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Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 Discours des trois unités, d’action, de jour et de lieu

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DISCOURS

DES TROIS UNITÉS

d’action, de jour, et de lieu.


Les deux discours précédents, et l’examen des pièces de théâtre[1] que contiennent mes deux premiers volumes, m’ont fourni tant d’occasions d’expliquer ma pensée sur ces matières, qu’il m’en resteroit peu de chose à dire, si je me défendois absolument de répéter.

Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et en l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une, et plusieurs intriques ou obstacles dans l’autre, pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre ; car alors la sortie du premier péril ne rend point l’action complète, puisqu’elle en attire un second ; et l’éclaircissement d’un intrique ne met point les acteurs en repos, puisqu’il les embarrasse dans un nouveau. Ma mémoire ne me fournit point d’exemples anciens de cette multiplicité de périls attachés l’un à l’autre qui ne détruit point l’unité d’action ; mais j’en ai marqué la duplicité indépendante pour un défaut dans Horace et dans Théodore, dont il n’est point besoin que le premier tue sa sœur au sortir de sa victoire, ni que l’autre s’offre au martyre après avoir échappé la prostitution ; et je me trompe fort si la mort de Polyxène et celle d’Astyanax, dans la Troade de Sénèque, ne font la même irrégularité.

En second lieu, ce mot d’unité d’action ne veut pas dire que la tragédie n’en doive faire voir qu’une sur le théâtre. Celle que le poëte choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu et une fin ; et ces trois parties non-seulement sont autant d’actions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune d’elles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. Il n’y doit avoir qu’une action complète, qui laisse l’esprit de l’auditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui servent d’acheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. C’est ce qu’il faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre l’action continue. Il n’est pas besoin qu’on sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même qu’ils agissent lorsqu’ils ne paroissent point sur le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit.

Si vous me demandiez ce que fait Cléopatre dans Rodogune, depuis qu’elle a quitté ses deux fils au second acte jusqu’à ce qu’elle rejoigne Antiochus au quatrième, je serois bien empêché à vous le dire, et je ne crois pas être obligé à en rendre compte ; mais la fin de ce second prépare à voir un effort de l’amitié des deux frères pour régner, et dérober Rodogune à la haine envenimée de leur mère. On en voit l’effet dans le troisième, dont la fin prépare encore à voir un autre effort d’Antiochus pour regagner ces deux ennemies l’une après l’autre, et à ce que fait Séleucus dans le quatrième, qui oblige cette mère dénaturée à résoudre et faire attendre ce qu’elle tâche d’exécuter au cinquième.

Dans le Menteur, tout l’intervalle du troisième au quatrième vraisemblablement se consume à dormir par tous les acteurs ; leur repos n’empêche pas toutefois la continuité d’action entre ces deux actes, parce que ce troisième n’en a point de complète. Dorante le finit par le dessein de chercher des moyens de regagner l’esprit de Lucrèce ; et dès le commencement de l’autre il se présente pour tâcher de parler à quelqu’un de ses gens, et prendre l’occasion de l’entretenir elle-même si elle se montre.

Quand je dis qu’il n’est pas besoin de rendre compte de ce que font les acteurs cependant qu’ils n’occupent point la scène, je n’entends pas dire qu’il ne soit quelquefois fort à propos de le rendre, mais seulement qu’on n’y est pas obligé, et qu’il n’en faut prendre le soin que quand ce qui s’est fait derrière le théâtre sert à l’intelligence de ce qui se doit faire devant les spectateurs. Ainsi je ne dis rien de ce qu’a fait Cléopatre depuis le second acte jusques au quatrième, parce que durant tout ce temps-là elle a pu ne rien faire d’important pour l’action principale que je prépare ; mais je fais connoître, dès le premier vers du cinquième, qu’elle a employé tout l’intervalle d’entre ces deux derniers à tuer Séleucus, parce que cette mort fait une partie de l’action. C’est ce qui me donne lieu de remarquer que le poëte n’est pas tenu d’exposer à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale : il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l’éclat et la véhémence des passions qu’elles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur soit attaché, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connoître au spectateur, ou par une narration, ou par quelque autre adresse de l’art ; surtout il doit se souvenir que les unes et les autres doivent avoir une telle liaison ensemble, que les dernières soient produites par celles qui les précèdent, et que toutes ayent leur source dans la protase que doit fermer le premier acte. Cette règle, que j’ai établie dès le premier Discours[2], bien qu’elle soit nouvelle et contre l’usage des anciens, a son fondement sur deux passages d’Aristote. En voici le premier : Il y a grande différence, dit-il, entre les événements qui viennent les uns après les autres, et ceux qui viennent les uns à cause des autres[3]. Les Maures viennent dans le Cid après la mort du Comte, et non pas à cause de la mort du Comte ; et le pécheur vient dans Don Sanche après qu’on soupçonne Carlos d’être le prince d’Aragon, et non pas à cause qu’on l’en soupçonne ; ainsi tous les deux sont condamnables. Le second passage est encore plus formel, et porte en termes exprès, que tout ce qui se passe dans la tragédie doit arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui l’a précédé[4].

