Corinne ou l’Italie/Livre XV

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Tome II – Livre XV


LIVRE XV.

LES ADIEUX À ROME ET LE VOYAGE
À VENISE

CHAPITRE PREMIER.


C’ÉTAIT avec une émotion profonde qu’Oswald avait lu la lettre de Corinne. Un mélange confus de diverses peines l’agitait ; tantôt il était blessé du tableau qu’elle faisait d’une province d’Angleterre, et se disait avec désespoir que jamais une telle femme ne pourrait être heureuse dans la vie domestique ; tantôt il la plaignait de ce qu’elle avait souffert, et ne pouvait s’empêcher d’aimer et d’admirer la simplicité avec laquelle elle le racontait. Il se sentait jaloux aussi des affections qu’elle avait éprouvées avant de le connaître, et plus il voulait se cacher à lui-même cette jalousie, plus il en était tourmenté ; enfin, surtout, la part qu’avait son père dans cette histoire l’affligeait amèrement, et l’angoisse de son ame était telle, qu’il ne savait plus ce qu’il pensait, ni ce qu’il faisait. Il sortit précipitamment, à midi, par un soleil brûlant : à cette heure il n’y a personne dans les rues de Naples, l’effroi de la chaleur retient tous les êtres vivans à l’ombre. Il s’en alla du côté de Portici, marchant au hasard et sans dessein, et les rayons ardens qui tombaient sur sa tête excitaient tout à la fois et troublaient ses pensées.

Corinne cependant, après quelques heures d’attente, ne put résister au besoin de voir Oswald ; elle entra dans sa chambre, et ne l’y trouvant point, cette absence dans ce moment lui causa une terreur mortelle. Elle vit sur la table de lord Nelvil ce qu’elle lui avait écrit, et, ne doutant pas que ce ne fût après l’avoir lu qu’il s’en était allé, elle s’imagina qu’il était parti tout-à-fait, et qu’elle ne le reverrait plus. Alors une douleur insupportable s’empara d’elle ; elle essaya d’attendre, et chaque moment la consumait ; elle parcourait sa chambre à grands pas, et puis s’arrêtait soudain, de peur de perdre le moindre bruit qui pourrait annoncer le retour. Enfin, ne résistant plus à son anxiété, elle descendit pour demander si l’on n’avait pas vu passer lord Nelvil, et de quel côté il avait porté ses pas. Le maître de l’auberge répondit que lord Nelvil était allé du côté de Portici, mais que sûrement, ajouta l’hôte, il n’avait pas été loin ; car, dans ce moment, un coup de soleil serait très-dangereux. Cette crainte se mêlant à toutes les autres, bien que Corinne n’eût rien sur la tête qui pût la garantir de l’ardeur du jour, elle se mit à marcher au hasard dans la rue. Les larges pavés blancs de Naples, ces pavés de lave, et placés là comme pour multiplier l’effet de la chaleur et de la lumière, brûlaient ses pieds, et l’éblouissaient par le reflet des rayons du soleil.

Elle n’avait pas le projet d’aller jusqu’à Portici, mais elle avançait toujours, et toujours plus vite ; la souffrance et le trouble précipitaient ses pas. On ne voyait personne sur le grand chemin : à cette heure, les animaux eux-mêmes se tiennent cachés, ils redoutent la nature.

Une poussière horrible remplit l’air dès que le moindre souffle de vent ou le char le plus léger traverse la route : les prairies couvertes de cette poussière ne rappellent plus par leur couleur la végétation, ni la vie. De moment en moment, Corinne se sentait prête à tomber, elle ne rencontrait pas un arbre pour s’appuyer, et sa raison s’égarait dans ce désert enflammé ; elle n’avait plus que quelques pas à faire pour arriver au palais du roi, sous les portiques duquel elle aurait trouvé de l’ombre et de l’eau pour se rafraîchir. Mais ses forces lui manquaient ; elle essayait en vain de marcher, elle ne voyait plus sa route ; un vertige la lui cachait, et lui faisait apparaître mille lumières, plus vives encore que celles même du jour ; et tout à coup succédait à ces lumières un nuage qui l’environnait d’une obscurité sans fraîcheur. Une soif ardente la dévorait ; elle rencontra un Lazzaroni, l’unique créature humaine qui pût braver en ce moment la puissance du climat, et elle le pria d’aller lui chercher un peu d’eau ; mais cet homme, en voyant seule sur le chemin, à cette heure, une femme si remarquable, et par sa beauté, et par l’élégance de ses vêtemens, ne douta pas qu’elle ne fût folle, et s’éloigna d’elle avec terreur.

Heureusement Oswald revenait sur ses pas à cet instant, et quelques accens de Corinne frappèrent de loin son oreille ; hors de lui-même, il courut vers elle, et la reçut dans ses bras, comme elle tombait sans connaissance ; il la porta ainsi sous le portique du palais de Portici, et la rappela à la vie par ses soins et sa tendresse. Dès qu’elle le reconnut, elle lui dit, encore égarée : — Vous m’aviez promis de ne pas me quitter sans mon consentement : je puis vous paraître à présent indigne de votre affection ; mais votre promesse, pourquoi la méprisez-vous ? — Corinne, reprit Oswald, jamais l’idée de vous quitter ne s’est approchée de mon cœur ; je voulais seulement réfléchir sur notre sort, et recueillir mes esprits avant de vous revoir. — Eh bien ! dit alors Corinne en essayant de paraître calme, vous en avez eu le temps pendant ces mortelles heures qui ont failli me coûter la vie : vous en avez eu le temps ; parlez donc, et dites-moi ce que vous avez résolu. — Oswald, effrayé du son de voix de Corinne, qui trahissait son émotion intérieure, se mit à genoux devant elle, et lui dit : — Corinne, le cœur de ton ami n’est point changé ; qu’ai-je donc appris qui pût me désenchanter de toi ? Mais, écoute. — Et comme elle tremblait toujours plus fortement, il reprit avec instance : — Écoute sans terreur celui qui ne peut vivre, et te savoir malheureuse. — Ah ! s’écria Corinne, c’est, de mon bonheur que vous parlez ; il ne s’agit déjà plus du vôtre. Je ne repousse pas votre pitié ; dans ce moment, j’en ai besoin : mais pensez-vous cependant que c’est d’elle seule que je veuille vivre ? — Non ; c’est de mon amour que nous vivrons tous les deux, dit Oswald ; je reviendrai — Vous reviendrez ? interrompit Corinne ; ah ! vous voulez donc partir ! Qu’est-il arrivé ? qu’y a-t-il de changé depuis hier ? malheureuse que je suis ! — Chère amie ! que ton cœur ne se trouble pas ainsi, reprit Oswald, et laisse-moi, si je le puis, te révéler ce que j’éprouve ; c’est moins que tu ne crains, bien moins ; mais il faut, dit-il en faisant effort sur lui-même pour s’expliquer, il faut pourtant que je connaisse les raisons que mon père peut avoir eues pour s’opposer, il y a sept ans, à notre union ; il ne m’en a jamais parlé : j’ignore tout à cet égard ; mais son ami le plus intime, qui vit encore en Angleterre, saura quels étaient ses motifs. Si, comme je le crois, ils ne tiennent qu’à des circonstances de peu d’importance, je ne les compterai pour rien ; je le pardonnerai d’avoir quitté le pays de ton père et le mien, une si noble patrie ; j’espèrerai que l’amour t’y rattachera, et que tu préféreras le bonheur domestique, les vertus sensibles et naturelles, à l’éclat même de ton génie. J’espèrerai tout, je ferai tout ; mais si mon père s’était prononcé contre toi, Corinne, je ne serais jamais l’époux d’une autre ; mais jamais aussi je ne pourrais être le tien. —

Quand ces paroles furent dites, une sueur froide coula sur le front d’Oswald, et l’effort qu’il avait fait pour parler ainsi était tel, que Corinne, ne pensant qu’à l’état où elle le voyait, fut quelque temps sans lui répondre, et prenant sa main, elle lui dit : — Quoi, vous partez, quoi, vous allez en Angleterre sans moi ? — Oswald se tut. — Cruel, s’écria Corinne avec désespoir, vous ne répondez rien, vous ne combattez pas ce que je vous dis. Ah, c’est donc vrai ! Hélas, tout en le disant, je ne le croyais pas encore. — J’ai retrouvé, grâce a vos soins, répondit Oswald, la vie que j’étais prêt à perdre ; cette vie appartient à mon pays pendant la guerre. Si je puis m’unir à vous, nous ne nous quitterons plus, et je vous rendrai votre nom et votre existence en Angleterre. Si cette destinée trop heureuse m’était interdite, je reviendrais à la paix en Italie ; je resterais long-temps près de vous, et je ne changerais rien à votre sort, qu’en vous donnant un fidèle ami de plus. — Ah ! vous ne changeriez rien à mon sort, dit Corinne, quand vous êtes devenu mon seul intérêt au monde, quand j’ai goûté de cette coupe enivrante qui donne le bonheur ou la mort ! Mais au moins, dites-moi, ce départ, quand aura-t-il lieu ? combien de jours me restent-ils ? — Chère amie, dit Oswald, en la serrant contre son cœur, je jure qu’avant trois mois je ne te quitterai pas, et peut-être même alors.... — Trois mois, s’écria Corinne, je vivrai donc encore tout ce temps ; c’est beaucoup, je n’en espérais pas tant. Allons, je me sens mieux ; c’est un avenir que trois mois, dit-elle avec un mélange de tristesse et de joie qui toucha profondément Oswald. — Tous deux alors montèrent en silence dans la voiture qui les conduisit à Naples.


CHAPITRE II.


