Corneille (Gustave Lanson)/02

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 30-47).

CHAPITRE II

LE THÉÂTRE AVANT CORNEILLE

Lorsque le Cid parut dans les derniers jours de l’année 1636, il n’y avait pas quarante ans qu’une troupe de comédiens était établie d’une façon à peu près permanente à Paris ; elle jouait dans la salle que lui avaient louée les Confrères de la Passion, à l’Hôtel de Bourgogne, rue Mauconseil, près des Halles. Depuis quelques années, une seconde troupe réussissait à vivre : Mélite avait appris au public le chemin du jeu de paume Berthaut, au quartier Saint-Martin, d’où Mondory s’était transporté, en 1634, au jeu de paume de la rue Vieille-du-Temple, dans l’aristocratique quartier du Marais.

Une salle rectangulaire, deux rangs de loges, un parterre dallé, gras de fange, où les spectateurs se tiennent debout, une scène éclairée de quelques chandelles, qu’un valet mouche dans les entr’actes, des comédiens misérablement ou ridiculement accoutrés, à moins que la munificence d’un gentilhomme ou d’un prince ne les ait gratifiés de quelques habits encore propres, un public grossier et tumultueux, des marchands, des clercs, des écoliers, des artisans, des pages, des soldats, des spadassins et des filous : voilà le cadre offert à la sublime tragédie. Elle se produit, pour se faire accepter, en vulgaire compagnie. Un prologue la précède, facétieux, bourré de calembours et d’obscénités, pour mettre le public en belle humeur. Une farce la suit, brutale et crue, pour dissiper l’émotion triste ; et le spectacle se termine souvent par des chansons ordurières.

L’Hôtel de Bourgogne, jusqu’à la veille du Cid, se soutenait surtout par ses farceurs.

Longtemps le « monde » ne s’était pas risqué dans ces misérables tripots. Mais, depuis plusieurs années, de beaux esprits connus à la cour avaient travaillé pour les comédiens ; quelques grands seigneurs les avaient protégés, eux, leurs pièces et leurs poètes. M. le Cardinal surtout avait déclaré son goût pour la poésie dramatique, et récompensait une comédie comme une ode. La société polie s’accoutuma à venir occuper les loges ; à la porte du théâtre, certains jours, on vit dans la presse des cordons bleus. Enfin les dames ne craignirent plus de se montrer à la comédie. Il ne s’y débita plus rien qu’une honnête femme ne pût entendre : c’est-à-dire selon les bienséances de 1630 qui ne sont pas, tant s’en faut, celles de 1900. La présence habituelle des dames consacra la vogue du genre dramatique. En dix ans, ce genre méprisé prenait le pas sur le lyrique. Les poètes, naguère ouvriers aux gages des comédiens, inconnus du public autant que les décorateurs et moucheurs de chandelles, étaient maintenant nommés sur l’affiche : c’était la gloire, si ce n’était pas encore la fortune.

Longtemps Hardy avait été le seul fournisseur du théâtre : parmi ses sept ou huit cents pièces s’étaient glissés le Pyrame de Théophile, l’Arthénice de Racan ; puis M. Mairet était venu, et, aux environs de 1630, toute une portée de poètes avait éclos : en deux années, MM. Rotrou, de Scudéry, Corneille, du Ryer avaient fait leurs débuts. Quelques mois avant le Cid, M. Tristan s’était fait connaître par un éclatant succès.

Les comédies étaient rares encore, la tragédie ne venait que de renaître. La tragi-comédie, depuis le commencement du siècle, occupait la scène en souveraine et semblait devoir remplacer les deux genres que l’antiquité avait connus. À côté d’elle, seule la pastorale se maintenait, déclinante déjà.

Il faut voir quelles réalités se couvraient de ces qualifications de genres. Qu’était-ce qu’une tragi-comédie ?