La liaison des scènes qui unit toutes les actions particulières de chaque acte l’une avec l’autre, et dont j’ai parlé en l’examen de la Suivante, est un grand ornement dans un poème, et qui sert beaucoup à former une continuité d’action par la continuité de la représentation ; mais enfin ce n’est qu’un ornement et non pas une règle. Les anciens ne s’y sont pas toujours assujettis, bien que la plupart de leurs actes ne soient chargés que de deux ou trois scènes ; ce qui la rendoit bien plus facile pour eux que pour nous, qui leur en donnons quelquefois jusqu’à neuf ou dix. Je ne rapporterai que deux exemples du mépris qu’ils en ont fait : l’un est de Sophocle dans l’Ajax, dont le monologue, avant que de se tuer, n’a aucune liaison avec la scène qui le précède, ni avec celle qui le suit ; l’autre est du troisième acte de l’Eunuque de Térence, où celle d’Antiphon seul n’a aucune communication avec Chrémès et Pythias, qui sortent du théâtre quand il y entre. Les savants de notre siècle, qui les ont pris pour modèles dans les tragédies qu’ils nous ont laissées, ont encore plus négligé cette liaison qu’eux ; et il ne faut que jeter l’œil sur celles de Buchanan[5], de Grotius[6] et de Heinsius[7] dont j’ai parlé dans l’examen de Polyeucte, pour en demeurer d’accord. Nous y avons tellement accoutumé nos spectateurs, qu’ils ne sauroient plus voir une scène détachée sans la marquer pour un défaut : l’œil et l’oreille même s’en scandalisent avant que l’esprit y aye pu faire de réflexion. Le quatrième acte de Cinna demeure au-dessous des autres par ce manquement ; et ce qui n’étoit point une règle autrefois l’est devenu maintenant par l’assiduité de la pratique.

J’ai parlé de trois sortes de liaisons dans cet examen de la Suivante : j’ai montré aversion pour celles de bruit, indulgence pour celles de vue, estime pour celles de présence et de discours ; et dans ces dernières j’ai confondu deux choses qui méritent d’être séparées. Celles qui sont de présence et de discours ensemble ont sans doute toute l’excellence dont elles sont capables ; mais il en est de discours sans présence, et de présence sans discours, qui ne sont pas dans le même degré. Un acteur qui parle à un autre d’un lieu caché, sans se montrer, fait une liaison de discours sans présence, qui ne laisse pas d’être fort bonne ; mais cela arrive fort rarement. Un homme qui demeure sur le théâtre, seulement pour entendre ce que diront ceux qu’il y voit entrer, fait une liaison de présence sans discours, qui souvent a mauvaise grâce, et tombe dans une affectation mendiée, plutôt pour remplir ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour aucun besoin qu’en puisse avoir le sujet. Ainsi dans le troisième acte de Pompée, Achorée, après avoir rendu compte à Charmion de la réception que César a faite au Roi quand il lui a présenté la tête de ce héros, demeure sur le théâtre, où il voit venir l’un et l’autre, seulement pour entendre ce qu’ils diront, et le rapporter à Cléopatre. Ammon[8] fait la même chose au quatrième d’Andromède, en faveur de Phinée, qui se retire à la vue du Roi et de toute sa cour, qu’il voit arriver. Ces personnages qui deviennent muets lient assez mal les scènes, où ils ont si peu de part qu’ils n’y sont comptés pour rien. Autre chose est quand ils se tiennent cachés pour s’instruire de quelque secret d’importance par le moyen de ceux qui parlent, et qui croient n’être entendus de personne ; car alors l’intérêt qu’ils ont à ce qui se dit, joint à une curiosité raisonnable d’apprendre ce qu’ils ne peuvent savoir d’ailleurs, leur donne grande part en l’action, malgré leur silence ; mais, en ces deux exemples, Ammon et Achorée mêlent une présence si froide aux scènes qu’ils écoutent, qu’à ne rien déguiser, quelque couleur que je leur donne pour leur servir de prétexte, ils ne s’arrêtent que pour les lier avec celles qui les précèdent, tant l’une et l’autre pièce s’en peut aisément passer.

Bien que l’action du poëme dramatique doive avoir son unité, il y faut considérer deux parties : le nœud et le dénouement. Le nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s’est passé hors du théâtre avant le commencement de l’action qu’on y décrit et en partie de ce qui s’y passe ; le reste appartient au dénouement. Le changement d’une fortune en l’autre fait la séparation de ces deux parties. Tout ce qui le précède est de la première ; et ce changement avec ce qui le suit regarde l’autre[9]. Le nœud dépend entièrement du choix et de l’imagination industrieuse du poëte ; et l’on n’y peut donner de règle, sinon qu’il y doit ranger toutes choses selon le vraisemblable ou le nécessaire, dont j’ai parlé dans le second Discours ; à quoi j’ajoute un conseil, de s’embarrasser le moins qu’il lui est possible de choses arrivées avant l’action qui se représente. Ces narrations importunent d’ordinaire, parce qu’elles ne sont pas attendues, et qu’elles gênent l’esprit de l’auditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui s’est fait dix ou douze ans auparavant[10], pour comprendre ce qu’il voit représenter ; mais celles qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre, depuis l’action commencée, font toujours un meilleur effet, parce qu’elles sont attendues avec quelque curiosité, et font partie de cette action qui se représente. Une des raisons qui donne tant d’illustres suffrages à Cinna pour le mettre au-dessus de ce que j’ai fait, c’est qu’il n’y a aucune narration du passé, celle qu’il fait de sa conspiration à Émilie étant plutôt un ornement qui chatouille l’esprit des spectateurs qu’une instruction nécessaire de particularités qu’ils doivent savoir et imprimer dans leur mémoire pour l’intelligence de la suite. Émilie leur fait assez connoître dans les deux premières scènes qu’il conspiroit contre Auguste en sa faveur ; et quand Cinna lui diroit tout simplement que les conjurés sont prêts au lendemain, il avanceroit autant pour l’action que par les cent vers qu’il emploie à lui rendre compte, et de ce qu’il leur a dit, et de la manière dont ils l’ont reçu. Il y a des intrigues qui commencent dès la naissance du héros, comme celui d’Héraclius ; mais ces grands efforts d’imagination en demandent un extraordinaire à l’attention du spectateur, et l’empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, tant ils le fatiguent.