EN arrivant, ils trouvèrent le prince Caslel-Forte qui les attendait à l’auberge. Le bruit s’était répandu que lord Nelvil avait épousé Corinne, et quoique cette nouvelle fît une grande peine à ce prince, il était venu pour s’assurer par lui-même si cela était vrai, et pour se rattacher de quelque manière encore à la société de son amie, lors même qu’elle serait pour jamais liée à un autre. La mélancolie de Corinne, l’état d’abattement dans lequel, pour la première fois, il la voyait, lui causèrent une vive inquiétude ; mais il n’osa point l’interroger, parce qu’elle semblait fuir toute conversation à ce sujet. Il est des situations de l’ame où bon redoute de se confier à personne ; il suffirait d’une parole qu’on dirait ou qu’on entendrait pour dissiper à nos propres yeux l’illusion qui nous fait supporter l’existence ; et l’illusion dans les sentimens passionnés, de quelque genre qu’ils soient, a cela de particulier qu’on se ménage soi-même comme on ménagerait un ami que l’on craindrait d’affliger en l’éclairant, et que, sans s’en apercevoir, l’on met sa propre douleur sous la protection de sa propre pitié.

Le lendemain, Corinne qui était la personne du monde la plus naturelle, et ne cherchait point à faire effet par sa douleur, essaya de paraître gaie, de se ranimer encore, et pensa même que le meilleur moyen pour retenir Oswald était de se montrer aimable comme autrefois ; elle commençait donc avec vivacité un sujet d’entretien intéressant, puis tout à coup la distraction s’emparait d’elle, et ses regards erraient sans objet. Elle, qui possédait au plus haut degré la facilité de la parole, hésitait dans le choix des mots, et quelquefois elle se servait d’une expression qui n’avait pas le moindre rapport avec ce qu’elle voulait dire. Alors elle riait d’elle-même ; mais, à travers ce rire, ses yeux se remplissaient de larmes. Oswald était au désespoir de la peine qu’il lui causait : il voulait s’entretenir seul avec elle, mais elle en évitait avec soin les occasions.

— Que voulez-vous savoir de moi, lui dit-elle un jour qu’il insistait pour lui parler, je me regrette, et voilà tout. J’avais quelque orgueil de mon talent, j’aimais le succès, la gloire, les suffrages mêmes des indifférens étaient l’objet de mon ambition ; mais à présent je ne me soucie de rien, et ce n’est pas le bonheur qui m’a détachée de ces vains plaisirs, c’est un profond découragement. Je ne vous en accuse pas, il vient de moi, peut-être en triompherai-je ! Il se passe tant de choses au fond de l’ame que nous ne pouvons ni prévoir, ni diriger ; mais je vous rends justice, Oswald, vous souffrez de ma peine, je le vois. J’ai aussi pitié de vous, pourquoi ce sentiment ne nous conviendrait-il pas à tous les deux ? Hélas, il peut s’adresser à tout ce qui respire sans commettre beaucoup d’erreurs.

Oswald n’était pas alors moins malheureux que Corinne : il l’aimait vivement ; mais son histoire l’avait blessé dans sa manière de penser et dans ses affections : il lui semblait voir clairement que son père avait tout prévu, tout jugé d’avance pour lui, et que c’était mépriser ses avertissemens que de prendre Corinne pour épouse : cependant il ne pouvait y renoncer et se trouvait replongé dans les incertitudes dont il espérait sortir en connaissant le sort de son amie. Elle, de son côté, n’avait pas toujours souhaité le lien du mariage avec Oswald ; et si elle s’était crue certaine qu’il ne la quitterait jamais, elle n’aurait eu besoin de rien de plus pour être heureuse ; mais elle le connaissait assez pour savoir qu’il ne concevait le bonheur que dans la vie domestique, et que s’il abjurait le dessein de l’épouser, ce ne pouvait jamais être qu’en l’aimant moins. Le départ d’Oswald pour l’Angleterre lui paraissait un signal de mort ; elle savait combien les mœurs et les opinions de ce pays avaient d’influence sur lui ; c’est en vain qu’il formait le projet de passer sa vie avec elle en Italie ; elle ne doutait point qu’en se retrouvant dans sa patrie, l’idée de la quitter une seconde fois ne lui devînt odieuse. Enfin elle sentait que tout son pouvoir venait de son charme, et qu’est-ce que ce pouvoir en absence ? qu’est-ce que les souvenirs de l’imagination lorsque l’on est cerné de toutes parts par la force et la réalité d’un ordre social, d’autant plus dominateur, qu’il est fondé sur des idées nobles et pures ?

Corinne, tourmentée par ces réflexions, aurait souhaité d’exercer quelque empire sur son sentiment pour Oswald. Elle tâchait de s’entretenir avec le prince Castel-Forte sur les objets qui l’avaient toujours intéressée, la littérature et les beaux-arts ; mais lorsque Oswald entrait dans la chambre, la dignité de son maintien, un regard mélancolique qu’il jetait sur Corinne et qui semblait lui dire : pourquoi voulez-vous renoncer à moi ? détruisait tous ses projets. Vingt fois Corinne voulut dire à lord Nelvil que son irrésolution l’offensait, et qu’elle était décidée à s’éloigner de lui ; mais elle le voyait, tantôt appuyer sa tête sur sa main comme un homme accablé par des sentimens douloureux, tantôt respirer avec effort, ou rêver sur les bords de la mer, ou lever les yeux vers le ciel quand des sons harmonieux se faisaient entendre, et ces mouvemens si simples dont la magie n’était connue que d’elle, renversaient soudain tous ses efforts. L’accent, la physionomie, une certaine grâce dans chaque geste révèle à l’amour les secrets les plus intimes de l’ame, et peut-être était-il vrai qu’un caractère froid en apparence, tel que celui de lord Nelvil, ne pouvait être pénétré que par celle qui l’aimait : l’impartialité ne devinant rien, ne peut juger que ce qui se montre. Corinne, dans le silence de la réflexion, essayait ce qui lui avait réussi autrefois quand elle croyait aimer : elle appelait à son secours son esprit d’observation qui découvrait avec sagacité les moindres faiblesses ; elle tâchait d’exciter son imagination à lui représenter Oswald sous des traits moins séduisans ; mais il n’y avait rien en lui qui ne fut noble, touchant et simple, et comment défaire à ses propres yeux le charme d’un caractère et d’un esprit parfaitement naturels ! Il n’y a que l’affectation qui puisse donner lieu à ces réveils subits du cœur, étonné d’avoir aimé.

Il existait d’ailleurs, entre Oswald et Corinne, une sympathie singulière et toute puissante, leurs goûts n’étaient point les mêmes, leurs opinions s’accordaient rarement, et, dans le fond de leur ame néanmoins, il y avait des mystères semblables, des émotions puisées à la même source, enfin je ne sais quelle ressemblance secrète qui supposait une même nature, bien que toutes les circonstances extérieures l’eussent modifiée différemment. Corinne s’aperçut donc, et ce fut avec effroi, qu’elle avait encore augmenté son sentiment pour Oswald, en l’observant de nouveau, en le jugeant en détail, en luttant vivement contre l’impression qu’il lui faisait.

Elle offrit au prince Castel-Forte de revenir à Rome ensemble ; et lord Nelvil sentit qu’elle voulait éviter ainsi d’être seule avec lui, il en eut de la tristesse, mais il ne s’y opposa pas, il ne savait plus si ce qu’il pouvait taire pour Corinne suffirait à son bonheur, et cette pensée le rendait timide. Corinne cependant aurait voulu qu’il refusât le prince Castel-Forte pour compagnon de voyage, mais elle ne le dit pas. Leur situation n’était plus simple comme autrefois ; il n’y avait pas encore entre eux de la dissimulation, et néanmoins Corinne proposait ce qu’elle eût souhaité qu’Oswald refusât, et le trouble s’était mis dans une affection qui, pendant six mois, leur avait donné chaque jour un bonheur presque sans mélange.

En retournant par Capoue et par Gaëte, en revoyant ces mémés lieux qu’elle avait traversés peu de temps auparavant avec tant de délices, Corinne ressentait un amer souvenir. Cette nature si belle, qui maintenant l’appelait en vain au bonheur, redoublait encore sa tristesse. Quand ce beau ciel ne dissipe pas la douleur, son expression riante fait souffrir encore plus par le contraste. Ils arrivèrent à Terracine, le soir, par une fraîcheur délicieuse, et la même mer brisait ses flots contre le même rocher. Corinne disparut après le souper ; Oswald, ne la voyant pas revenir, sortit inquiet, et son cœur, comme celui de Corinne, le guida vers l’endroit où ils s’étaient reposés en allant à Naples. Il aperçut de loin Corinne, à genoux devant le rocher sur lequel ils s’étaient assis ; et il vit, en regardant la lune qu’elle était couverte d’un nuage, comme il y avait deux mois, à la même heure. Corinne, à l’approche d’Oswald, se leva, et lui dit, en lui montrant ce nuage : — Avais-je raison de croire aux présages ? Mais n’est-il pas vrai qu’il y a quelque compassion dans le ciel ? il m’avertissait de l’avenir, et aujourd’hui, vous le voyez, il porte mon deuil. N’oubliez pas, Oswald, de remarquer si ce même nuage ne passera pas sur la lune quand je mourrai. — Corinne ! Corinne ! s’écria lord Nelvil, ai-je mérité que vous me fassiez expirer de douleur ? Vous le pouvez facilement, je vous l’assure ; parlez encore une fois ainsi, et vous me verrez tomber sans vie à vos pieds. Mais quel est donc mon crime ? Vous êtes une personne indépendante de l’opinion par votre manière de penser ; vous vivez dans un pays où cette opinion n’est jamais sévère, et quand elle léserait, votre génie vous fait régner sur elle. Je veux, quoi qu’il arrive, passer mes jours près de vous ; je le veux : d’où vient donc votre douleur ? Si je ne pouvais être votre époux, sans offenser un souvenir qui règne à l’égal de vous sur mon ame, ne m’aimeriez-vous donc pas assez pour trouver du bonheur dans ma tendresse, dans le dévouement de tous mes instans ? — Oswald, dit Corinne, si je croyais que nous ne nous quitterons jamais, je ne souhaiterais rien de plus ; mais.... — N’avez-vous pas l’anneau, gage sacré ?.... — Je vous le rendrai, reprit-elle. — Non, jamais, dit-il. — Ah ! je vous le rendrai, continua-t-elle, quand vous désirerez de le reprendre ; et si vous cessez de m’aimer, cet anneau même m’en instruira. Une ancienne croyance n’apprend-t-elle pas que le diamant est plus fidèle que l’homme, et qu’il se ternit quand celui qui l’a donné nous trahit ?[1] — Corinne, dit Oswald, vous osez parler de trahison ? votre esprit s’égare ; vous ne me connaissez plus. — Pardon Oswald, pardon ! s’écria Corinne ; mais dans les passions profondes, le cœur est tout-à-coup doué d’un instinct miraculeux, et les souffrances sont des oracles. Que signifie donc cette palpitation douloureuse qui soulève mon sein ? Ah ! mon ami, je ne la redouterais pas, si elle ne m’annonçait que la mort. —

En achevant ces mots, Corinne s’éloigna précipitamment ; elle craignait de s’entretenir longtemps avec Oswald ; elle ne se complaisait point dans la douleur, et cherchait à briser les impressions de tristesse ; mais elles n’en revenaient que plus violemment lorsqu’elle les avait repoussées. Le lendemain, quand ils traversèrent les marais pontins, les soins d’Oswald pour Corinne furent encore plus tendres que la première fois ; elle les reçut avec douceur et reconnaissance ; mais il y avait dans son regard quelque chose qui disait : Pourquoi ne me laissez-vous pas mourir ?