Une clairière où des cavaliers croisent l’épée, un jardin où des dames cueillent des fleurs, près d’une fontaine, en disant des galanteries délicates ; une maîtresse délaissée qui condamne tous les prétendants de sa fille à lui apporter la tête de son infidèle ; un amoureux s’habillant en fille pour s’approcher d’une incomparable demoiselle dont il a par hasard vu un portrait, puis sans quitter sa jupe se battant en duel contre un prince errant qui s’en allait par le monde défier aucune beauté d’égaler sa dame ; des idolâtries effrénées, des pâmoisons soudaines, des vengeances furieuses, un capitan ridicule, des héros qui se nomment Florisel de Niquée ou Agésilan de Colchos, une action qui se déroule au royaume de Guindaye ; voilà ce qu’était une tragi-comédie en 1636. Rotrou avait écrit ce poème extravagant, précieux et lyrique, plein de choses exquises : et il en avait pris le sujet dans l’Amadis.

On n’a pas tous les jours un prince travesti en fille : mais ce ne sont que filles déguisées en cavaliers pour suivre ou chercher un amant, courant les chemins, les monts et les bois, dépouillées ou enrôlées par des voleurs, semant l’amour sur leur passage dans les châteaux et les auberges, cajolées des dames que trompent leurs habits, ou pressées des galants qui devinent leur sexe, trouvant parfois des brutaux qui les obligent à tirer l’épée, pâles et transies de frayeur. Ailleurs une princesse se costume en paysanne ou en pèlerine ; ailleurs un prince prend l’habit de son valet pour rebuter un amour dont il ne veut pas, ou il se fait jardinier au château de sa maîtresse pour la voir et respirer son parfum. On ne voit que fuites ou poursuites, enlèvements, substitutions, quiproquos, duels, naufrages, pirates, assassins, bagues qui font aimer, oublier ou haïr, et, pour finir, reconnaissances, réconciliations et mariages. La scène se passe tour à tour dans toutes les régions de l’univers, et dans des royaumes chimériques, à Paris ou à Lyon, en Espagne, en Angleterre, en Danemark, en Épire, en Dalmatie. C’est la géographie de Shakspeare.

Dans les forêts, au bord d’une rivière, se déroulaient les pastorales. Ce n’était plus le poème d’amour que le Tasse avait rêvé, excluant tout ce qui n’est pas la douceur ou la souffrance d’aimer. Le genre s’était tourné en comédie ou en tragi-comédie soumise à la loi du décor champêtre et de la condition pastorale. Des pères avares refusaient les bergères aux beaux amoureux et les promettaient aux riches vieillards. Des fils de roi déguisés courtisaient des bergères, et les rois résistaient à mettre l’innocence sur le trône. Les naïfs assauts du satyre italien faisaient place aux artificieuses perfidies des rivaux. Des oracles, des fléaux divins, des druides sévères troublaient les joies ou menaçaient la vie des amants. Cependant, parmi les périls et les obstacles, les amants fidèles échangeaient d’ingénieuses tendresses ; les amants rebutés se plaignaient galamment, et les filles fières sentaient peu à peu fondre les glaces de leur cœur.

La belle Silvanire passait hautaine et froide, dédaigneuse de l’amour de trois bergers, ne parlant que chasse, et chiens ardents, et cerf forcé, jusqu’à ce qu’un miroir magique la mettait en léthargie et la livrait aux entreprises d’un amant brutal : délivrée par le fidèle Aglante, l’arrêt d’un juste druide la jetait, enfin attendrie et aimante, aux bras de son sauveur. Mairet avait emprunté à d’Urfé ce beau thème.

Dans la comédie, Corneille avait trouvé un goût original ; les autres y employaient tous les ressorts et les couleurs de la tragi-comédie : quiproquos et enlèvements, travestissements et magie ; un peu moins de pathétique, un peu plus de licence marquaient le ton de la comédie. Quelques-uns étaient en quête d’une comédie réaliste et grotesque, forme littéraire de la farce, enluminure hardie et crue de figures bourgeoises et de mœurs populaires : ici, parmi des amants à la mode, apparaissait un vigneron de Suresnes ; là, c’était une vieille bourgeoise courtisée par un colporteur de livres nouveaux, par un vieux soldat de Coutras et de Fontaine-Française, et par un agent d’affaires. On voyait une joyeuse compagnie s’embarquer sur la Seine pour aller faire pique-nique à Chaillot, et de petites bourgeoises conquérir des maris gentilshommes avec des habits loués à la friperie, chez les Juifs.