Dans le dénouement je trouve deux choses à éviter, le simple changement de volonté, et la machine. Il n’y a pas grand artifice à finir un poëme, quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre actes, en désiste au cinquième, sans aucun événement notable qui l’y oblige : j’en ai parlé au premier Discours[11], et n’y ajouterai rien ici. La machine n’a pas plus d’adresse quand elle ne sert qu’à faire descendre un Dieu pour accommoder toutes choses, sur le point que les acteurs ne savent plus comment les terminer. C’est ainsi qu’Apollon agit dans l’Oreste : ce prince et son ami Pylade, accusés par Tyndare et Ménélas de la mort de Clytemnestre, et condamnés à leur poursuite, se saisissent d’Hélène et d’Hermione : ils tuent ou croient tuer la première, et menacent d’en faire autant de l’autre, si on ne révoque l’arrêt prononcé contre eux. Pour apaiser ces troubles, Euripide ne cherche point d’autre finesse que de faire descendre Apollon du ciel, qui d’autorité absolue ordonne qu’Oreste épouse Hermione, et Pylade Électre ; et de peur que la mort d’Hélène n’y servît d’obstacle, n’y ayant pas d’apparence qu’Hermione épousât Oreste qui venoit de tuer sa mère, il leur apprend qu’elle n’est pas morte, et qu’il l’a dérobée à leurs coups, et enlevée au ciel dans l’instant qu’ils pensoient la tuer. Cette sorte de machine est entièrement hors de propos, n’ayant aucun fondement sur le reste de la pièce, et fait un dénouement vicieux. Mais je trouve un peu de rigueur au sentiment d’Aristote, qui met en même rang le char dont Médée se sert pour s’enfuir de Corinthe après la vengeance qu’elle a prise de Créon. Il me semble que c’en est un assez grand fondement que de l’avoir faite magicienne, et d’en avoir rapporté dans le poëme des actions autant au-dessus des forces de la nature que celle-là. Après ce qu’elle a fait pour Jason à Colchos, après qu’elle a rajeuni son père Éson depuis son retour, après qu’elle a attaché des feux invisibles au présent qu’elle a fait à Créuse, ce char volant n’est point hors de la vraisemblance ; et ce poëme n’a point besoin d’autre préparation pour cet effet extraordinaire. Sénèque lui en donne une par ce vers, que Médée dit à sa nourrice :

Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aveham[12] ;


et moi, par celui-ci qu’elle dit à Egée :

Je vous suivrai demain par un chemin nouveau[13].


Ainsi la condamnation d’Euripide, qui ne s’y est servi d’aucune précaution, peut être juste, et ne retomber ni sur Sénèque, ni sur moi ; et je n’ai point besoin de contredire Aristote pour me justifier sur cet article.

De l’action je passe aux actes, qui en doivent contenir chacun une portion, mais non pas si égale qu’on n’en réserve plus pour le dernier que pour les autres, et qu’on n’en puisse moins donner au premier qu’aux autres. On peut même ne faire autre chose dans ce premier que[14] peindre les mœurs des personnages, et marquer à quel point ils en sont de l’histoire qu’on va représenter[15]. Aristote n’en prescrit point le nombre ; Horace le borne à cinq ; et bien qu’il défende d’y en mettre moins[16], les Espagnols s’opiniâtrent à l’arrêter à trois, et les Italiens font souvent la même chose. Les Grecs les distinguoient par le chant du chœur, et comme je trouve lieu de croire qu’en quelques-uns de leurs poëmes ils le faisoient chanter plus de quatre fois, je ne voudrois pas répondre qu’ils ne les poussassent jamais au delà de cinq. Cette manière de les distinguer étoit plus incommode que la nôtre ; car ou l’on prêtoit attention à ce que chantoit le chœur, ou l’on n’y en prêtoit point : si l’on y en prêtoit, l’esprit de l’auditeur étoit trop tendu, et n’avoit aucun moment pour se délasser ; si l’on n’y en prétoit point, son attention étoit trop dissipée par la longueur du chant, et lorsqu’un autre acte commençoit, il avoit besoin d’un effort de mémoire pour rappeler en son imagination ce qu’il avoit déjà vu[17], et en quel point l’action étoit demeurée. Nos violons n’ont aucune de ces deux incommodités : l’esprit de l’auditeur se relâche durant qu’ils jouent, et réfléchit même sur ce qu’il a vu, pour le louer ou le blâmer, suivant qu’il lui a plu ou déplu ; et le peu qu’on les laisse jouer lui en laisse les idées si récentes, que quand les acteurs reviennent, il n’a point besoin de se faire d’effort pour rappeler et renouer son attention.

Le nombre des scènes dans chaque acte ne reçoit aucune règle ; mais comme tout l’acte doit avoir une certaine quantité de vers qui proportionne sa durée à celle des autres, on y peut mettre plus ou moins de scènes, selon qu’elles sont plus ou moins longues, pour employer le temps que tout l’acte ensemble doit consumer. Il faut, s’il se peut, y rendre raison de l’entrée et de la sortie de chaque acteur ; surtout pour la sortie je tiens cette règle indispensable, et il n’y a rien de si mauvaise grâce qu’un acteur qui se retire du théâtre seulement parce qu’il n’a plus de vers à dire.

