la petite colline qui s’avance dans la mer et forme le cap Misène on découvrait parfaitement le Vésuve, le golfe de Naples, les îles dont il est parsemé, et la campagne qui s’étend depuis Naples jusqu’à Gaëte, enfin la contrée de l’univers où les volcans, l’histoire et la poésie ont laissé le plus de traces. Aussi, d’un commun accord, tous les amis de Corinne lui demandèrent-ils de prendre pour sujet des vers qu’elle allait chanter les souvenirs que ces lieux retraçaient. Elle accorda sa lyre et commença d’une voix altérée. Son regard était beau ; mais qui la connaissait comme Oswald pouvait y démêler l’anxiété de son ame : elle essaya cependant de contenir sa peine, et de s’élever du moins pour un moment au-dessus de sa situation personnelle.


IMPROVISATION DE CORINNE DANS LA CAMPAGNE
DE NAPLES.

« La poésie, la nature et l’histoire rivalisent ici de grandeur ; ici l’on peut embrasser d’un coup d’œil tous les temps et tous les prodiges.

J’aperçois le lac d’Averne, volcan éteint, dont les ondes inspiraient jadis la terreur ; l’Achéron, le Phlégéton, qu’une flamme souterraine fait bouillonner, sont les fleuves de cet enfer visité par Énée.

Le feu, cette vie dévorante qui crée le monde et le consume, épouvantait d’autant plus que ses lois étaient moins connues. La nature jadis ne révélait ses secrets qu’à la poésie.

La ville de Cumes, l’antre de la Sibylle, le temple d’Apollon, étaient sur cette hauteur. Voici le bois où fut cueilli le rameau d’or. La terre de l’Énéide vous entoure, et les fictions consacrées par le génie sont devenues des souvenirs dont on cherche encore les traces.

Un Triton a plongé dans ces flots le Troyen téméraire qui osa défier les divinités de la mer par ses chants : ces rochers creux et sonores sont tels que Virgile les a décrits. L’imagination est fidèle, quand elle est toute-puissante, Le génie de l’homme est créateur, quand il sent la nature, imitateur, quand il croit l’inventer.

Au milieu de ces masses terribles, vieux témoins de la création, l’on voit une montagne nouvelle que le volcan a fait naître. Ici la terre est orageuse comme la mer, et ne rentre pas comme elle paisiblement dans ses bornes. Le lourd élément, soulevé par les Iremblemens de l’abîme, creuse les vallées, élève des monts, et ses vagues pétrifiées attestent les tempêtes qui déchirent son sein.

Si vous frappez sur ce sol, la voûte souterraine retentit. On dirait que le monde habité n’est plus qu’une surface prête à s’entr’ouvrir. La campagne de Naples est l’image des passions humaines : sulfureuse et féconde, ses dangers et ses plaisirs semblent naître de ces volcans enflammés qui donnent à l’air tant de charmes, et font gronder la foudre sous nos pas.

Pline étudiait la nature pour mieux admirer l’Italie ; il vantait son pays comme la plus belle des contrées, quand il ne pouvait plus l’honorer à d’autres titres. Cherchant la science comme un guerrier les conquêtes, il partit de ce promontoire même pour observer le Vésuve à travers les flammes, et ces flammes l’ont consumé.

Oh ! souvenir, noble puissance, ton empire est dans ces lieux ! De siècle en siècle, bizarre destinée ! l’homme se plaint de ce qu’il a perdu. L’on dirait que les temps écoulés sont tous dépositaires à leur tour d’un bonheur qui n’est plus ; et tandis que la pensée s’enorgueillit de ses progrès, s’élance dans l’avenir, notre ame semble regretter une ancienne patrie dont le passé la rapproche.

Les Romains, dont nous envions la splendeur, n’enviaient-ils pas la simplicité mâle de leurs ancêtres ? Jadis ils méprisaient cette contrée voluptueuse, et ses délices ne domptèrent que leurs ennemis. Voyez dans le lointain Capoue : elle a vaincu le guerrier dont l’ame inflexible résista plus long-temps à Rome que l’univers.