Plus rare encore que la comédie, la tragédie reparaissait peu à peu : les amours lamentables de Pyrame et Thisbé avaient tiré des larmes. Les âmes ingénues avaient été touchées de pitié et d’effroi, quand les amants, que séparait l’hostilité des parents, s’entretenaient à travers la fente pitoyable du mur, quand le bon gentilhomme Pyrame, de sa vaillante épée, mettait en fuite les assassins du roi, pendant que la loyale demoiselle Thisbé chassait le messager d’amour du roi ; quand enfin, près du ruisseau, sous le mûrier, Thisbé fuyait devant le lion horrible, et, revenant, trouvait son Pyrame mort de l’avoir crue morte, percé de l’infâme poignard dont la rougeur a seule immortalisé la pièce.

Puis Mairet, quelque dix ans après, vers 1634, avait dit l’histoire de Sophonisbe ; et Rotrou avait montré la mort d’Hercule ; et Corneille s’était essayé dans Médée : l’amour forcené, la jalousie frénétique prenaient possession de la tragédie. Ces passions sans mesure avaient fait la fortune de la Mariamne, le coup d’essai de Tristan : cette fière innocente, bravant les ennemis qui la guettent et le mari qui l’aime et qu’elle hait, cet Hérode, affolé d’amour et de soupçons, prompt à condamner, prompt à se repentir, et, quand il est trop tard, dégorgeant tous les bouillons de son âme violente et faible dans un monologue formidable, ces deux personnages séduisirent les âmes excessives des spectateurs de 1636.

Tout le théâtre était donc alors hors de la vie ou au delà de la vie : tout était étrange, déformé, grossi, plus haut ou plus bas, plus surprenant, ou plus atroce, ou plus bouffon que la vie : c’était le roman de la vie plutôt que la vie même. Et c’était en effet le roman, non la vie, qui servait de modèle : les poètes de théâtre allaient de Cervantes à d’Urfé, de l’Amadis à l’Argénis, de Leucippe à Cléagénor. On démarquait les comédies des Italiens ; on s’appropriait leurs pastorales. Mais la tragi-comédie vivait surtout aux dépens des Espagnols ; outre la veine si riche des Nouvelles, déjà exploitée par le bonhomme Hardy, depuis quelques années arrivaient chez nous, en livrets ou en recueils, les Comédies du grand Lope de Vega et de ses successeurs : nos « jeunes », Rotrou en tête, se jetèrent sur cette proie ; ce fut une belle curée. On renonça à inventer : les féconds Espagnols nous épargnaient cette peine.

Mais, juste au moment où l’abondance du répertoire espagnol promettait des jours heureux, de la gloire sans travail à nos auteurs, des règles furent apportées d’Italie qui gênèrent les copistes et les obligèrent de faire au moins quelque effort pour arranger les pièces qu’ils pillaient. Je n’ai pas à expliquer ici comment les unités s’établirent : il me suffira de rappeler en quelques mots la succession des faits principaux.