Je ne serois pas si rigoureux pour les entrées. L’auditeur attend l’acteur ; et bien que le théâtre représente la chambre ou le cabinet de celui qui parle, il ne peut toutefois s’y montrer qu’il ne vienne de derrière la tapisserie, et il n’est pas toujours aisé de rendre raison de ce qu’il vient de faire en ville avant que de rentrer chez lui, puisque même quelquefois il est vraisemblable qu’il n’en est pas sorti. Je n’ai vu personne se scandaliser de voir Émilie commencer Cinna sans dire pourquoi elle vient dans sa chambre : elle est présumée y être avant que la pièce commence, et ce n’est que la nécessité de la représentation qui la fait sortir de derrière le théâtre pour y venir. Ainsi je dispenserois volontiers de cette rigueur toutes les premières scènes de chaque acte, mais non pas les autres, parce qu’un acteur occupant une fois le théâtre, aucun n’y doit entrer qui n’aye sujet de parler à lui, ou du moins qui n’ait[18] lieu de prendre l’occasion quand elle s’offre. Surtout lorsqu’un acteur entre deux fois dans un acte, soit dans la comédie, soit dans la tragédie, il doit absolument ou faire juger qu’il reviendra bientôt quand il sort la première fois, comme Horace dans le second acte[19] et Julie dans le troisième de la même pièce, ou donner raison en rentrant pourquoi il revient sitôt.

Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle et capable de plaire sans le secours des comédiens, et hors de la représentation[20]. Pour faciliter ce plaisir au lecteur, il ne faut non plus gêner son esprit que celui du spectateur, parce que l’effort qu’il est obligé de se faire pour la concevoir et se la représenter[21] lui-même dans son esprit diminue la satisfaction qu’il en doit recevoir. Ainsi je serois d’avis que le poëte prît grand soin de marquer à la marge[22] les menues actions qui ne méritent pas qu’il en charge ses vers, et qui leur ôteroient même quelque chose de leur dignité, s’il se ravaloit à les exprimer. Le comédien y supplée aisément sur le théâtre ; mais sur le livre on seroit assez souvent réduit à deviner, et quelquefois même on pourroit deviner mal, à moins que d’être instruit par là de ces petites choses. J’avoue que ce n’est pas l’usage des anciens ; mais il faut m’avouer aussi que faute de l’avoir pratiqué, ils nous laissent beaucoup d’obscurités dans leurs poëmes, qu’il n’y a que les maîtres de l’art qui puissent développer ; encore ne sais-je s’ils en viennent à bout toutes les fois qu’ils se l’imaginent. Si nous nous assujettissions à suivre entièrement leur méthode, il ne faudroit mettre aucune distinction d’actes ni de scènes, non plus que les Grecs. Ce manque est souvent cause que je ne sais combien il y a d’actes dans leurs pièces, ni si à la fin d’un acte un acteur se retire pour laisser chanter le chœur, ou s’il demeure sans action cependant qu’il chante, parce que ni eux ni leurs interprètes n’ont daigné nous en donner un mot d’avis à la marge[23].

Nous avons encore une autre raison particulière de ne pas négliger ce petit secours comme ils ont fait : c’est que l’impression met nos pièces entre les mains des comédiens qui courent les provinces[24], que nous ne pouvons avertir que par là de ce qu’ils ont à faire, et qui feroient d’étranges contre-temps, si nous ne leur aidions par ces notes. Ils se trouveroient bien embarrassés au cinquième acte des pièces qui finissent heureusement, et où nous rassemblons tous les acteurs sur notre théâtre ; ce que ne faisoient pas les anciens : ils diroient souvent à l’un ce qui s’adresse à l’autre, principalement quand il faut que le même acteur parle à trois ou quatre l’un après l’autre. Quand il y a quelque commandement à faire à l’oreille, comme celui de Cléopatre à Laonice pour lui aller quérir du poison[25], il faudroit un a parte pour l’exprimer en vers, si l’on se vouloit passer de ces avis en marge ; et l’un me semble beaucoup plus insupportable que les autres, qui nous donnent le vrai et unique moyen de faire, suivant le sentiment d’Aristote, que la tragédie soit aussi belle à la lecture qu’à la représentation, en rendant facile à l’imagination du lecteur tout ce que le théâtre présente à la vue des spectateurs.

La règle de l’unité de jour a son fondement sur ce mot d’Aristote, que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup[26]. Ces paroles donnent lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues d’un jour naturel de vingt-quatre heures, ou d’un jour artificiel de douze : ce sont deux opinions dont chacune a des partisans considérables ; et pour moi, je trouve qu’il y a des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps, que non-seulement je leur accorderois les vingt-quatre heures entières, mais je me servirois même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserois sans scrupule jusqu’à trente. Nous avons une maxime en droit qu’il faut élargir la faveur, et restreindre[27] les rigueurs, odia restringenda, favores ampliandi ; et je trouve qu’un auteur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens d’aller jusqu’à l’impossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait partir Thésée d’Athènes avec une armée, donner une bataille devant les murs de Thèbes, qui en étoient éloignés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en l’acte suivant ; et depuis qu’il est parti jusqu’à l’arrivée du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Éthra et le chœur n’ont que trente-six vers à dire[28]. C’est assez bien employé[29] un temps si court. Eschyle fait revenir Agamemnon de Troie avec une vitesse encore toute autre. Il étoit demeuré d’accord avec Clytemnestre sa femme que sitôt que cette ville seroit prise, il le lui feroit savoir par des flambeaux disposés de montagne en montagne, dont le second s’allumeroit incontinent à la vue du premier, le troisième à la vue du second, et ainsi du reste ; et par ce moyen elle devoit apprendre cette grande nouvelle dès la même nuit. Cependant à peine l’a-t-elle apprise par ces flambeaux allumés, qu’Agamemnon arrive, dont il faut que le navire, quoique battu d’une tempête, si j’ai bonne mémoire[30], aye été aussi vite, que l’œil à découvrir ces lumières. Le Cid et Pompée, où les actions sont un peu précipitées, sont bien éloignés de cette licence ; et s’ils forcent la vraisemblance commune en quelque chose, du moins ils ne vont point jusqu’à de telles impossibilités.