CHAPITRE III.


COMBIEN Rome semble déserte en revenant de Naples ! On entre par la porte de Saint-Jean-de-Latran ; on traverse de longues rues solitaires ; le bruit de Naples, sa population, la vivacité de ses habitans, accoutument à un certain degré de mouvement qui d’abord fait paraître Rome singulièrement triste ; l’on s’y plaît de nouveau, après quelque temps de séjour : mais quand on s’est habitué à une vie de distractions, on éprouve toujours une sensation mélancolique en rentrant en soi-même, dût-on s’y trouver bien. D’ailleurs le séjour de Rome, dans la saison de l’année où l’on était alors, à la fin de juillet, est très-dangereux. Le mauvais air rend plusieurs quartiers inhabitables, et la contagion s’étend souvent sur la ville entière. Cette année, particulièrement, les inquiétudes étaient encore plus grandes qu’à l’ordinaire, et tous les visages portaient l’empreinte d’une terreur secrète.

En arrivant, Corinne trouva, sur le seuil de sa porte, un moine qui lui demanda la permission de bénir sa maison, pour la préserver de la contagion : Corinne y consentit, et le prêtre parcourut toutes les chambres, en y jetant de l’eau bénite, et en prononçant des prières latines, au milieu de chacune d’elles. Lord Nelvil souriait un peu de cette cérémonie ; Corinne en était attendrie. — Je trouve un charme indéfinissable, lui dit-elle, dans tout ce qui est religieux, je dirais même superstitieux, quand il n’y a rien d’hostile ni d’intolérant dans cette superstition ; le secours divin est si nécessaire lorsque les pensées et les sentimens sortent du cercle commun de la vie ! c’est pour les esprits distingués surtout que je conçois le besoin d’une protection surnaturelle. — Sans doute ce besoin existe, reprit lord Nelvil ; mais est-ce ainsi qu’il peut être satisfait ? — Je ne refuse jamais, reprit Corinne, une prière en association avec les miennes, de quelque part qu’elle me soit offerte. — Vous avez raison, dit lord Nelvil. — Et il donna sa bourse pour les pauvres au prêtre vieux et timide, qui s’en alla en les bénissant tous les deux.

Dès que les amis de Corinne la surent arrivée, ils se hâtèrent d’aller chez elle ; aucun ne s’étonna qu’elle revînt sans être la femme de lord Nelvil ; aucun, du moins, ne lui demanda les motifs qui pouvaient avoir empêché cette union ; le plaisir de la revoir était si grand, qu’il effaçait toute autre idée. Corinne s’efforçait de se montrer la même, mais elle ne pouvait y réussir ; elle allait contempler les chefs-d’œuvre de l’art, qui lui causaient jadis un plaisir si vif, et il y avait de la douleur au fond de tout ce qu’elle éprouvait. Elle se promenait, tantôt à la Villa Borghèse, tantôt près du tombeau de Cécilia Metella, et l’aspect de ces lieux qu’elle aimait tant autrefois lui faisait mal ; elle ne goûtait plus cette douce rêverie, qui, en faisant sentir l’instabilité de toutes les jouissances, leur donne un caractère encore plus touchant. Une pensée fixe et douloureuse l’occupait ; la nature, qui ne dit rien que de vague, ne fait aucun bien, quand une inquiétude positive nous domine.

Enfin, dans les rapports de Corinne et d’Oswald il y avait une contrainte tout-à-fait pénible : ce n’était pas encore le malheur, car dans les profondes émotions qu’il cause, il soulage quelquefois le cœur oppressé, et fait sortir de l’orage un éclair qui peut tout révéler ; c’était une gêne réciproque, c’était de vaines tentatives pour échapper aux circonstances qui les accablaient tous les deux, et leur inspiraient un peu de mécontentement l’un de l’autre : peut-on souffrir en effet sans en accuser ce qu’on aime ? Ne suffirait-il pas d’un regard, d’un accent, pour tout effacer ! mais ce regard, cet accent ne vient pas quand il est attendu, ne vient pas quand il est nécessaire. Rien n’est motivé dans l’amour ; il semble que ce soit une puissance divine qui pense et sent en nous, sans que nous puissions influer sur elle.

Une maladie contagieuse, comme on n’en avait pas vu depuis long-temps, se développa tout à coup dans Rome ; une jeune femme en fut atteinte, et ses amis et sa famille, qui n’avaient pas voulu la quitter, périrent avec elle ; la maison voisine de la sienne éprouva le même sort ; l’on voyait passer, à chaque heure, dans les rues de Rome, cette confrérie vêtue de blanc et le visage voilé, qui accompagne les morts à l’église : on dirait que ce sont des ombres qui portent les morts. Ceux-ci sont, placés à visage découvert sur une espèce de brancard ; on jette seulement sur leurs pieds un satin jaune ou rose, et les enfans s’amusent souvent a jouer avec les mains glacées de celui qui n’est plus. Ce spectacle, terrible et familier tout à la fois, est accompagné par le murmure sombre et monotone de quelques pseaumes : c’est une musique sans modulation, où l’accent de l’ame humaine ne se fait déjà plus sentir.

Un soir que lord Nelvil et Corinne étaient seuls ensemble, et que lord Nelvil souffrait beaucoup du sentiment douloureux et contraint qu’il apercevait dans Corinne, il entendit sous ses fenêtres ces sons lents et prolongés qui annonçaient une cérémonie funèbre ; il l’écouta, quelque temps en silence, puis dit à Corinne : — Peut-être demain serai-je atteint aussi par cette maladie contre laquelle il n’y a point de défense, et vous regretterez de n’avoir pas dit quelque paroles sensibles à votre ami, un jour qui pouvait être le dernier de sa vie. Corinne, la mort nous menace de près tous les deux ; n’est-ce donc pas assez des maux de la nature, faut-il encore nous déchirer le cœur mutuellement ? — À l’instant, Corinne fut frappée par l’idée du danger que courait Oswald, au milieu de la contagion, et elle le supplia de quitter Rome. Il s’y refusa de la manière la plus absolue ; alors elle lui proposa d’aller ensemble à Venise ; il y consentit avec bonheur ; car c’était pour Corinne qu’il tremblait, en voyant la contagion prendre chaque jour de nouvelles forces.

Leur départ fut fixé au surlendemain ; mais le matin de ce jour, lord Nelvil n’ayant pas vu Corinne, la veille, parce qu’un Anglais de ses amis, qui quittait Rome, l’avait retenu, elle lui écrivit qu’une affaire indispensable et subite l’obligeait de partir pour Florence, et qu’elle irait le rejoindre dans quinze jours à Venise ; elle le priait de passer par Ancone, ville pour laquelle elle lui donnait une commission qui semblait importante ; le style de la lettre était d’ailleurs sensible et calme ; et depuis Naples, Oswald n’avait pas trouvé le langage de Corinne aussi tendre et aussi serein. Il crut donc à ce que cette lettre contenait, et se disposait à partir, lorsqu’il lui vint le désir de voir encore la maison de Corinne avant de quitter Rome. Il y va, la trouve fermée, frappe à la porte ; la vieille femme qui la gardait lui dit que tous les gens de sa maîtresse sont partis avec elle, et ne répond pas un mot de plus à toutes ses questions. Il passe chez le prince Castel-Forte, qui ne savait rien de Corinne, et s’étonnait extrêmement qu’elle fût partie sans lui rien faire dire ; enfin l’inquiétude s’empara de lord Nelvil, et il imagina d’aller à Tivoli, pour voir l’homme d’affaires de Corinne, qui était établi là, et devait avoir reçu quelque ordre de sa part.

Il monte à cheval, et, avec une promptitude extraordinaire qui venait de son agitation, il arrive à la maison de Corinne ; toutes les portes en étaient ouvertes ; il entre, parcourt quelques chambres sans trouver personne, pénètre enfin jusques à celle de Corinne ; à travers l’obscurité qui y régnait, il la voit étendue sur son lit, et Thérésine seulement à côté d’elle : il jette un cri en la reconnaissant ; ce cri rappelle Corinne à elle-même ; elle l’aperçoit, et, se soulevant elle lui dit : — N’approchez pas ; je vous le défends ; je meurs, si vous approchez de moi ! — Une terreur sombre saisit Oswald ; il pensa que son amie l’accusait de quelque crime caché qu’elle croyait avoir tout à coup découvert ; il s’imagina qu’il en était haï, méprisé, et, tombant à genoux, il exprima cette crainte avec un désespoir et un abattement qui suggérèrent tout à coup à Corinne l’idée de profiter de son erreur, et elle lui commanda de s’éloigner d’elle pour jamais, comme s’il eût été coupable.