Les poètes du xvie siècle et Hardy avaient naturellement ordonné leurs œuvres par rapport à la mise en scène qu’ils trouvaient établie. C’était la décoration des anciens mystères réduite et resserrée selon l’exiguïté des salles : tous les lieux où l’action devait se transporter successivement étaient figurés simultanément et juxtaposés sur la scène. La tragédie et la tragi-comédie s’étaient comme mis dans les meubles du théâtre du moyen âge, lorsque les Confrères de la Passion, renonçant à jouer, avaient loué leur salle aux comédiens. Ainsi, le spectateur de l’Hôtel de Bourgogne, lorsque se levait le rideau pour la Félismène de Hardy, voyait au fond du théâtre trois logis alignés, sur l’un des côtés une grotte avec un rocher, sur l’autre une belle chambre, qui était celle de l’héroïne : Tolède, la cour de l’empereur, une campagne déserte, étaient là tout à la fois sous les yeux du public. Lorsque Corneille débuta, il ne connaissait point d’autre art. Ce fut en 1629 que, sur le conseil de deux seigneurs délicats, le comte de Cramail et le cardinal de La Valette, Mairet résolut d’observer les règles usitées par les Italiens, et qui étaient celles, disait-on, des anciens : appliquées dans la Silvanire, expliquées bientôt dans la Préface que l’auteur mit à sa pièce en l’imprimant, défendues par M. Chapelain et par l’abbé d’Aubignac, agréées par M. le Cardinal, tantôt alléguées pompeusement et tantôt lestement écartées par les auteurs, selon qu’ils voulaient passer pour savants ou qu’ils craignaient de perdre un beau sujet, les règles peu à peu se soumettaient les indociles ; le public s’y apprivoisait et, vers 1636, on ne pouvait plus les violer qu’avec respect. La règle des vingt-quatre heures, celle qui se trouvait à peu près dans Aristote, qui d’ailleurs n’obligeait qu’à des précautions verbales et à un arrangement idéal, triompha d’abord : celle de l’unité de lieu, dont Aristote n’avait pas parlé, et qui surtout obligeait de changer la mise en scène et la facture des poèmes, la seule réellement et sensiblement gênante, fut plus lente à s’établir. On prit des moyens termes : et, comme on entassait un peu confusément dans les vingt-quatre heures tout ce qu’on pouvait faire arriver d’événements et d’aventures, on accumula sur le théâtre toutes les variétés de localités, palais, rues, maisons, ou bien rivière, forêt, château, sous prétexte de contiguïté réelle. On mesura strictement le plancher de la scène pour estimer tout ce qui pouvait y tenir. On essaya de définir l’unité du lieu d’après l’unité du temps, par l’espace qui peut se parcourir dans les vingt-quatre heures. On tâcha de prendre pour unité dans l’espace, une ville, un quartier, un canton. On essaya de brouiller l’imagination du spectateur en changeant le lieu sans le lui dire : et c’est ainsi au premier acte du Cid. Mais les partisans d’une observance exacte gagnaient du terrain, et la règle allait toujours se resserrant. Ni les fermetures ni les rideaux qui ne découvraient que pendant le temps nécessaire les lieux accessoires de l’action, ne purent passer dans l’usage journalier. Les comédiens étaient trop pauvres, et l’art du machiniste encore trop peu avancé pour qu’on adoptât le système des décors successifs : le changement donnait trop de peine, et l’illusion était compromise. Les unités rigoureuses l’emportèrent donc, et le théâtre devint impraticable aux romans intrigués qui avaient si fort enchanté le public pendant plus d’un quart de siècle. Il fallait trouver un drame capable d’avoir toute son ampleur dans les cadres étroits de quelques heures et d’une chambre. C’est ici que Corneille se présente.

J’ai esquissé l’aspect extérieur de notre théâtre au temps où paraît le premier chef-d’œuvre : mais il faut essayer d’en comprendre l’état interne, et le sens de l’évolution qui s’accomplissait depuis un siècle[1]. Il nous faut pour cela remonter aux origines.

On se représente en général la tragédie française comme s’étant développée toujours dans le même sens depuis que Jodelle donna sa Cléopâtre. Les tragédies du xvie siècle, dit-on, sont mauvaises, et écrites par des hommes à qui manque le sens du théâtre : mais elles sont classiques. Hardy apporte ce sens du théâtre. Mairet, Rotrou, Tristan, enfin Corneille perfectionnent le moule. Il n’y aurait de l’Hippolyte de Garnier à la Phèdre de Racine, et de l’Écossaise de Montchrétien au Polyeucte de Corneille, que la différence d’une tragédie mal faite à une tragédie bien faite. Cette opinion est erronée et rend inintelligible le développement de notre poésie dramatique.

Il y a eu successivement en France deux formes de la tragédie, deux tragédies, sinon réellement incompatibles, du moins essentiellement distinctes et opposées. Le type tragique du xvie siècle est quelque chose d’original, d’indépendant, existant par soi, aussi légitime que le type tragique du xviie siècle : entre les deux s’interpose chronologiquement et réellement la tragi-comédie, qui, détachée du premier, évolue avec indépendance et prépare le second, à qui elle cède enfin la place.