Les Romains à leur tour habitèrent ces lieux : quand la force de l’ame servait seulement à mieux sentir la honte et la douleur, ils s’amollirent sans remords. À Bayes on les a vus conquérir sur la mer un rivage pour leurs palais. Les monts furent creusés pour en arracher des colonnes, et les maîtres du monde, esclaves à leur tour, asservirent la nature pour se consoler d’être asservis.

Cicéron a perdu la vie près du promontoire de Gaëte qui s’offre à nos regards. Les triumvirs, sans respect pour la postérité, la dépouillèrent des pensées que ce grand homme aurait conçues. Le crime des triumvirs dure encore. C’est contre nous encore que leur forfait est commis.

Cicéron succomba sous le poignard des tyrans. Scipion, plus malheureux, fut banni par son pays encore libre. Il termina ses jours non loin de cette rive, et les ruines de son tombeau sont appelées la Tour de la patrie. Touchante allusion au souvenir dont sa grande ame fut occupée !

Marius s’est réfugié dans ces marais de Minturnes, près de la demeure de Scipion. Ainsi, dans tous les temps, les nations ont persécuté leurs grands hommes ; mais ils sont consolés par l’apothéose, et le ciel où les Romains croyaient commander encore reçoit parmi ses étoiles Romulus, Numa, César : astres nouveaux qui confondent à nos regards les rayons de la gloire et la lumière céleste. Ce n’est pas assez des malheurs. La trace de tous les crimes est ici. Voyez, à l’extrémité du golfe, l’île de Caprée, où la vieillesse a désarmé Tibère ; où cette ame à la fois cruelle et voluptueuse, violente et fatiguée, s’ennuya même du crime, et voulut se plonger dans les plaisirs les plus bas, comme si la tyrannie ne l’avait pas encore assez dégradée.

Le tombeau d’Agrippine est sur ces bords, en face de l’île de Caprée ; il ne fut élevé qu’après la mort de Néron : l’assassin de sa mère proscrivit aussi ses cendres. Il habita long-temps à Bayes, au milieu des souvenirs de son forfait. Quels monstres le hasard rassemble sous nos yeux ! Tibère et Néron se regardent.

Les îles que les volcans ont fait sortir de la mer servirent, presqu’en naissant, aux crimes du vieux monde ; les malheureux relégués sur ces rochers solitaires, au milieu des flots, contemplaient de loin leur patrie, tâchaient de respirer ses parfums dans les airs, et quelquefois, après un long exil, un arrêt de mort leur apprenait que leurs ennemis du moins ne les avaient pas oubliés.

Oh ! terre, toute baignée de sang et de larmes, tu n’as jamais cessé de produire et des fruits et des fleurs ! es-tu donc sans pitié pour l’homme ? et sa poussière retourne-t-elle dans ton sein maternel sans le faire tressaillir ? »

Ici, Corinne se reposa quelques instans. Tous ceux que la fête avait rassemblés jetaient à ses pieds des branches de myrte et de laurier. La lueur douce et pure de la lune embellissait son visage ; le vent frais de la mer agitait ses cheveux pittoresquement, et la nature semblait se plaire à la parer. Corinne cependant fut tout à coup saisie par un attendrissement irrésistible : elle considéra ces lieux enchanteurs, cette soirée enivrante, Oswald qui était là, qui n’y serait peut-être pas toujours, et des larmes coulèrent de ses yeux. Le peuple même qui venait de l’applaudir avec tant de bruit respectait son émotion, et tous attendaient en silence que ses paroles fissent partager ce qu’elle éprouvait. Elle préluda quelque temps sur sa lyre, et ne divisant plus son chant en octaves, elle s’abandonna dans ses vers à un mouvement non interrompu.