Interdit, offensé, il allait sortir, il allait la quitter, lorsque Thérésine s’écria : — Ah ! mylord, abandonnerez-ous donc ma bonne maîtresse ? elle a écarté tout le monde, et ne voulait pas même de mes soins, parce qu’elle a la maladie contagieuse ! — À ces mots, qui éclairèrent à l’instant Oswald sur la touchante ruse de Corinne, il se jeta dans ses bras avec un transport, avec un attendrissement qu’aucun moment de sa vie ne lui avait encore fait éprouver. En vain Corinne le repoussait, en vain elle se livrait à toute son indignation contre Thérésine, Oswald fit signe impérieusement à Thérésine de s’éloigner, et pressant alors Corinne contre son cœur, la couvrant de ses larmes et de ses caresses : — À présent, s’écria-t-il, à présent tu ne mourras pas sans moi, et si le fatal poison coule dans tes veines, du moins, grâces au ciel je l’ai respiré sur ton sein. — Cruel et cher Oswald, dit Corinne, à quel supplice tu me condamnes ! Ô mon Dieu ! puisqu’il ne veut pas vivre sans moi, vous ne permettrez pas que cet ange de lumière périsse ! Non, vous ne le permettrez pas ! — En achevant ces mots, les forces de Corinne l’abandonnèrent. Pendant huit jours elle fut dans le plus grand danger. Au milieu de son délire, elle répétait sans cesse : Qu’on éloigne Oswald de moi ; qu’il ne m’approche pas ; qu’on lui cache ou je suis ! Et quand elle revenait à elle, et qu’elle le reconnaissait, elle lui disait : — Oswald ! Oswald ! vous êtes là : dans la mort comme dans la vie nous serons donc réunis ! — Et lorsqu’elle le voyait pâle, un effroi mortel la saisissait, et elle appelait dans son trouble, au secours de lord Nelvil, les médecins qui lui avaient donné la preuve de dévouement très-rare de ne point la quitter.

Oswald tenait sans cesse dans ses mains les mains brûlantes de Corinne ; il finissait toujours la coupe dont elle avait bu la moitié ; enfin, c’était avec une telle avidité, qu’il cherchait à partager le péril de son amie, qu’elle-même avait renoncé à combattre ce dévouement passionné, et laissant tomber sa tête sur le bras de lord Nelvil, elle se résignait à sa volonté. Deux êtres qui s’aiment assez pour sentir qu’ils n’existeraient pas l’un sans l’autre, ne peuvent-ils pas arriver à cette noble et touchante intimité qui met tout en commun, même la mort ?[2] Heureusement lord Nelvil ne prit point la maladie qu’il avait si bien soignée. Corinne s’en guérit ; mais un autre mal pénétra plus avant que jamais dans son cœur. La générosité, l’amour que son ami lui avait témoignés, redoublèrent encore l’attachement qu’elle ressentait pour lui.


CHAPITRE IV.


IL fut donc convenu que, pour s’éloigner de l’air funeste de Rome, Corinne et lord Nelvil iraient à Venise ensemble. Ils étaient retombés dans leur silence habituel sur leurs projets futurs ; mais ils se parlaient de leur sentiment avec plus de tendresse que jamais, et Corinne évitait, aussi soigneusement que lord Nelvil, le sujet de conversation qui troublait la délicieuse paix de leurs rapports mutuels. Un jour passé avec lui était une telle jouissance ; il avait l’air de goûter avec tant de plaisir l’entretien de son amie ; il suivait tous ses mouvemens, il étudiait ses moindres désirs avec un intérêt si constant et si soutenu, qu’il semblait impossible qu’il put exister autrement, et qu’il donnât tant de bonheur, sans être lui-même heureux. Corinne puisait sa sécurité dans la félicité même qu’elle goûtait. On finit par croire, après quelques mois d’un tel état, qu’il est inséparable de l’existence, et que c’est ainsi que l’on vit. L’agitation de Corinne s’était donc calmée de nouveau, et de nouveau son imprévoyance était venue à son secours.

Cependant, à la veille de quitter Rome, elle éprouvait un grand sentiment de mélancolie. Cette fois elle craignait et désirait que ce fût pour toujours. La nuit qui précédait le jour fixé pour son départ, comme elle ne pouvait dormir, elle entendit passer sous ses fenêtres une troupe de Romains et de Romaines, qui se promenaient au clair de la lune en chantant. Elle ne put résister au désir de les suivre, et de parcourir ainsi, encore une fois, sa ville chérie, elle s’habilla, se fit suivre de loin par sa voiture et ses gens et se couvrant d’un voile, pour n’être pas reconnue, rejoignit à quelques pas de distance cette troupe qui s’était arrêtée sur le pont Saint-Ange, en face du mausolée d’Adrien. On eût dit qu’en cet endroit la musique exprimait la vanité des splendeurs de ce monde. On croyait voir dans les airs la grande ombre d’Adrien, étonnée de ne plus trouver sur la terre d’autres traces de sa puissance qu’un tombeau. La troupe continua sa marche, toujours en chantant, pendant le silence de la nuit, à cette heure où les heureux dorment. Cette musique si douce et si pure semblait se faire entendre pour consoler ceux qui souffraient. Corinne la suivait, toujours entraînée par cet irrésistible charme de la mélodie, qui ne permet de sentir aucune fatigue, et fait marcher sur la terre avec des ailes.

Les musiciens s’arrêtèrent devant la colonne Antonine et devant la colonne Trajane, ils saluèrent ensuite l’obélisque de Saint-Jean-de-Latran et chantèrent en présence de chacun de ces édifices : le langage idéal de la musique s’accordait dignement avec l’expression aussi idéale des monumens ; l’enthousiasme régnait seul dans la ville pendant le sommeil de tous les intérêts vulgaires. Enfin, la troupe des chanteurs s’éloigna et laissa Corinne seule auprès du Colisée. Elle voulut entrer dans son enceinte pour y dire adieu à Rome antique. Ce n’est pas connaître l’impression du Colisée que de ne l’avoir vu que de jour ; il y a dans le soleil d’Italie un éclat qui donne à tout un air de fête ; mais la lune est l’astre des ruines. Quelquefois, à travers les ouvertures de l’amphithéâtre qui semble s’élever jusqu’aux nues, une partie de la voûte du ciel parait comme un rideau d’un bleu sombre placé derrière l’édifice. Les plantes qui s’attachent aux murs dégradés et croissent dans les lieux solitaires se revêtent des couleurs de la nuit, l’ame frissonne et s’attendrit tout à la fois en se trouvant seule avec la nature.

L’un des côtés de l’édifice est beaucoup plus dégradé que l’autre, ainsi deux contemporains luttent inégalement contre le temps : il abat le plus faible, l’autre résiste encore et tombe bientôt après. — Lieux solennels, s’écria Corinne, où dans ce moment nul être vivant n’existe avec moi, où ma voix seule répond à ma voix ! comment les orages des passions ne sont-ils pas apaisés par ce calme de la nature, qui laisse si tranquillement passer les générations devant elle ? l’univers n’a-t-il pas un autre but que l’homme, et toutes ces merveilles sont-elles là seulement pour se réfléchir dans notre ame ? Oswald, Oswald, pourquoi donc vous aimer avec tant d’idolâtrie ? Pourquoi s’abandonner à ces sentimens d’un jour, d’un jour en comparaison des espérances infinies qui nous unissent à la divinité ? Ô mon Dieu, s’il est vrai, comme je le crois, qu’on vous admire d’autant plus qu’on est plus capable de réfléchir, faites-moi donc trouver dans la pensée un asile contre les tourmens du cœur. Ce noble ami, dont les regards si touchans ne peuvent s’effacer de mon souvenir, n’est-il pas un être passager comme moi ! mais il y a là parmi ces étoiles un amour éternel qui peut seul suffire à l’immensité de nos vœux. — Corinne resta long-temps plongée dans ses rêveries enfin elle s’achemina vers sa demeure à pas lents.

Mais avant de rentrer, elle voulut aller à Saint-Pierre pour y attendre le jour, monter sur la coupole et dire adieu de cette hauteur à la ville de Rome. En approchant de Saint-Pierre, sa première pensée fut de se représenter cet édifice comme il serait quand à son tour il deviendrait une ruine, objet de l’admiration des siècles à venir. Elle s’imagina ces colonnes à présent debout, à demi couchées sur la terre, ce portique brisé, cette voûte découverte ; mais alors même l’obélisque des Égyptiens devait encore régner sur les ruines nouvelles, ce peuple a travaillé pour l’éternité terrestre. Enfin l’aurore parut, et, du sommet de Saint-Pierre, Corinne contempla Rome jetée dans la campagne inculte comme une Oasis dans les déserts de la Libye. La dévastation l’environne, mais cette multitude de clochers, de coupoles, d’obélisques, de colonnes qui la dominent et sur lesquelles cependant Saint-Pierre s’élève encore, donnent à son aspect une beauté toute merveilleuse. Cette ville possède un charme pour ainsi dire individuel. On l’aime comme un être animé ; ses édifices, ses ruines sont des amis auxquels on dit adieu.

Corinne adressa ses regrets au Colisée, au Panthéon, au château Saint-Ange, à tous les lieux dont la vue avait tant de fois renouvelé les plaisirs de son imagination. — Adieu, terre des souvenirs, s’écria-t-elle, adieu, séjour, où la vie ne dépend ni de la société ni des événemens, où l’enthousiasme se ranime par les regards et par l’union intime de l’ame avec les objets extérieurs. Je pars, je vais suivre Oswald, sans savoir seulement quel sort il me destine, lui que je préfère à l’indépendante destinée qui m’a fait passer des jours si heureux ! Je reviendrai peut-être ici, mais le cœur blessé, l’ame flétrie, et vous-mêmes, beaux-arts, antiques monumens, soleil que j’ai tant de fois invoqué dans les contrées nébuleuses où je me trouvais exilée, vous ne pourrez plus rien pour moi ! —

Corinne versa des larmes en prononçant ces adieux ; mais elle ne pensa pas un instant à laisser Oswald partir seul. Les résolutions qui viennent du cœur ont cela de particulier, qu’en les prenant on les juge, on les blâme souvent soi-même avec sévérité, sans cependant hésiter réellement à les prendre. Quand la passion se rend maîtresse d’un esprit supérieur, elle sépare entièrement le raisonnement de l’action, et pour égarer l’une elle n’a pas besoin de troubler l’autre.