Si l’on veut porter au théâtre un de ces événements qu’on appelle tragiques lorsqu’on les rencontre dans l’histoire et dans la vie, deux voies s’offrent. On peut reculer le fait tout à la fin du drame, et disposer sous les yeux du public les ressorts qui le produisent : leur jeu constitue l’action dramatique. Alors le personnage intéressant est le producteur du fait, c’est lui qui sera le protagoniste : ainsi Phèdre, dans le sujet de la mort d’Hippolyte. On peut aussi prendre le fait pour matière du drame, le poser dès l’abord comme certain ou imminent pour ne point s’embarrasser de la production, et étaler aux yeux du public l’aspect horrible, les suites déplorables du fait. Alors le personnage intéressant est la victime de l’événement : c’est lui, ici, qui sera le protagoniste : ainsi Hippolyte, dans le sujet que je viens d’indiquer. Dans le premier système, il faudra terminer le plus tôt possible dès que le fait est produit : dans le second, la plus belle et nécessaire partie de la tragédie pourra être le spectacle même du fait ou suivre le fait. Selon qu’on travaillera dans l’un ou dans l’autre système, Œdipe roi sera achevé, dès qu’éclairci de toute sa destinée, Œdipe s’est puni, ou bien la tragédie se prolongera parce que, la connaissance étant complète, alors commence la plus pure et la plus profonde souffrance.

Le premier système est celui du xviie siècle, le second est celui du xvie siècle. Tout opposés qu’ils sont l’un à l’autre — l’un étant une action, l’autre une « passion », — on les a confondus, parce qu’ils sont deux copies du même original, la tragédie grecque. Mais ils en répètent des aspects divers, et chacun des deux néglige la face que l’autre reproduit.

Nos poètes du xvie siècle, hommes d’imagination et de sensibilité, artistes délicats, nullement psychologues, à qui l’histoire et la légende, comme la vie, étaient moins une matière d’étude qu’une source d’émotions, qui voyaient moins les causes que les formes, interprétèrent les modèles antiques selon leur tempérament : d’autant plus aisément que, comme l’a dit si justement M. Croiset, la tragédie des Grecs est par essence « une lamentation active ». Ils n’aperçurent pas l’activité, non plus que le caractère religieux et national ; mais ils comprirent que le drame était la souffrance d’un héros, que le sujet tragique était par essence un fait atroce ou douloureux, un accident extraordinaire et horrible, un crime hors nature et révoltant, enfin quelque exemple épouvantable de la misère humaine et de l’impénétrable fatalité.

Ils étaient guidés dans cette conception par les Italiens, nos maîtres à cette époque en toute civilisation et culture. En effet, les Italiens, avec leur goût de passions effrénées et d’histoires sanglantes, avaient placé dans l’excès de l’horreur la qualité spécifique du plaisir tragique. Malgré l’exemple des anciens, ils avaient imposé à la tragédie la loi du dénouement funeste ; ils mesuraient la beauté d’un sujet par le nombre des morts et l’inhumanité des crimes. Ils allèrent chercher dans les poèmes et les histoires de l’antiquité, dans les nouvelles et les histoires modernes, les parricides, les incestes, les meurtres de femmes et de maris, comme la propre substance de la tragédie. Rosemonde, forcée par son mari Alboin de boire dans le crâne de son père, le fait assassiner. Canace, une mère incestueuse livre aux chiens les deux jumeaux qui lui sont nés de son propre fils. Orbecche, fille du roi, lui dénonce l’inceste de sa femme et de son fils ; le roi tue les coupables ; puis, averti par l’ombre de sa femme des amours coupables de sa fille, il tue les deux enfants et l’amant d’Orbecche ; il offre à sa fille les trois têtes sur deux plats ; elle le tue et se tue. Voilà les sujets qui tentaient les beaux esprits de l’Italie, un Ruccellai, un Speroni, un Giraldi[2].