« Quelques souvenirs du cœur, quelques noms de femmes, réclament aussi vos pleurs. C’est à Misène, dans le lieu même où nous sommes, que la veuve de Pompée, Cornélie, conserva jusqu’à la mort son noble deuil, Agrippine pleura long-temps Germanicus sur ces bords. Un jour, le même assassin qui lui ravit son époux la trouva digne de le suivre. L’île de Nisida fut témoin des adieux de Brutus et de Porcie.

Ainsi les femmes amies des héros ont vu périr l’objet qu’elles avaient adoré, C’est en vain que pendant long-temps elles suivirent ses traces. Un jour vint qu’il fallut le quitter. Porcie se donne la mort ; Cornélie presse contre son sein l’urne sacrée qui ne répond plus à ses cris ; Agrippine, pendant plusieurs années, irrite en vain le meurtrier de son époux : et ces créatures infortunées, errant comme des ombres sur les plages dévastées du fleuve éternel, soupirent pour aborder à l’autre rive ; dans leur longue solitude, elles interrogent le silence, et demandent à la nature entière, à ce ciel étoilé, comme à cette mer profonde, un son d’une voix chérie, un accent qu’elles n’entendront plus.

Amour, suprême puissance du cœur, mystérieux enthousiasme qui renferme en lui-même la poésie, l’héroïsme et la religion ! qu’arrive-t-il quand la destinée nous sépare de celui qui avait le secret de notre ame, et nous avait donné la vie du cœur, la vie céleste ? Qu’arrive-t-il quand l’absence ou la mort isolent une femme sur la terre ? Elle languit, elle tombe. Combien de fois ces rochers qui nous entourent n’ont-ils pas offert leur froid soutien à ces veuves délaissées qui s’appuyaient jadis sur le sein d’un ami, sur le bras d’un héros !

Devant vous est Sorrente ; là, demeurait la sœur du Tasse, quand il vint en pèlerin demander, à cette obscure amie, un asile contre l’injustice des princes : ses longues douleurs avaient presque égaré sa raison ; il ne lui restait plus que du génie ; il ne lui restait que la connaissance des choses divines, toutes les images de la terre étaient troublées. Ainsi le talent, épouvanté du désert qui l’environne, parcourt l’univers sans trouver rien qui lui ressemble. La nature pour lui n’a plus d’écho ; et le vulgaire prend pour de la folie ce malaise d’une ame qui ne respire pas dans ce monde assez d’air, assez d’enthousiasme, assez d’espoir.

La fatalité, continua Corinne avec une émotion toujours croissante, la fatalité ne poursuit-elle pas les ames exaltées, les poètes dont l’imagination tient à la puissance d’aimer et de souffrir ? Ils sont les bannis d’une autre région, et l’universelle bonté ne devait pas ordonner toute chose pour le petit nombre des élus ou des proscrits. Que voulaient dire les anciens, quand ils parlaient de la destinée avec tant de terreur ? Que peut-elle cette destinée sur les êtres vulgaires et paisibles ? Ils suivent les saisons, ils parcourent docilement le cours habituel de la vie. Mais la prêtresse qui rendait les oracles se sentait agitée par une puissance cruelle. Je ne sais quelle force involontaire précipite le génie dans le malheur : il entend le bruit des sphères que les organes mortels ne sont pas faits pour saisir ; il pénètre des mystères du sentiment inconnus aux autres hommes, et son ame recèle un Dieu qu’elle ne peut contenir !

Sublime créateur de cette belle nature, protège-nous ! Nos élans sont sans force, nos espérances mensongères. Les passions exercent en nous une tyrannie tumultueuse, qui ne nous laisse ni liberté ni repos. Peut-être ce que nous ferons demain décidera-t-il de notre sort ; peut-être hier avons-nous dit un mot que rien ne peut racheter. Quand notre esprit s’élève aux plus hautes pensées, nous sentons, comme au sommet des édifices élevés, un vertige qui confond tous les objets à nos regards ; mais alors même la douleur, la terrible douleur, ne se perd point dans les nuages, elle les sillonne, elle les entr’ouvre. Ô ! mon Dieu, que veut-elle nous annoncer ? …… »

À ces mots, une pâleur mortelle couvrit le visage de Corinne ; ses yeux se fermèrent, et elle serait tombée à terre, si lord Nelvil ne s’était pas à l’instant trouvé près d’elle pour la soutenir.