Les cheveux de Corinne et son voile pittoresquement arrangés par le vent donnaient à sa figure une expression tellement remarquable, qu’en l’apercevant au point du jour, quelques femmes du peuple, furent étonnées de voir une telle femme sortir à cette heure de l’église ; et leur imagination italienne et religieuse croyant voir en elle quelque chose de miraculeux, elles se jetèrent à ses genoux pour l’invoquer. Corinne fut émue de ce témoignage si naïf d’enthousiasme, et soupira de nouveau en quittant un peuple dont les impressions sont si vives.

Mais ce n’était pas tout encore, il fallait que Corinne fût mise à l’épreuve des adieux et des regrets de ses amis. Ils inventèrent des fêtes pour la retenir encore quelques jours. Ils composèrent des vers pour lui répéter de mille manières qu’elle ne devait pas les quitter ; et quand enfin elle partit, ils l’accompagnèrent tous à cheval jusques à vingt milles de Rome. Elle était profondément attendrie ; Oswald baissait les )eux avec confusion, il se reprochait de la ravir à tant de jouissances, et cependant il savait que, lui proposer de rester, eût été plus cruel encore. Il avait l’air personnel en éloignant ainsi Corinne de Rome, et néanmoins il ne l’était pas ; car la crainte de l’affliger en partant seul agissait encore plus sur lui que le bonheur même qu’il goûtait avec elle. Il ne savait pas ce qu’il ferait, il ne voyait rien au-delà de Venise. Il avait écrit en Écosse à l’un des amis de son père, pour savoir si son régiment serait bientôt employé activement dans la guerre, et il attendait sa réponse. Quelquefois il formait le projet d’emmener Corinne avec lui en Angleterre, et il sentait aussitôt qu’il la perdait à jamais de réputation s’il la conduisait avec lui dans ce pays sans qu’elle fût sa femme ; une autre fois il voulait, pour adoucir l’amertume de la séparation, l’épouser secrètement avant de partir, et l’instant d’après il repoussait cette idée. — Y a-t-il des secrets pour les morts, se disait-il, et que gagnerai-je à faire un mystère d’une union qui n’est empêchée que par le culte d’un tombeau ? — Enfin il était bien malheureux. Son ame, qui manquait de force dans tout ce qui tenait au sentiment, était cruellement agitée par des affections Contraires. Corinne s’en remettait à lui comme une victime résignée ; elle s’exaltait à travers ses peines, par les sacrifices mêmes qu’elle lui faisait, et par la généreuse imprudence de son cœur, tandis qu’Oswald, responsable du sort d’une autre, prenait à chaque instant de nouveaux liens, sans acquérir la possibilité de s’y abandonner, et ne pouvait jouir ni de son amour ni de sa conscience, puisqu’il ne sentait l’un et l’autre que par leurs combats.

Au moment où tous les amis de Corinne prirent congé d’elle, ils recommandèrent avec instance son bonheur à lord Nelvil. Ils le félicitèrent d’être aimé par la femme la plus distinguée, et ce fut encore une peine pour Oswald, que le reproche secret que semblaient contenir ces félicitations. Corinne le sentit, et abrégea ces témoignages d’amitié, tout aimables qu’ils étaient. Cependant quand ses amis, qui se retournaient de distance en distance pour la saluer encore, furent disparus à ses yeux, elle dit à lord Nelvil seulement ces mots : — Oswald, je n’ai plus d’autre ami que vous. — Oh comme dans ce moment il se sentait le besoin de lui jurer qu’il serait son époux ! Il fut prêt à le faire ; mais quand on a souffert long-temps, une invincible défiance empêche de se livrer à ses premiers mouvemens, et tous les partis irrévocables font trembler, alors même que le cœur les appelle. Corinne crut entrevoir ce qui se passait dans l’ame d’Oswald, et, par un sentiment de délicatesse, elle se hâta de diriger l’entretien sur la contrée qu’ils parcouraient ensemble.


CHAPITRE V.


ILS voyageaient au commencement de septembre : le temps était superbe dans la plaine, mais quand ils entrèrent dans les Apennins, ils éprouvèrent la sensation de l’hiver. Ces hautes montagnes troublent souvent la température du climat, et l’on réunit rarement la douceur de l’air au plaisir causé par l’aspect pittoresque des monts élevés. Un soir que Corinne et lord Nelvil étaient tous les deux dans leur voiture, il s’éleva soudain un ouragan terrible, une obscurité profonde les entourait, et les chevaux qui sont si vifs dans ces contrées, qu’il faut les atteler par surprise, les menaient avec une inconcevable rapidité ; ils sentaient l’un et l’autre une douce émotion, en étant ainsi entraînés ensemble. — Ah ! s’écria lord Nelvil, si l’on nous conduisait loin de tout ce que je connais sur la terre, si l’on pouvait gravir les monts, s’élancer dans une autre vie où nous retrouverions mon père qui nous recevrait, qui nous bénirait ! le veux-tu, chère amie ? et il la serrait contre son cœur avec violence. Corinne n’était pas moins attendrie et lui dit : — Fais ce que tu voudras de moi, enchaîne-moi comme une esclave à ta destinée ; les esclaves autrefois n’avaient-elles pas des talens qui charmaient la vie de leurs maîtres ? Eh bien, je serai de même pour toi, tu respecteras, Oswald, celle qui se dévoue ainsi à ton sort, et tu ne voudras pas que, condamnée par le monde, elle rougisse jamais à tes yeux. — Je le dois, s’écria lord Nelvil, je le veux, il faut tout obtenir ou tout sacrifier : il faut que je sois ton époux ou que je meure d’amour à tes pieds en étouffant les transports que tu m’inspires. Mais je l’espère, oui, je pourrai m’unir à toi publiquement, me glorifier de ta tendresse. Ah ! je t’en conjure, dis-le-moi, n’ai-je pas perdu dans ton affection, par les combats qui me déchirent ? Te crois-tu moins aimée ? — Et en disant cela, son accent était si passionné, qu’il rendit un moment à Corinne toute sa confiance. Le sentiment le plus pur et le plus doux les animait tous les deux.

Cependant les chevaux s’arrêtèrent ; lord Nelvil descendit le premier, il sentit le vent froid qui soufflait avec âpreté, et dont il ne s’apercevait pas dans la voiture. Il pouvait se croire arrivé sur les côtes de l’Angleterre, l’air glacé qu’il respirait ne s’accordait plus avec la belle Italie, cet air ne conseillait pas, comme celui du midi, l’oubli de tout, hors l’amour. Oswald rentra bientôt dans ses réflexions douloureuses, et Corinne, qui connaissait l’inquiète mobilité de son imagination, ne le devina que trop facilement.

Le lendemain ils arrivèrent à Notre-Dame de Lorette, qui est placée sur le haut de la montagne, et d’où l’on découvre la mer Adriatique. Pendant que lord Nelvil allait donner quelques ordres pour le voyage, Corinne se rendit à l’église, où l’image de la Vierge est renfermée au milieu du chœur, dans une petite chapelle carrée, revêtue de bas-reliefs assez remarquables. Le pavé de marbre qui environne ce sanctuaire est creusé par les pèlerins qui en ont fait le tour à genoux. Corinne fut attendrie en contemplant ces traces de la prière, et se jetant à genoux aussi sur ce même pavé, qui avait été pressé par un si grand nombre de malheureux, elle implora l’image de la bonté, le symbole de la sensibilité céleste. Oswald trouva Corinne prosternée devant ce temple, et baignée de pleurs. Il ne pouvait comprendre comment une personne d’un esprit si supérieur suivait ainsi les pratiques populaires. Elle aperçut ce qu’il pensait par ses regards, et lui dit : — Cher Oswald, n’arrive-t-il pas souvent que l’on n’ose élever ses vœux jusques à l’Être suprême ? Comment lui confier toutes les peines du cœur ? N’est-il donc pas doux alors de pouvoir considérer une femme comme l’intercesseur des faibles humains ! Elle a souffert sur cette terre, puisqu’elle y a vécu ; je l’implorais pour vous avec moins de rougeur ; la prière directe m’eût semblé trop imposante. — Je ne la fais pas non plus toujours cette prière directe, répondit Oswald ; j’ai aussi mon intercesseur, l’ange gardien des enfans, c’est leur père ; et depuis que le mien est dans le ciel, j’ai souvent éprouvé dans ma vie des secours extraordinaires, des momens de calme sans cause, des consolations inattendues ; c’est aussi dans cette protection miraculeuse que j’espère, pour sortir de ma perplexité. — Je vous comprends, dit Corinne, il n’y a personne, je crois, qui n’ait au fond de son ame une idée singulière et mystérieuse sur sa propre destinée. Un événement qu’on a toujours redouté, sans qu’il fût vraisemblable, et qui pourtant arrive ; la punition d’une faute, quoiqu’il soit impossible de saisir les rapports qui lient nos malheurs avec elle, frappent souvent l’imagination. Depuis mon enfance, j’ai toujours craint de demeurer en Angleterre ; hé bien ! le regret de ne pouvoir y vivre, sera peut-être la cause de mon désespoir ; et je sens qu’à cet égard il y a quelque chose d’invincible dans mon sort, un obstacle contre lequel je lutte et me brise en vain. Chacun conçoit sa vie intérieurement toute autre qu’elle ne paraît. On croit confusément à une puissance surnaturelle qui agit à notre insçu, et se cache sous la forme des circonstances extérieures, tandis qu’elle seule est l’unique cause de tout. Cher ami, les ames capables de réflexion se plongent sans cesse dans l’abîme d’elles-mêmes, et n’en trouvent jamais la fin ! — Oswald, lorsqu’il entendait parler ainsi Corinne, s’étonnait toujours de ce qu’elle pouvait tout à la fois éprouver des sentimens si passionnés, et planer, en les jugeant, sur ses propres impressions. — Non, se disait-il souvent, non, aucune autre société sur la terre ne peut suffire à celui qui goûta l’entretien d’une telle femme. —

Ils arrivèrent de nuit à Ancone, parce que lord Nelvil craignait d’y être reconnu. Malgré ses précautions, il le fut, et le lendemain matin tous les habitans entourèrent la maison où il était. Corinne fut éveillée par les cris de vive lord Nelvil ! vive notre bienfaiteur ! qui retentissaient sous ses fenêtres ; elle tressaillit à ces mots, se leva précipitamment, et alla se mêler à la foule, pour entendre louer celui qu’elle aimait. Lord Nelvil, averti que le peuple le demandait avec véhémence, fut enfin obligé de paraître ; il croyait que Corinne dormait encore, et qu’elle devait ignorer ce qui se passait. Quel fut son étonnement de la trouver au milieu de la place, déjà connue, déjà chérie par toute cette multitude reconnaissante, qui la suppliait de lui servir d’interprète. L’imagination de Corinne se plaisait un peu dans toutes les circonstances extraordinaires, et cette imagination était son charme, et quelquefois son défaut. Elle remercia lord Nelvil, au nom du peuple, et le fit avec tant de grâce et de noblesse, que tous les habitans d’Ancone en étaient ravis ; elle disait : Nous, en parlant d’eux. Vous nous avez sauvés, nous vous devons la vie. Et quand elle s’avança pour offrir, en leur nom, à lord Nelvil, la couronne de chêne et de laurier qu’ils avaient tressée pour lui, une émotion indéfinissable la saisit ; elle se sentit intimidée en s’approchant d’Oswald, À ce moment, tout le peuple qui, en Italie, est si mobile et si enthousiaste, se prosterna devant lui, et Corinne, involontairement, plia le genoux en lui présentant la couronne. Lord Nelvil, à cette vue, fut tellement troublé, que, ne pouvant supporter plus long-temps cette scène publique et l’hommage que lui rendait celle qu’il adorait, il l’entraîna loin de la foule avec lui.