Beaucoup déclament contre cette règle, qu’ils nomment tyrannique, et auroient raison, si elle n’étoit fondée que sur l’autorité d’Aristote ; mais ce qui la doit faire accepter, c’est la raison naturelle qui lui sert d’appui. Le poëme dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes ; et il est hors de doute que les portraits sont d’autant plus excellents qu’ils ressemblent mieux à l’original. La représentation dure deux heures, et ressembleroit parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandoit pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures ; mais resserrons l’action du poëme dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, s’il se peut, à l’une que les deux heures que l’autre remplit. Je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être qu’elles suffiroient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix, mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre, de peur de tomber dans le déréglement, et de réduire tellement le portrait en petit, qu’il n’aye plus ses dimensions proportionnées, et ne soit qu’imperfection.

Surtout je voudrois laisser cette durée à l’imagination des auditeurs, et ne déterminer jamais le temps qu’elle emporte, si le sujet n’en avoit besoin, principalement quand la vraisemblance y est un peu forcée comme au Cid, parce qu’alors cela ne sert qu’à les avertir de cette précipitation. Lors même que rien n’est violenté dans un poëme par la nécessité d’obéir à cette règle, qu’est-il besoin de marquer à l’ouverture du théâtre que le soleil se lève, qu’il est midi au troisième acte, et qu’il se couche à la fin du dernier ? Cest une affectation qui ne fait qu’importuner ; il suffit d’établir la possibilité de la chose dans le temps où on la renferme, et qu’on le puisse trouver aisément, si on[31] y veut prendre garde, sans y appliquer l’esprit malgré soi[32]. Dans les actions même qui n’ont point plus de durée que la représentation, cela seroit de mauvaise grâce si l’on marquoit d’acte en acte qu’il s’est passé une demie heure[33] de l’un à l’autre.

Je répète ce que j’ai dit ailleurs[34], que quand nous prenons un temps plus long, comme de dix heures, je voudrois que les huit qu’il faut perdre se consumassent dans les intervalles des actes, et que chacun d’eux n’eût en son particulier que ce que la représentation en consume, principalement lorsqu’il y a liaison de scènes perpétuelle ; car cette liaison ne souffre point de vide entre deux scènes. J’estime toutefois que le cinquième, par un privilège particulier, a quelque droit de presser un peu le temps, en sorte que la part de l’action qu’il représente en tienne davantage qu’il n’en faut pour sa représentation. La raison en est que le spectateur est alors dans l’impatience de voir la fin, et que quand elle dépend d’acteurs qui sont sortis du théâtre, tout l’entretien qu’on donne à ceux qui y demeurent en attendant de leurs nouvelles ne fait que languir, et semble demeurer sans action[35]. Il est hors de doute que depuis que Phocas est sorti au cinquième d’Héraclius jusqu’à ce qu’Amyntas vienne raconter sa mort, il faut plus de temps pour ce qui se fait derrière le théâtre que pour le récit des vers qu’Héraclius, Martian et Pulchérie emploient à plaindre leur malheur. Prusias et Flaminius, dans celui de Nicomède, n’ont pas tout le loisir dont ils auroient besoin pour se rejoindre sur la mer, consulter ensemble, et revenir à la défense de la Reine ; et le Cid n’en a pas assez pour se battre contre don Sanche durant l’entretien de l’Infante avec Léonor et de Chimène avec Elvire. Je l’ai bien vu, et n’ai point fait de scrupule de cette précipitation, dont peut-être on trouveroit plusieurs exemples chez les anciens ; mais ma paresse, dont j’ai déjà parlé, me fera contenter de celui-ci, qui est de Térence dans l’Andrienne. Simon y fait entrer Pamphile son fils chez Glycère, pour en faire sortir le vieillard Criton, et s’éclaircir avec lui de la naissance de sa maîtresse, qui se trouve fille de Chrémès. Pamphile y entre, parle à Criton, le prie de le servir, revient avec lui ; et durant cette entrée, cette prière, et cette sortie, Simon et Chrémès, qui demeurent sur le théâtre, ne disent que chacun un vers, qui ne sauroit donner tout au plus à Pamphile que le loisir de demander où est Criton, et non pas de parler à lui, et lui dire les raisons qui le doivent porter à découvrir en sa faveur ce qu’il sait de la naissance de cette inconnue.

Quand la fin de l’action dépend d’acteurs qui n’ont point quitté le théâtre, et ne font point attendre de leurs nouvelles, comme dans Cinna et dans Rodogune, le cinquième acte n’a point besoin de ce privilège, parce qu’alors toute l’action est en vue ; ce qui n’arrive pas quand il s’en passe une partie derrière le théâtre depuis qu’il est commencé. Les autres actes ne méritent point la même grâce. S’il ne s’y trouve pas assez de temps pour y faire rentrer un acteur qui en est sorti, ou pour faire savoir ce qu’il a fait depuis cette sortie, on peut attendre à en rendre compte en l’acte suivant ; et le violon, qui les distingue l’un de l’autre, en peut consumer autant qu’il en est besoin ; mais dans le cinquième, il n’y a point de remise : l’attention est épuisée, et il faut finir.