CHAPITRE V.


CORINNE revint à elle, et la vue d’Oswald, qui avait dans son regard la plus touchante expression d’intérêt et d’inquiétude, lui rendit un peu de calme. Les Napolitains remarquaient avec étonnement la teinte sombre de la poésie de Corinne, ils admiraient l’harmonieuse beauté de ses vers ; mais ils auraient souhaité que ces vers fussent inspirés par une disposition moins triste : car ils ne considéraient les beaux-arts, et parmi les beaux-arts la poésie, que comme une manière de se distraire des peines de la vie, et non de creuser plus avant dans ses terribles secrets. Mais les Anglais qui avaient entendu Corinne étaient pénétrés d’admiration pour elle.

Ils étaient ravis de voir ainsi les sentimens mélancoliques exprimés avec l’imagination italienne. Cette belle Corinne dont les traits animés et le regard plein de vie étaient destinés à peindre le bonheur, cette fille du soleil, atteinte par des peines secrètes, ressemblait à ces fleurs encore fraîches et brillantes, mais qu’un point noir causé par une piqûre mortelle menace d’une fin prochaine.

Toute la société s’embarqua pour retourner à Naples ; et la chaleur et le calme qui régnaient alors faisaient goûter vivement le plaisir d’être sur la mer. Goethe a peint, dans une délicieuse romance, ce penchant que l’on éprouve pour les eaux, au milieu de la chaleur. La nymphe du fleuve vante au pêcheur le charme de ses flots : elle l’invite à s’y rafraîchir, et séduit par degrés, enfin il s’y précipite. Cette puissance magique de l’onde ressemble, en quelque manière, au regard du serpent qui attire en effrayant. La vague qui s’élève de loin et se grossit par degrés, et se hâte en approchant du rivage, semble correspondre avec un désir secret du cœur, qui commence doucement et devient irrésistible.

Corinne était plus calme ; les délices du beau temps rassuraient son ame ; elle avait relevé les tresses de ses cheveux pour mieux sentir ce qu’il pouvait y avoir d’air autour d’elle ; sa figure était ainsi plus charmante que jamais. Les instrumens à vent qui suivaient dans une autre barque produisaient un effet enchanteur : ils étaient en harmonie avec la mer, les étoiles, et la douceur enivrante d’un soir d’Italie ; mais ils causaient une plus touchante émotion encore : ils étaient la voix du ciel au milieu de la nature. — Chère amie, dit Oswald, à voix basse, chère amie de mon cœur, je n’oublierai jamais ce jour : en pourra-t-il jamais exister un plus heureux ? — Et en prononçant ces paroles, ses yeux étaient remplis de larmes. L’un des agrémens séducteurs d’Oswald, c’était cette émotion facile et cependant contenue qui mouillait souvent, malgré lui, ses yeux de pleurs : son regard avait alors une expression irrésistible. Quelquefois même, au milieu d’une douce plaisanterie, on s’apercevait qu’il était ébranlé par un attendrissement secret qui se mêlait à sa gaieté et lui donnait un noble charme. — Hélas ! répondit Corinne, non, je n’espère plus un jour tel que celui-ci ; qu’il soit béni, du moins, comme le dernier de ma vie, s’il n’est pas, s’il ne peut pas être l’aurore d’un bonheur durable. —


CHAPITRE VI.