En partant, Corinne, baignée de larmes, remercia tous les bons habitans d’Ancone qui les accompagnaient de leurs bénédictions, tandis qu’Oswald se cachait dans le fond de la voiture, et répétait sans cesse : — Corinne à mes genoux ! Corinne, sur les traces de laquelle je voudrais me prosterner ! Ai-je mérité cet outrage ? Me croyez-vous l’indigne orgueil … — Non, sans doute, interrompit Corinne ; mais j’ai été saisie tout à coup par ce sentiment de respect qu’une femme éprouve toujours pour l’homme qu’elle aime. Les hommages extérieurs sont dirigés vers nous ; mais, dans la vérité, dans la nature, c’est la femme qui révère profondément celui qu’elle a choisi pour son défenseur. — Oui, je le serai ton défenseur jusqu’au dernier jour de ma vie, s’écria lord Nelvil, le ciel m’en est témoin ! tant d’ame et tant de génie ne se seront pas en vain réfugiés à l’abri de mon amour. — Hélas ! répondit Corinne, je n’ai besoin de rien que de cet amour, et quelle promesse pourrait m’en répondre ? N’importe, je sens que tu m’aimes à présent plus que jamais, ne troublons pas ce retour. — Ce retour ! interrompit Oswald. — Oui, je ne rétracte point cette expression, dit Corinne, mais ne l’expliquons pas, continua-t-elle, en faisant signe doucement à lord Nelvil de se taire. —


CHAPITRE VI.


ILS suivirent pendant deux jours les rivages de la mer Adriatique ; mais cette mer ne produit point, du côte de la Romagne, l’effet de l’Océan ni même de la Méditerranée, le chemin borde ses flots, et il y a du gazon sur ses rives : ce n’est pas ainsi qu’on se représente le redoutable empire des tempêtes. À Rimini et à Césène on quitte la terre classique des événemens de l’histoire romaine ; et le dernier souvenir qui s’offre à la pensée, c’est le Rubicon traversé par César, lorsqu’il résolut de se rendre maître de Rome. Par un rapprochement singulier, non loin de ce Rubicon on voit aujourd’hui la république de Saint-Marin, comme si ce dernier faible vestige de la liberté devait subsister à côté des lieux où la république du monde a été détruite. Depuis Ancone, on s’avance par degrés vers une contrée qui présente un aspect tout différent de celui de l’Etat ecclésiastique. Le Bolonais, la Lombardie, les environs de Ferrare et de Rovigo, sont remarquables par la beauté et la culture ; ce n’est plus cette dévastation poétique qui annonçait l’approche de Rome et les événemens terribles qui s’y sont passés. On quitte alors

Les pins, deuil de l’été, parure des hivers[3].

les cyprès conifères[4], image des obélisques, les montagnes et la mer. La nature, comme le voyageur, dit adieu par degrés aux rayons du midi ; d’abord les orangers ne croissent plus en plein air, ils sont remplacés par les oliviers, dont la verdure pâle et légère semble convenir aux bosquets qu’habitent les ombres dans l’Élysée, et quelques lieues plus loin les oliviers eux-mêmes disparaissent.

En entrant dans le Bolonais, on voit une plaine riante, où les vignes, en forme de guirlandes, unissent les ormeaux entre eux ; toute la campagne a l’air paré comme pour un jour de fête. Corinne se sentit émue par le contraste de sa disposition intérieure, et de l’éclat resplendissant de la contrée qui frappait ses regards. — Ah ! dit-elle à lord Nelvil en soupirant, la nature devrait-elle offrir ainsi tant d’images de bonheur aux amis qui peut-être vont se séparer ! — Non, ils ne se sépareront pas, dit Oswald, chaque jour j’en ai moins la force ; votre inaltérable douceur joint encore le charme de l’habitude à la passion que vous inspirez. On est heureux avec vous, comme si vous n’étiez pas le génie le plus admirable, ou plutôt parce que vous l’êtes, car la supériorité véritable donne une parfaite bonté : on est content de soi, de la nature, des autres ; quel sentiment amer pourrait-on éprouver ! —

Ils arrivèrent ensemble à Ferrare, l’une des villes d’Italie les plus tristes ; car elle est à la fois vaste et déserte ; le peu d’habitans qu’on y trouve, de loin en loin dans les rues, marchent lentement comme s’ils étaient assurés d’avoir du temps pour tout. On ne peut concevoir comment c’est dans ces mêmes lieux que la cour la plus brillante a existé, celle qui fut chantée par l’Arioste et Le Tasse : on y montre encore des manuscrits de leurs propres mains et de celle de l’auteur du Pastor fido. L’Arioste sut exister paisiblement au milieu d’une cour ; mais l’on voit encore à Ferrare la maison où l’on osa renfermer Le Tasse comme fou ; et l’on ne peut lire, sans attendrissement, la foule de lettres où cet infortuné demande la mort, qu’il a depuis si long-temps obtenue. Le Tasse avait cette organisation particulière du talent, qui le rend si redoutable à ceux qui le possèdent ; son imagination se retournait contre lui-même ; il ne connaissait si bien tous les secrets de l’ame, il n’avait tant de pensées, que parce qu’il éprouvait beaucoup de peines. Celui qui na pas souffert, dit un prophète, que sait-il ?

Corinne, à quelques égards, avait une manière d’être semblable ; son esprit était plus gai, ses impressions plus variées ; mais son imagination avait de même besoin d’être extrêmement ménagée ; car loin de la distraire de ses chagrins, elle en accroissait la puissance. Lord Nelvil se trompait, en croyant, comme il le faisait souvent, que les facultés brillantes de Corinne pouvaient lui donner des moyens de bonheur indépendans de ses affections. Quand une personne de génie est douée d’une sensibilité véritable, ses chagrins se multiplient par ses facultés mêmes : elle fait des découvertes dans sa propre peine, comme dans le reste de la nature, et le malheur du cœur étant inépuisable, plus on a d’idées, mieux on le sent.


CHAPITRE VII.


ON s’embarque sur la Brenta pour arriver à Venise, et des deux côtés du canal on voit les palais des Vénitiens, grands et un peu délabrés comme la magnificence italienne. Ils sont ornés d’une manière bizarre et qui ne rappelle en rien le goût antique. L’architecture vénitienne se ressent du commerce avec l’Orient ; c’est un mélange du goût moresque et gothique qui attire la curiosité sans plaire à l’imagination. Le peuplier, cet arbre régulier comme l’architecture, borde le canal presque partout. Le ciel est d’un bleu vif qui contraste avec le vert éclatant de la campagne ; ce vert est entretenu par l’abondance excessive des eaux : le ciel et la terre sont ainsi de deux couleurs si fortement tranchées, que cette nature elle-même a l’air d’être arrangée avec une sorte d’apprêt ; et l’on n’y trouve point le vague mystérieux qui fait aimer le midi de l’Italie. L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable ; on croit d’abord voir une ville submergée ; et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer, mais Venise étant sur un terrain tout-à-fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d’un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Vénise. On prend congé de la végétation : on ne voit pas même une mouche en ce séjour ; tous les animaux en sont bannis ; et l’homme seul est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l’unique interruption à ce silence ; ce n’est pas la campagne, puisqu’on n’y voit pas un arbre ; ce n’est pas la ville, puisqu’on n’y entend pas le moindre mouvement ; ce n’est pas même un vaisseau, puisqu’on n’avance pas : c’est une demeure dont l’orage fait une prison ; car il y a des momens où l’on ne peut, sortir ni de la ville ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise qui n’ont jamais été d’un quartier à l’autre, qui n’ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d’un cheval ou d’un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme. Le soir on ne voit passer que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles ; car, de nuit, leur couleur noire empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent sur l’eau, guidées par une petite étoile. Dans ce séjour tout est mystère, le gouvernement, les coutumes et l’amour. Sans doute il y a beaucoup de jouissances pour le cœur et la raison quand on parvient à pénétrer dans tous ces secrets ; mais les étrangers doivent trouver l’impression du premier moment singulièrement triste.