Je ne puis oublier que, bien qu’il nous faille réduire toute l’action tragique en un jour, cela n’empêche pas que la tragédie ne fasse connoître par narration, ou par quelque autre manière plus artificieuse, ce qu’a fait son héros en plusieurs années, puisqu’il y en a dont le nœud consiste en l’obscurité de sa naissance qu’il faut éclaircir, comme Œdipe. Je ne répéterai point que, moins on se charge d’actions passées, plus on a l’auditeur propice par le peu de gêne qu’on lui donne, en lui rendant toutes les choses présentes, sans demander aucune réflexion à sa mémoire que pour ce qu’il a vu ; mais je ne puis oublier que c’est un grand ornement pour un poëme que le choix d’un jour illustre et attendu depuis quelque temps. Il ne s’en présente pas toujours des occasions ; et dans tout ce que j’ai fait jusqu’ici[36], vous n’en trouverez de cette nature que quatre : celui d’Horace[37], où deux peuples devoient décider de leur empire par une bataille ; celui de Rodogune[38], d’Andromède, et de Don Sanche. Dans Rodogune, c’est un jour choisi par deux souverains pour l’effet d’un traité de paix entre leurs couronnes ennemies, pour une entière réconciliation de deux rivales par un mariage, et pour l’éclaircissement d’un secret de plus de vingt ans, touchant le droit d’aînesse entre deux princes gémeaux dont dépend le royaume, et le succès de leur amour. Celui d’Andromède et de Don Sanche ne sont pas de moindre considération ; mais comme je le viens de dire[39], les occasions ne s’en offrent pas souvent ; et dans le reste de mes ouvrages, je n’ai pu choisir des jours remarquables que par ce que le hasard y fait arriver, et non pas par l’emploi où l’ordre public les aye destinés de longue main.

Quant à l’unité de lieu, je n’en trouve aucun précepte ni dans Aristote ni dans Horace. C’est ce qui porte quelques-uns à croire que la règle ne s’en est établie qu’en conséquence de l’unité de jour[40], et à se persuader ensuite qu’on le peut étendre jusques où un homme peut aller et revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu licencieuse ; et si l’on faisoit aller un acteur en poste, les deux côtés du théâtre pourroient représenter Paris et Rouen[41]. Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu’on fait représenter devant lui en deux heures se pût passer en effet en deux heures, et que ce qu’on lui fait voir sur un théâtre qui ne change point, pût s’arrêter dans une chambre ou dans une salle, suivant le choix qu’on en auroit fait ; mais souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire impossible[42], qu’il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu, comme pour le temps. Je l’ai fait voir exact dans Horace, dans Polyeucte et dans Pompée ; mais il faut pour cela ou n’introduire qu’une femme, comme dans Polyeucte, ou que les deux qu’on introduit ayent tant d’amitié l’une pour l’autre, et des intérêts si conjoints, qu’elles puissent être toujours ensemble, comme dans l’Horace, ou qu’il leur puisse arriver comme dans Pompée, où l’empressement de la curiosité naturelle fait sortir de leurs appartements Cléopatre au second acte, et Cornélie au cinquième, pour aller jusque dans la grande salle du palais du Roi au-devant des nouvelles qu’elles attendent. Il n’en va pas de même dans Rodogune : Cléopatre et elle ont des intérêts trop divers pour expliquer leurs plus secrètes pensées en même lieu. Je pourrois en dire ce que j’ai dit de Cinna, où en général tout se passe dans Rome, et en particulier moitié dans le cabinet d’Auguste, et moitié chez Émilie. Suivant cet ordre, le premier acte de cette tragédie seroit dans l’antichambre de Rodogune, le second dans la chambre de Cléopatre, le troisième dans celle de Rodogune ; mais si le quatrième peut commencer chez cette princesse, il n’y peut achever, et ce que Cléopatre y dit à ses deux fils l’un après l’autre y seroit mal placé. Le cinquième a besoin d’une salle d’audience où un grand peuple puisse être présent. La même chose se rencontre dans Héraclius. Le premier acte seroit fort bien dans le cabinet de Phocas, et le second chez Léontine ; mais si le troisième commence chez Pulchérie, il n’y peut achever, et il est hors d’apparence que Phocas délibère dans l’appartement de cette princesse de la perte de son frère.

Nos anciens, qui faisoient parler leurs rois en place publique, donnoient assez aisément l’unité rigoureuse de lieu à leurs tragédies. Sophocle toutefois ne l’a pas observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de trouver[43] un lieu écarté pour se tuer, et s’y tue à la vue du peuple ; ce qui fait juger aisément que celui où il se tue n’est pas le même que celui d’où on l’a vu sortir, puisqu’il n’en est sorti que pour en choisir un autre.

Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois et les princesses de leurs appartements ; et comme souvent la différence et l’opposition des intérêts de ceux qui sont logés dans le même palais ne souffrent pas qu’ils fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous faut chercher quelque autre accommodement pour l’unité de lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poëmes : autrement il faudroit prononcer contre beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat.

Je tiens donc qu’il faut chercher cette unité exacte autant qu’il est possible ; mais comme elle ne s’accommode pas avec toute sorte de sujets, j’accorderois très-volontiers que ce qu’on feroit passer en une seule ville auroit l’unité de lieu. Ce n’est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville toute entière, cela seroit un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermés dans l’enclos de ses murailles. Ainsi la scène de Cinna ne sort point de Rome, et est tantôt l’appartement d’Auguste dans son palais, et tantôt la maison d’Émilie. Le Menteur a les Tuileries et la place Royale dans Paris, et la Suite fait voir la prison et le logis de Mélisse dans Lyon. Le Cid multiplie encore davantage les lieux particuliers sans quitter Séville ; et, comme la liaison de scènes n’y est pas gardée, le théâtre, dès le premier acte, est la maison de Chimène, l’appartement de l’Infante dans le palais du Roi, et la place publique ; le second y ajoute la chambre du Roi ; et sans doute il y a quelque excès dans cette licence. Pour rectifier en quelque façon cette duplicité de lieu quand elle est inévitable, je voudrois qu’on fît deux choses : l’une, que jamais on ne changeât[44] dans le même acte, mais seulement de l’un à l’autre, comme il se fait dans les trois premiers de Cinna ; l’autre, que ces deux lieux n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l’auditeur, qui ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s’en apercevroit pas, à moins d’une réflexion malicieuse et critique, dont il y en a peu qui soient capables, la plupart s’attachant avec chaleur à l’action qu’ils voient représenter. Le plaisir qu’ils y prennent est cause qu’ils n’en veulent pas chercher le peu de justesse pour s’en dégoûter ; et ils ne le reconnoissent que par force, quand il est trop visible, comme dans le Menteur et la Suite, où les différentes décorations font reconnoître cette duplicité de lieu, malgré qu’on en ait[45].