LE temps commençait à changer lorsqu’ils arrivèrent à Naples ; le ciel s’obscurcissait, et l’orage, qui s’annonçait dans l’air, agitait déjà fortement les vagues, comme si la tempête de la mer répondait du sein des flots à la tempête du ciel. Oswald avait devancé Corinne de quelques pas, parce qu’il voulait faire apporter des flambeaux pour la conduire plus sûrement jusqu’à sa demeure. En passant sur le quai, il vit des Lazzaroni rassemblés qui criaient assez haut : Ah ! le pauvre homme, il ne peut pas s’en tirer ; il faut avoir patience, il périra. — Que dites-vous, s’écria lord Nelvil avec impétuosité, de qui parlez-vous ? — D’un pauvre vieillard, répondirent-ils, qui se baignait là-bas, non loin du môle, mais qui a été pris par l’orage, et n’a pas assez de force pour lutter contre les vagues et regagner le bord. Le premier mouvement d’Oswald était de se jeter à l’eau, mais réfléchissant à la frayeur qu’il causerait à Corinne, lorsqu’elle approcherait, il offrit tout l’argent qu’il portait avec lui, et en promit le double à celui qui se jetterait dans l’eau pour retirer le vieillard. Les Lazzaroni refusèrent, en disant : Nous avons trop peur, il y a trop de danger cela ne se peut pas. En ce moment, le vieillard disparut sous les flots. Oswald n’hésita plus, et s’élança dans la mer, malgré les vagues qui recouvraient sa tête. Il lutta cependant heureusement contre elles, atteignit le vieillard qui périssait un instant plus tard, le saisit et le ramena sur la rive. Mais le froid de l’eau, les efforts violens d’Oswald contre la mer agitée, lui firent tant de mal, qu’au moment où il apportait le vieillard sur la rive, il tomba sans connaissance, et sa pâleur était telle en cet état, qu’on devait croire qu’il n’existait plus[2].

Corinne passait alors, ne pouvant pas se douter de ce qui venait d’arriver. Elle aperçut une grande foule rassemblée, et entendant crier : Il est mort, elle allait s’éloigner, cédant à la terreur que lui inspiraient ces paroles, lorsqu’elle vit un des Anglais qui l’accompagnaient fendre précipitamment la foule. Elle fit quelques pas pour le suivre, et le premier objet qui frappa ses regards ce fut l’habit d’Oswald, qu’il avait laissé sur le rivage en se jetant dans l’eau. Elle saisit cet habit avec un désespoir convulsif, croyant qu’il ne restait plus que cela d’Oswald ; et quand elle le reconnut enfin lui-même, bien qu’il parût sans vie, elle se jeta sur son corps inanimé avec une sorte de transport, et, le pressant dans ses bras avec ardeur, elle eut l’inexprimable bonheur de sentir encore les battemens du cœur d’Oswald, qui se ranimait peut-être à l’approche de Corinne. — Il vit, s’écria-t-elle, il vit ! — Et dans ce moment elle reprit une force, un courage qu’avaient à peine les simples amis d’Oswald. Elle appela tous les secours, elle-même sut les donner ; elle soutenait la tête d’Oswald évanoui ; elle le couvrait de ses larmes, et, malgré la plus cruelle agitation, elle n’oubliait rien, elle ne perdait pas un instant, et ses soins n’étaient point interrompus par sa douleur. Oswald paraissait un peu mieux. Cependant il n’avait point encore repris l’usage de ses sens, Corinne le fit transporter chez elle, et se mit à genoux à côté de lui, l’entoura des parfums qui devaient le ranimer, et l’appelait avec un accent si tendre, si passionné, que la vie devait revenir à cette voix. Oswald l’entendit, rouvrit les yeux et lui serra la main.

Se peut-il que pour jouir d’un tel moment il ait fallu sentir les angoisses de l’enfer ! Pauvre nature humaine ! Nous ne connaissons l’infini que par la douleur ; et dans toutes les jouissances de la vie il n’est rien qui puisse compenser le désespoir de voir mourir ce qu’on aime.