C’est bien l’idée qui faisait écrire à notre Jean de la Taille, dans son Art de la Tragédie : « Il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soi qu’étant mêmes en bref et nuement dit, engendre en nous quelque passion, comme qui vous conterait d’un à qui l’on fit malheureusement manger ses propres fils… ».

Mais nos âmes françaises étaient trop modérées pour savourer l’horreur physique des agonies et du sang versé. La tragédie étala surtout chez nous les souffrances morales, et, dans les sujets bibliques et chrétiens, fit dominer par-dessus les douleurs individuelles l’effroi religieux des vengeances divines.

Dès le début du drame, les résolutions funestes étaient prises, les accidents funestes se dessinaient. Une ombre, une Furie, un songe, apportaient la certitude de l’événement malheureux et jetaient l’impression de terreur dans l’esprit du spectateur. Nulle incertitude, nulle suspension, nulle éclaircie, nulle relâche, nulle espérance : aucun passage que de l’attente au fait, de la crainte à l’épreuve ; aucune progression que d’une moindre angoisse à une pire angoisse, et de l’agonie à la mort. Aucune préparation, aucune recherche des ressorts et des causes, aucune étude du jeu et du conflit des volontés : tout est décidé avant le rideau levé, et il ne reste plus qu’à noter les palpitations des victimes, la lamentation des vaincus.

Le chef-d’œuvre de ce théâtre a chance d’être la tragédie des Juives de Robert Garnier. Le prophète annonce le jugement de Dieu sur Jérusalem et sur le roi Sédécie. Nabuchodonosor, par quatre fois, dans quatre scènes, refuse la grâce du roi juif. Il fait enlever les enfants de Sédécie : il les fait égorger devant le père à qui ensuite on arrache les yeux. Un poète classique finirait là : Garnier, en poète, par un sentiment digne de la tragédie grecque, ramène sur la scène le roi aveugle, dont la lamentation s’achève en adoration de la volonté divine.

Dans l’Écossaise de Montchrestien, Marie Stuart, dès le second acte, est condamnée : aux actes III et IV elle se prépare à mourir, et l’on entend comment elle meurt à l’acte V. Dans la Mort d’Alexandre de Hardy, pendant deux actes, les présages sinistres s’accumulent : au troisième acte Alexandre est empoisonné ; pendant les deux derniers actes, il meurt.

Il y a là un type de tragédie pathétique, très peu psychologique et très poétique, capable de recevoir tous les effets et les formes du lyrisme, qu’il ne faut pas juger par les règles et les lois de la tragédie classique. Ce type ne trouva pas de poète assez puissant pour le faire vivre ; au reste, il était trop lié à la faculté lyrique pour ne point en suivre l’évolution ; d’où son affaiblissement graduel et presque sa disparition au début du xviie siècle. Il n’eut même pas le temps de s’organiser complètement et de fixer les conventions qui lui étaient nécessaires. Il se déforma grossièrement dès qu’il sortit des cercles lettrés et que comédiens ou écoliers le présentèrent au public des mystères et des moralités.

La tragi-comédie s’y substitua, grâce surtout à Hardy. Ce n’était dans l’origine, chez les Italiens, qu’une tragédie à dénouement heureux. Mais le dénouement heureux eut des conséquences qui éloignèrent tout à fait la tragi-comédie du type tragique. Pour avoir un dénouement heureux, il fallut une péripétie, un revirement. Le passage du malheur au bonheur exigea une préparation, qui se trouva tantôt dans une combinaison d’incidents, tantôt dans un jeu de caractères : en un mot, la tragédie à dénouement heureux s’appropria, sans pouvoir y résister, l’intrigue de la comédie, qui traite le fait (mariage des amants) comme un dénouement, non comme un spectacle, et en produit les causes, les agents, les obstacles, non les aspects et les suites. Par un goût du public français, et par certaines circonstances sociales et littéraires, influencée à la fois par la tradition des anciens mystères et par la séduction contagieuse du roman, la tragi-comédie se lança follement dans cette nouvelle voie et ne se contenta point d’un changement de bien en mal, mais multiplia les revirements, les alternatives de crainte et d’espoir. Tantôt se faisant vaudeville, c’est-à-dire cherchant dans des combinaisons d’incidents la raison des diverses fortunes des personnages ; tantôt annonçant la tragédie classique, c’est-à-dire prenant ses ressorts dans les mouvements et les conflits des caractères, souvent mêlant l’intrigue vaudevillesque et la psychologie dramatique, la tragi-comédie retint longtemps aussi des traces de son origine en ce qu’elle se servit de tous ces moyens, moins pour les, faire concourir à un effet final par un travail continu que pour en faire surgir des états de passion successifs qui se traitaient distinctement comme thèmes poétiques : c’est-à-dire que le héros, au lieu d’être soumis à une douleur unique, était promené par des états multiples douloureux ou joyeux, l’objet principal du poète étant la peinture de ces états mêmes et non la description de l’action qu’ils recevaient ou transmettaient. Néanmoins, les poètes ne peuvent plus se dispenser d’indiquer le mécanisme et la production des faits ; et, quand la tragédie se rétablit, il est visible que, sous le même nom, elle est déjà autre chose que la tragédie de Jodelle et de Garnier.