Mais comme les personnes qui ont des intérêts opposés ne peuvent pas vraisemblablement expliquer leurs secrets en même place, et qu’ils sont quelquefois introduits dans le même acte avec liaison de scènes qui emporte nécessairement cette unité, il faut trouver un moyen qui la rende compatible avec cette contradiction qu’y forme la vraisemblance rigoureuse, et voir comment pourra subsister le quatrième acte de Rodogune, et le troisième d’Héraclius, où j’ai déjà marqué cette répugnance du côté des deux personnes ennemies qui parlent en l’un et en l’autre. Les[46] jurisconsultes admettent des fictions de droit ; et je voudrois, à leur exemple, introduire des fictions de théâtre, pour établir un lieu théâtral qui ne seroit ni l’appartement de Cléopatre, ni celui de Rodogune dans la pièce qui porte ce titre, ni celui de Phocas, de Léontine, ou de Pulchérie, dans Héraclius ; mais une salle sur laquelle ouvrent ces divers appartements, à qui j’attribuerois deux privilèges : l’un, que chacun de ceux qui y parleroient fût présumé y parler avec le même secret que s’il étoit dans sa chambre ; l’autre, qu’au lieu que dans l’ordre commun il est quelquefois de la bienséance que ceux qui occupent le théâtre aillent trouver ceux qui sont dans leur cabinet pour parler à eux, ceux-ci pussent les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette bienséance, afin de conserver l’unité de lieu et la liaison des scènes. Ainsi Rodogune dans le premier acte vient trouver Laonice, qu’elle devroit mander pour parler à elle ; et dans le quatrième Cléopatre vient trouver Antiochus au même lieu où il vient de fléchir Rodogune, bien que, dans l’exacte vraisemblance, ce prince devroit aller chercher sa mère dans son cabinet, puisqu’elle hait trop cette princesse pour venir parler à lui dans son appartement, où la première scène fixeroit le reste de cet acte, si l’on n’apportoit ce tempérament dont j’ai parlé, à la rigoureuse unité de lieu.

Beaucoup de mes pièces[47] en manqueront si l’on ne veut point admettre cette modération, dont je me contenterai toujours à l’avenir, quand je ne pourrai satisfaire à la dernière rigueur de la règle. Je n’ai pu y en réduire que trois : Horace, Polyeucte et Pompée. Si je me donne trop d’indulgence dans les autres, j’en aurai encore davantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec quelque apparence de régularité. Il est facile aux spéculatifs d’être sévères ; mais s’ils vouloient donner dix ou douze poëmes de cette nature au public, ils élargiroient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auroient reconnu par l’expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l’art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre lorsqu’on les aura mis en pratique aussi heureusement qu’on y a vu les miens[48].

  1. Var. (édit. de 1660) : de seize pièces de théâtre.
  2. Voyez plus haut, p. 42 et suivantes.
  3. Διαφέρει γὰρ πολὺ γίνεσθαι τάδε διὰ τάδε, ἢ μετὰ τάδε. (Aristote, Poétique, chap. x, 3.)
  4. Ταὔτα δὲ δεῖ γἰνεσθαι έξ αὺτἢς τἢς συστάσεως τοῦ μύθου, ὥστε ἐκ τὤν προγεγενημένων συμβαίειν ἢ έξ ἀνάγκης ἢ κατὰ τὸ εἰκὸς γίνεσθαι ταὒτα. (Aristote, Poétique, chap. x, 3.)
  5. George Buchanan, poëte et historien, né en 1506 à Kilkerne, en Écosse, mort à Édimbourg, le 28 septembre 1582, est auteur de deux tragédies latines : un Jephté qu’il dédia en 1554 au maréchal de Brissac, et qui fut traduit par Pierre Brinon, conseiller au Parlement de Normandie, et divisé par lui en sept actes, et un Saint Jean-Baptiste.
  6. Grotius, dont le véritable nom est Hugues de Groot, né à Delft le 10 avril 1583 et mort dans la nuit du 28 au 29 août 1645, est célèbre comme érudit et comme publiciste. Il a écrit trois tragédies latines : la première sur la chute d’Adam, Adamus exsul ; la seconde sur la Passion, Christus patiens ; la troisième sur l’élévation de Joseph, Sophompaneas, c’est-à-dire le Sauveur du monde.
  7. Daniel Heinsius, illustre philologue, né à Gand en 1580, mort à Leyde le 23 février 1665, est auteur d’un Herodes infanticida, vivement critiqué par Balzac, mais qui n’en fut pas moins fort admiré.
  8. Dans les éditions publiées par Pierre Corneille on lit ici et un peu plus loin, au lieu de ce nom, celui de Timante, autre personnage d’Andromède ; mais c’est par suite d’une confusion évidente. Elle n’a pas échappé à Thomas Corneille ; en 1692 il a corrigé ce passage, et son texte a été suivi par tous les éditeurs.
  9. Τὰ μὲν ἕξωθεν καὶ ἕνια τῶν ἕσωθεν πολλάχις ἡ δέσις, τὸ δὲ λοιπὸν ἡ λύσις. Λέγω δὲ δέσιν μὲν εἶναι τὴν ἀπ’ ἀρχῆς μέχρι τούτου τοῦ μέρους ὃ ἔσχατόν ἐστιν, ἐξ οὗ μεταβαίνει εἰς δυστυχίαν ἢ εἰς εὐτυχίαν, λύσιν δὲ τὴν ἀπὸ τἢς ἀρχῆς τἢς μεταβάσεως μέχρι τέλους. (Aristote, Poétique, chapitre xviii, 1.)
  10. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : de ce qui s’est fait il y a dix ou douze ans.
  11. Voyez plus haut, p. 28.
  12. Vers 974.
  13. Vers 1279.
  14. Var. (édit. de 1660–1664) : On peut même n’y faire autre chose que, etc.
  15. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : Qu’on va représenter et qui a quelquefois commencé longtemps auparavant.
  16. Neve minor, neu sit quinto productior acta
    Fabula