Corinne, qui croyait aux pressentimens, et dont l’imagination ébranlée faisait de tout des présages, dit à lord Nelvil : — D’où vient la mélancolie profonde dont je me sens saisie en entrant dans cette ville ? n’est-ce pas une preuve qu’il m’y arrivera quelque grand malheur ? — Comme elle prononçait ces mots, elle entendit partir trois coups de canon d’une des îles de la lagune. Corinne tressaillit à ce bruit, et demanda à ses gondoliers quelle en était la cause : C’est une religieuse qui prend le voile, répondirent-ils, dans un de ces couvens au milieu de la mer. L’usage est chez nous qu’à l’instant ou les femmes prononcent les vœux religieux elles jettent derrière elles un bouquet de fleurs qu’elles portaient pendant la cérémonie. C’est le signe du renoncement au monde ; et les coups de canon que vous venez d’entendre annonçaient ce moment comme nous sommes entrés dans Venise. Ces paroles firent frissonner Corinne. Oswald sentit ses mains froides dans les siennes, et une pâleur mortelle couvrait son visage. — Chère amie, lui dit-il, comment recevez-vous une si vive impression par le hasard le plus simple ? — Non, dit Corinne, cela n’est pas simple, croyez-moi, les fleurs de la vie sont pour toujours jetées derrière moi. — Quand je t’aime plus que jamais, interrompit Oswald, quand toute mon ame est à toi… — Ces foudres de guerre, continua Corinne, dont le bruit annonce ailleurs ou la victoire ou la mort, sont ici consacrés à célébrer l’obscur sacrifice d’une jeune fille. C’est un innocent emploi de ces armes terribles qui bouleversent le monde. C’est un avis solennel qu’une femme résignée donne aux femmes qui luttent encore contre le destin. —


CHAPITRE VIII.


LA puissance du gouvernement de Venise, pendant les dernières années de son existence, consistait presque en entier dans l’empire de l’habitude et de l’imagination. Il avait été terrible, il était devenu très-doux ; il avait été courageux, il était devenu timide ; la haine contre lui s’est facilement réveillée, parce qu’il avait été redoutable ; on l’a facilement renversé, parce qu’il ne l’était plus. C’était une aristocratie qui cherchait beaucoup la faveur populaire, mais qui la cherchait à la manière du despotisme, en amusant le peuple, mais non en l’éclairant. Cependant, c’est un état assez agréable pour un peuple que d’être amusé, surtout dans les pays où les goûts de l’imagination sont développés par le climat et les beaux-arts jusques dans la dernière classe de la société. On ne donnait point au peuple les grossiers plaisirs qui l’abrutissent, mais de la musique, des tableaux, des improvisateurs, des fêtes ; et le gouvernement soignait là ses sujets, comme un sultan son sérail. Il leur demandait seulement, comme à des femmes, de ne point se mêler de politique, de ne point juger l’autorité ; mais, à ce prix, il leur promettait beaucoup d’amusemens, et même assez de gloire ; car les dépouilles de Constantinople qui enrichissent les églises, les étendards de Chypre et de Candie qui flottent sur la place publique, les chevaux de Corinthe, réjouissent les regards du peuple, et le lion ailé de Saint-Marc lui paraît l’emblème de sa gloire.

Le système du gouvernement interdisant à ses sujets l’occupation des affaires politiques, et la situation de la ville rendant impossible l’agriculture, les promenades et la chasse, il ne restait aux Vénitiens d’autre intérêt que l’amusement : aussi cette ville était-elle une ville de plaisirs. Le dialecte vénitien est doux et léger comme un souffle agréable : on ne conçoit pas comment ceux qui ont résisté à la ligue de Cambrai parlaient une langue si flexible. Ce dialecte est charmant quand on le consacre à la grâce ou à la plaisanterie ; mais quand on s’en sert pour des objets plus graves ; quand on entend des vers sur la mort, avec ces sons délicats et presque enfantins, on croirait que cet événement, ainsi chanté, n’est qu’une fiction poétique.

Les hommes en général ont plus d’esprit encore à Venise que dans le reste de l’Italie, parce que leur gouvernement, tel qu’il était, leur a plus souvent offert des occasions de penser ; mais leur imagination n’est pas naturellement aussi ardente que dans le midi de l’Italie : et la plupart des femmes, quoique très-aimables, ont pris, par l’habitude de vivre dans le monde, un langage de sentimentalité qui, ne gênant en rien la liberté des mœurs, ne fait que mettre de l’affectation dans la galanterie. Le grand mérite des Italiennes, à travers tous leurs torts, c’est de n’avoir aucune vanité : ce mérite est un peu perdu à Venise où il y a plus de sociétés que dans aucune autre ville d’Italie ; car la vanité se développe surtout par la société. On y est applaudi si vite, et si souvent, que tous les calculs y sont instantanés, et que, pour le succès, l’on n’y fait pas crédit au temps d’une minute. Néanmoins, on trouvait encore à Venise beaucoup de traces de l’originalité et de la facilité des manières italiennes. Les plus grandes dames recevaient toutes leurs visites dans les cafés de la place Saint-Marc, et cette confusion bizarre empêchait que les salons ne devinssent trop sérieusement une arène pour les prétentions de l’amour-propre.

Il restait, encore aussi des mœurs populaires et des usages antiques. Or, ces usages supposent toujours du respect pour les ancêtres, et une certaine jeunesse de cœur qui ne se lasse point du passé ni de l’attendrissement qu’il cause ; l’aspect de la ville est d’ailleurs à lui seul singulièrement propre à réveiller une foule de souvenirs et d’idées ; la place de Saint-Marc, tout environnée de tentes bleues, sous lesquelles se repose une foule de Turcs, de Grecs et d’Arméniens, est terminée à l’extrémité par l’église, dont l’extérieur ressemble plutôt à une mosquée qu’à un temple chrétien : ce lieu donne l’idée de la vie indolente des Orientaux, qui passent leurs jours dans les cafés à boire du sorbet et à fumer des parfums ; on voit quelquefois à Venise des Turcs et des Arméniens passer nonchalamment couchés dans des barques découvertes, et des pots de fleurs à leurs pieds.

Les hommes et les femmes de la première classe ne sortaient jamais que revêtus d’un domino noir ; souvent aussi des gondoles toujours noires, car le système de l’égalité se porte à Venise principalement sur les objets extérieurs, sont conduites par des bateliers vêtus de blanc avec des ceintures roses, ce contraste a quelque chose de frappant : on dirait que l’habit de fête est abandonné au peuple, tandis que les grands de l’état sont toujours voués au deuil. Dans la plupart des villes européennes il faut que l’imagination des écrivains écarte soigneusement ce qui se passe tous les jours, parce que nos usages, et même notre luxe, ne sont pas poétiques. Mais à Venise rien n’est vulgaire en ce genre : les canaux et les barques font un tableau pittoresque des plus simples événemens de la vie.

Sur le quai des Esclavons l’on rencontre habituellement des marionnettes, des charlatans ou des raconteurs qui s’adressent de toutes les manières à l’imagination du peuple ; les raconteurs surtout sont dignes d’attention : ce sont ordinairement des épisodes du Tasse et de l’Arioste qu’ils récitent en prose, à la grande admiration de ceux qui les écoutent. Les auditeurs, assis en rond autour de celui qui parle, sont pour la plupart à demi vêtus, immobiles par excès d’attention ; on leur apporte de temps en temps des verres d’eau, qu’ils paient comme du vin ailleurs, et ce simple rafraîchissement est tout ce qu’il faut à ce peuple pendant des heures entières, tant son esprit est occupé. Le raconteur fait des gestes les plus animés du monde ; sa voix est haute, il se fâche, il se passionne, et cependant on voit qu’il est au fond parfaitement tranquille ; et l’on pourrait lui dire comme Sapho à la Bacchante qui s’agitait de sang-froid : Bacchante, qui n’es pas ivre, que me veux-tu ? Néanmoins la pantomime animée des habitans du midi ne donne pas l’idée de l’affectation : c’est une habitude singulière qui leur a été transmise par les Romains, aussi grands gesticulateurs ; elle tient à leur disposition vive, brillante et poétique.

L’imagination d’un peuple captivé par les plaisirs était facilement effrayée par le prestige de puissance dont le gouvernement vénitien était environné. L’on ne voyait jamais un soldat à Venise ; on courait au spectacle quand par hasard dans les comédies on en faisait paraître un avec un tambour ; mais il suffisait que le sbire de l’inquisition d’état., portant un ducat sur son bonnet, se montrât, pour faire rentrer dans l’ordre trente mille hommes rassemblés un jour de fête publique. Ce serait une belle chose si ce simple pouvoir venait du respect pour la loi, mais il était fortifié par la terreur des mesures secrètes qu’employait le gouvernement pour maintenir le repos dans l’état. Les prisons (chose unique) étaient dans le palais même du Doge ; il y en avait au-dessus et au-dessous de son appartement ; la Bouche du lion, où toutes les dénonciations étaient jetées, se trouve aussi dans le palais dont le chef du gouvernement faisait sa demeure : la salle où se tenaient les inquisiteurs d’état était tendue de noir, et le jour n’y venait que d’en haut ; le jugement ressemblait d’avance à la condamnation ; le Pont des soupirs, c’est ainsi qu’on l’appelait, conduisait du palais du Doge à la prison des criminels d’état. En passant sur le canal qui bordait ces prisons on entendait crier : Justice, secours ! et ces voix gémissantes et confuses ne pouvaient pas être reconnues. Enfin quand un criminel d’état était condamné, une barque venait le prendre pendant la nuit ; il sortait par une petite porte qui s’ouvrait sur le canal ; on le conduisait à quelque distance de la ville, et on le noyait dans un endroit des lagunes où il était défendu de pêcher : horrible idée qui perpétue le secret jusques après la mort, et ne laisse pas au malheureux l’espoir que ses restes du moins apprendront à ses amis qu’il a souffert, et qu’il n’est plus !

À l’époque où Corinne et lord Nelvil vinrent a Venise, il y avait près d’un siècle que de telles exécutions n’avaient plus lieu ; mais le mystère qui frappe l’imagination existait encore ; et bien que lord Nelvil fût plus loin que personne de se mêler en aucune manière des intérêts politiques d’un pays étranger, cependant il se sentait oppressé par cet arbitraire sans appel qui planait à Venise sur toutes les têtes.


CHAPITRE IX.