Théophile s’est contenté, dans Pyrame, d’introduire dans une œuvre bâtie sur le patron de la tragédie pathétique une ou deux scènes de tragi-comédie, qui donnent un peu de mouvement et de surprise. Mais avec Mairet qui rend la vogue à la tragédie par la Sophonisbe, le changement se dessine. L’auteur nous tient dans l’incertitude du dénouement. L’exposition est une péripétie qui nous montre l’héroïne précipitée dans le malheur, par la ruine de Syphax et la victoire des Romains ; mais là même, Mairet fait briller, et parfois un peu grossièrement, quelques lueurs d’espoir pour Sophonisbe. Si bien que les deux premiers actes, en posant le péril, ne fondent plus un désespoir immobile, mais une crainte active, et excitent l’effort de l’héroïne pour s’ouvrir une voie de salut. Ainsi la scène capitale ne sera plus une scène de « passion », au sens grec du mot, l’exhibition d’une agonie ou d’un martyre, mais une scène d’action, le dessin d’une énergique séduction par où Sophonisbe se soumet son vainqueur. Et ainsi s’opère un second changement, de mal en bien, au troisième acte. Mais alors interviendra la dure politique de Rome : le quatrième acte sera une lutte, Massinissa essayant de fléchir Scipion et de faire révoquer l’ordre de la mort de Sophonisbe : nous voyons donc non seulement l’effet, mais le jeu même du ressort qui produit le dénouement.

Mais cette tragédie et les autres du même temps n’étaient pas nettes : l’ancien système dominait encore les esprits ; ni Mairet, ni Rotrou, ni Tristan, ni Corneille même dans Médée ne se rendaient un compte exact de ce qu’ils faisaient et de ce qu’il fallait faire à cette date. Ils jetaient des scènes de psychologie, indiquaient des préparations, notaient des jeux et des chocs de caractères : et en même temps, ils retenaient les procédés, les effets, la facture de la tragédie pitoyable et passive. Ils multipliaient les morceaux et les tableaux de pure lamentation, qui ne faisaient plus l’effet que de hors-d’œuvre poétiques ; ils prolongeaient encore leurs dénouements en spectacles terribles ou douloureux, aux dépens de la préparation psychologique qui se trouvait écourtée ou obscure. La Sophonisbe de Mairet était désarticulée, et les deux systèmes opposés se partageaient les cinq actes sans se combiner intimement. En un mot, la tragédie, tiraillée en deux sens, s’arrêtait dans un mélange incohérent et confus. Le Cid fit la lumière ; ce qu’on cherchait à tâtons apparut à tous les yeux.

  1. Je ne puis ici qu’indiquer ces vues sur l’évolution de la tragédie française et la formation du modèle classique, qui sont assez différentes des idées généralement reçues. J’en donnerai ailleurs une explication plus ample et une justification exacte.
  2. C’est ce qu’a bien mis en lumière depuis ma 1re édition. Creizenach, Geschichte des neueren dramas, t. II, p. 369-505, et notamment 485.