— Cruel ! s’écria Corinne, cruel, qu’avez-vous fait ? — Pardonnez, répondit Oswald, d’une voix encore tremblante, pardonnez. Dans l’instant où je me suis cru prêt à périr, croyez-moi, chère amie, j’avais peur pour vous. — Admirable expression de l’amour partagé, de l’amour au plus heureux moment de la confiance mutuelle ! Corinne, vivement émue par ces délicieuses paroles, ne put se les rappeler jusqu’à son dernier jour, sans un attendrissement qui, pour quelques instans du moins, fait tout pardonner.


CHAPITRE VII.


LE second mouvement d’Oswald fut de porter sa main sur sa poitrine pour y retrouver le portrait de son père : il y était encore, mais les eaux l’avaient tellement effacé, qu’il était à peine reconnaissable. Oswald, amèrement affligé de cette perte, s’écria : — Mon Dieu ! vous m’enlevez donc jusques à son image ! — Corinne pria lord Nelvil de lui permettre de rétablir ce portrait. Il y consentit, mais sans beaucoup d’espoir. Quel fut son étonnement, lorsqu’au bout de trois jours elle le rapporta non-seulement réparé, mais plus frappant de ressemblance encore qu’auparavant. — Oui, dit Oswald avec ravissement, oui, vous avez deviné ses traits et sa physionomie. C’est un miracle du ciel qui vous désigne à moi comme la compagne de mon sort, puisqu’il vous révèle le souvenir de celui qui doit à jamais disposer de moi. Corinne, continua-t-il en se jetant à ses pieds, règne à jamais sur ma vie. Voilà l’anneau que mon père avait donné à sa femme, l’anneau le plus saint, le plus sacré, qui fut offert par la bonne foi la plus noble, accepté par le cœur le plus fidèle ; je l’ôte de mon doigt pour le mettre au tien. Et dès cet instant je ne suis plus libre, tant que vous le conserverez, chère amie, je ne le suis plus. J’en prends l’engagement solennel avant de savoir qui vous êtes ; c’est votre ame que j’en crois, c’est elle qui m’a tout appris. Les événemens de votre vie, s’ils viennent de vous, doivent être nobles comme votre caractère ; s’ils viennent du sort, et que vous en ayez été la victime, je remercie le ciel d’être chargé de les réparer. Ainsi donc, ô ma Corinne, apprenez-moi vos secrets, vous le devez à celui dont les promesses ont précédé votre confiance. —

— Oswald, répondit Corinne, cette émotion si touchante naît en vous d’une erreur, et je ne puis accepter cet anneau sans la dissiper ; vous croyez que j’ai deviné par une inspiration du cœur les traits de votre père ; mais je dois vous apprendre que je l’ai vu lui-même plusieurs fois. — Vous avez vu mon père, s’écria lord Nelvil, et comment ? dans quel lieu ? se peut-il, Ô mon Dieu ! qui donc êtes-vous ? — Voilà votre anneau, dit Corinne avec une émotion étouffée, je dois déjà vous le rendre. — Non, reprit Oswald après un moment de silence, je jure de ne jamais être l’époux d’une autre, tant que vous ne me renverrez pas cet anneau. Mais pardonnez au trouble que vous venez d’exciter en mon ame ; des idées confuses se retracent à moi, mon inquiétude est douloureuse. — Je le vois, reprit Corinne, et je vais l’abréger. Mais déjà votre voix n’est plus la même, et vos paroles sont changées. Peut-être après avoir lu mon histoire, peut-être que l’horrible mot adieu… — Adieu, s’écria lord Nelvil, non, chère amie, ce n’est que sur mon lit de mort que je pourrais te le dire. Ne le crains pas avant cet instant. — Corinne sortit, et peu de minutes après, Thérésine entra dans la chambre d’Oswald pour lui remettre de la part de sa maîtresse l’écrit qu’on va lire.

  1. Dans ce temps-là, la douce Parthenope m’accueillait.
  2. M. Elliot, ministre d’Angleterre, a sauvé la vie d’un vieillard à Naples, de la même manière que lord Nelvil.