IL ne faut pas, dit Corinne à lord Nelvil, que vous vous en teniez seulement aux impressions pénibles que ces moyens silencieux du pouvoir ont produites sur vous. Il faut que vous observiez aussi les grandes qualités de ce sénat qui faisait de Venise une république pour les nobles, et leur inspirait autrefois celle énergie, cette grandeur aristocratique, fruit de la liberté, alors même qu’elle est concentrée dans le petit nombre. Vous les verrez sévères les uns pour les autres, établir, du moins dans leur sein, les vertus et les droits qui devaient appartenir à tous ; vous les verrez paternels pour leurs sujets, autant qu’on peut l’être, quand on considère cette classe d’hommes uniquement sous le rapport de son bien-être physique. Enfin vous leur trouverez un grand orgueil pour leur patrie, pour cette patrie qui est leur propriété, mais qu’ils savent néanmoins faire aimer du peuple même, qui, à tant d’égards, en est exclu. —

Corinne et Oswald allèrent voir ensemble la salle où les Deux-cents se rassemblaient alors ; elle est entourée des portraits de tous les Doges ; mais à la place du portrait de celui qui fut décapité comme traître à sa patrie, on a peint un rideau noir sur lequel est écrit le jour de sa mort et le genre de son supplice. Les habits royaux et magnifiques dont les images des autres Doges sont revêtus ajoutent à l’impression de ce terrrible rideau noir. Il y a dans cette salle un tableau qui représente le jugement dernier, et un autre le moment où le plus puissant des empereurs, Frédéric Barberousse, s’humilia devant le sénat de Venise. C’est une belle idée que de réunir ainsi tout ce qui doit exalter la fierté d’un gouvernement sur la terre, et courber cette même fierté devant le ciel. Corinne et lord Nelvil allèrent voir l’arsenal. Il y a devant la porte de l’arsenal deux lions sculptés en Grèce, puis transportés du port d’Athènes pour être les gardiens de la puissance vénitienne ; immobiles gardiens qui ne défendent que ce qu’on respecte. L’arsenal est rempli des trophées de la marine ; la fameuse cérémonie des noces du Doge avec la mer Adriatique, toutes les institutions de Venise enfin, attestaient leur reconnaissance pour la mer. Ils ont, à cet égard, quelques rapports avec les Anglais, et lord Neïvil sentit vivement l’intérêt que ces rapports devaient exciter en lui.

Corinne le conduisit au sommet de la tour appelée le clocher Saint-Marc, qui est à quelques pas de l’église. C’est de là que l’on découvre toute la ville au milieu des flots, et la digue immense qui la défend de la mer. On aperçoit dans le lointain les côtes de l’Istrie et de la Dalmatie. — Du côté de ces nuages, dit Corinne, il y a la Grèce. Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir ! Là, sont encore des hommes d’une imagination vive, d’un caractère enthousiaste, avilis par leur sort, mais destinés peut-être ainsi que nous à ranimer une fois les cendres de leurs ancêtres. C’est toujours quelque chose qu’un pays qui a existé, les habitans y rougissent au moins de leur état actuel ; mais dans les contrées que l’histoire n’a jamais consacrées, l’homme ne soupçonne pas même qu’il y ait une autre destinée que la servile obscurité qui lui a été transmise par ses aïeux.

Cette Dalmatie que vous apercevez d’ici, continua Corinne, et qui fut autrefois habitée par un peuple si guerrier, conserve encore quelque chose de sauvage. Les Dalmates savent si peu ce qui s’est passé depuis quinze siècles, qu’ils appellent encore les Romains les tout-puissans. Il est vrai qu’ils montrent des connaissances plus modernes, en vous nommant, vous autres Anglais, les guerriers de la mer, parce que vous avez souvent abordé dans leurs ports, mais ils ne savent rien du reste de la terre. Je me plairais à voir, continua Corinne, tous les pays où il y a dans les mœurs, dans les costumes, dans le langage, quelque chose d’original. Le monde civilisé est bien monotone, et l’on en connaît tout en peu de temps ; j’ai déjà assez vécu pour cela. — Quand on vit près de vous, interrompit lord Nelvil, voit-on jamais le terme de ce qui fait penser et sentir ! — Dieu Veuille, répondit Corinne, que ce charme aussi ne s’épuise pas ! —

— Mais donnons encore, poursuivit-elle, un moment à cette Dalmatie ; quand nous serons descendus de la hauteur où nous sommes, nous n’apercevrons même plus les lignes incertaines qui nous indiquent ce pays de loin aussi confusément qu’un souvenir dans la mémoire des hommes. Il y a des improvisateurs parmi les Dalmates, les sauvages en ont aussi ; on en trouvait chez les anciens Grecs : il y en a presque toujours parmi les peuples qui ont de l’imagination et point de vanité sociale ; mais l’esprit naturel se tourne en épigrammes plutôt qu’en poésie dans les pays où la crainte d’être l’objet de la moquerie fait que chacun se hâte de saisir cette arme le premier : les peuples aussi qui sont restés plus près de la nature ont conservé pour elle un respect qui sert très-bien l’imagination. Les cavernes sont sacrées, disent les Dalmates : sans doute qu’ils expriment ainsi une terreur vague des secrets de la terre. Leur poésie ressemble un peu à celle d’Ossian, bien qu’ils soient habitans du midi ; mais il n’y a que deux manières très-distinctes de sentir la nature ; l’animer comme les anciens, la perfectionner sous mille formes brillantes, ou se laisser aller comme les Bardes écossais à l’effroi du mystère, à la mélancolie qu’inspire l’incertain et l’inconnu. Depuis que je vous connais, Oswald, ce dernier genre me plaît. Autrefois j’avais assez d’espérance et de vivacité, pour aimer les images riantes et jouir de la nature sans craindre la destinée. — Ce serait donc moi, dit Oswald, moi qui aurais flétri cette belle imagination à laquelle j’ai dû les jouissances les plus enivrantes de ma vie. — Ce n’est pas vous qu’il faut en accuser, répondit Corinne, mais une passion profonde. Le talent a besoin d’une indépendance intérieure que l’amour véritable ne permet jamais. — Ah ! s’il est ainsi, s’écria lord Nelvil, que ton génie se taise et que ton cœur soit tout à moi. — Il ne put prononcer ces paroles sans émotion, car elles promettaient dans sa pensée plus encore qu’il ne disait. — Corinne le comprit et n’osa répondre, de peur de rien déranger à la douce impression qu’elle éprouvait.

Elle se sentait aimée, et, comme elle était habituée à vivre dans un pays où les hommes sacrifient tout au sentiment, elle se rassurait facilement, et se persuadait que lord Nelvil ne pourrait pas se séparer d’elle : tout à la fois indolente et passionnée, elle s’imaginait qu’il suffisait de gagner des jours, et que le danger dont on ne parlait plus était passé. Corinne vivait enfin comme vivent la plupart des hommes lorsqu’ils sont menacés long-temps du même malheur ; ils finissent par croire qu’il n’arrivera pas, seulement parce qu’il n’est pas encore arrivé.

L’air de Venise, la vie qu’on y mène est singulièrement propre à bercer l’ame d’espérances : le tranquille balancement des barques porte à la rêverie et à la paresse. On entend quelquefois un gondolier qui, placé sur le pont de Rialto, se met à chanter une stance du Tasse, tandis qu’un autre gondolier lui répond par la stance suivante à l’autre extrémité du canal. La musique très-ancienne de ces stances ressemble au chant d’église, et de près on s’aperçoit de sa monotonie ; mais en plein air, le soir, lorsque les sons se prolongent sur le canal comme les reflets du soleil couchant, et que les vers du Tasse prêtent aussi leurs beautés de sentiment à tout cet ensemble d’images et d’harmonie, il est impossible que ces chants n’inspirent pas une douce mélancolie. Oswald et Corinne se promenaient sur l’eau de longues heures à côté l’un de l’autre, quelquefois ils disaient un mot, plus souvent se tenant la main, ils se livraient en silence aux pensées vagues que font naître la nature et l’amour.

  1. Une ancienne tradition appuie le préjugé d’imagination qui persuade à Corinne que le diamant avertit de la trahison : on trouve cette tradition rappelée dans des vers espagnols dont le caractère est vraiment singulier. Le prince Fernand, Portugais, les adresse, dans une tragédie de Caldéron, au roi de Fez, qui l’a fait prisonnier. Ce prince aima mieux mourir dans les fers que de livrer à un roi maure une ville chrétienne, que son frère, le roi Edouard, offrait pour le racheter. Le roi maure, irrité de ce refus, fit éprouver les plus indignes traitemens au noble prince qui, pour le fléchir, lui rappelle que la miséricorde et la générosité sont les vrais caractères de la puissance suprême. Il lui cite tout ce qu’il y a de royal dans l’Univers : le lion, le dauphin, l’aigle parmi les animaux ; il cherche aussi parmi les plantes et les pierres, les traits de bonté naturelle que l’on attribue à celles qui semblent dominer toutes les autres, et c’est alors qu’il dit que le diamant qui sait résister au fer ; se brise de lui-même, et se fond en poudre pour avertir celui qui le porte de la trahison dont il est menacé. On ne peut savoir si cette manière de considérer toute la nature comme en rapport avec les sentimens et la destinée de l’homme est mathématiquement vraie ; toujours est-il qu’elle plaît à l’imagination, et que la poésie en général, et les poètes espagnols en particulier, en tirent de grandes beautés.
    Calderon ne m’est connu que par la traduction en Allemand d’Auguste Wilhelm Schlegel. Mais tout le monde sait en Allemagne, que cet écrivain, l’un des premiers poëtes de son pays, a trouvé le moyen aussi de transporter dans sa langue, avec la plus rare perfection, les beautés poétiques des Espagnols, des Anglais, des Italiens et des Portugais. On peut avoir une idée vivante de l’original quel qu’il soit, quand on le lit dans une traduction ainsi faite.
  2. M. Dubreuil, très-habile médecin français, avait un ami intime, M. de Péméja, homme aussi distingué que lui. M. Dubreuil tomba malade d’une maladie mortelle et contagieuse, et l’intérêt qu’il inspirait remplissant sa chambre de visites, M. Dubreuil appela M. de Péméja, et lui dit : – Il faut renvoyer tout ce monde, vous savez bien, mon ami, que ma maladie est contagieuse, il ne doit y avoir que vous ici. – Quel mot ! Heureux celui qui l’entend ! M. de Péméja mourut quinze jours après son ami.
  3. Vers de M. de Sabran.
  4. ……et coniferi cupressi.
    Virgile