    (Horace, Art poétique, v. 189, 190.)
  17. Var. (édit. de 1660–1664) : Il avoit besoin d’un effort d’esprit pour y rappeler ce qu’il avoit déjà vu.
  18. Ici, contre l’usage le plus ordinaire de Corneille, on lit ait, au lieu de la forme aye, qui est à la ligne précédente. Le mot est imprimé de même, avec cette double orthographe aye et ait, dans les éditions de 1660–1668.
  19. Var. (édit. de 1660) : le deuxième acte.
  20. Voyez le chapitre xxvi de la Poétique.
  21. Var. (édit. de 1660–1664) : et la représenter.
  22. Ces indications se trouvent effectivement imprimées à la marge dans la plupart des premières éditions des pièces séparées et dans l’édition in-folio du Théâtre de Corneille (1663).
  23. En général Corneille a plus développé ces indications de mise en scène dans la première édition de chacune de ses pièces que dans les réimpressions qu’il en a faites.
  24. Var. (édit. de 1660) : des comédiens des provinces.
  25. Voyez la scène iii du Ve acte de Rodogune.
  26. Ή μὲν γὰρ ὅτι μάλιστα πειρᾶται ύπὸ μίαν περίοδον ήλίου εῗναι ἢ μικρὸν ἐξαλλάττειν. (Aristote, Poétique, chap. v, 4.)
  27. Dans ce passage restreindre est écrit ainsi ; mais dans l’édition de 1663 il y a rétraindre, comme plus haut (voyez p. 35 et note 2).
  28. Voyez les Suppliantes d’Euripide, v. 598–634. Du reste Éthra ne dit rien et ne fait qu’écouter le chœur divisé en deux parties.
  29. C’est le texte de toutes les éditions données par P. Corneille et encore de celle qui a été publiée par son frère en 1692.
  30. Corneille a bonne mémoire : le héraut qui précède Agamemnon et annonce sa venue raconte assez longuement la tempête à laquelle il a échappé. Voyez l’Agamemnon d’Eschyle, v. 650 et suivants.
  31. Var. (édit. de 1668) : si l’on.
  32. Var. (édit. de 1660–1664) : Qui ne fait que l’importuner… et qu’il le puisse trouver aisément, s’il y veut prendre garde, sans y appliquer son esprit malgré lui. — Le changement fait en 1682 était une correction nécessaire ; dans les premières éditions de ce discours. Corneille avait construit la phrase comme si, au commencement du paragraphe, il avait employé le mot auditeur au singulier, et non au pluriel.
  33. Telle est l’orthographe de Corneille. Voyez le Lexique.
  34. Dans l’Examen de Mélite (p. 141), qui précède le présent Discours dans les éditions données par Corneille. Voyez la note 1 de la p. 13.
  35. Var. (édit. de 1660) : sans actions.
  36. Var. (édit. de 1660) : et dans mes deux premiers volumes.
  37. Var. (édit. de 1660) : Vous n’en trouverez de cette nature que celui d’Horace, etc.
  38. Devant les mots : à Celui de Rodogune, etc., » l’édition de 1660 ajoute : « Ce dernier (volume) en a trois, celui de Rodogune, etc. »
  39. Var. (édit. de 1660-1668) : Mais comme je viens de dire.
  40. Nous avons adopté la leçon des éditions de 1660–1668 ; elle nous paraît préférable à celle de l’édition de 1682, où on lit : « l’unité du jour. »
  41. Corneille a bien fait de supposer que l’acteur va en poste, car, en employant les moyens de transport habituels, il lui aurait alors fallu quatre jours pour aller et venir. C’est ce que prouve le passage suivant d’un placard publié par M. Ph. Salmon dans les Archives du bibliophile du libraire Claudin (8e année, 1860, no 33, p.  357) :
    « De par le Roi,
    « On fait à savoir que les coches et carrosses de Paris à Rouen, et de Rouen à Paris, logent présentement à la rue Saint-Denis devant l’Hôtel Saint-Chaumont où pend pour enseigne l’image sainte Marguerite ; et à Rouen à la Truie qui file rue Martainville. Et commenceront les premiers départs le vingt-troisième mars mil six cent quarante-sept, cinq heures du matin précisément, pour arriver aux dits lieux en deux jours.
  42. Var. (édit. de 1660–1668) : pour ne dire impossible.
  43. Var. (édit. de 1660–1668) : afin de chercher.
  44. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : on n’en changeât.
  45. Le mot est écrit ainsi dans toutes les éditions, de 1660 à 1682.
  46. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : nos.
  47. Var. (édit. de 1660) : toutes les pièces de ce volume.
  48. Dans l’édition de 1660, le Discours se termine par le paragraphe suivant : « Au reste, je viens de m’apercevoir qu’en la page xxxiv du Discours que j’ai mis au-devant du second volume (voyez plus haut, p. 74, note 2), je me suis mépris, et ai cité pour un sujet de tragédie de la seconde espèce, comme Œdipe, l’exemple de Thésée, qui manifestement se doit ranger entre ceux de la troisième, tels que l’Iphigénie in Tauris. C’est un effet d’un peu de précipitation, qui ne rompt point le raisonnement en ce lieu-là ; mais j’ai cru en devoir avertir le lecteur, afin qu’il ne s’y méprenne pas comme moi. »