Corneille (Gustave Lanson)/03

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 48-56).

CHAPITRE III

LES COMÉDIES DE CORNEILLE

Pour entrer dans l’étude de l’œuvre de Corneille, il faut avoir dans l’esprit la suite de ses créations dramatiques. Qu’on me permette donc d’en présenter un tableau sommaire.

1629. Mélite, ou les Fausses Lettrées, pièce comique. Au théâtre de Mondory.

1632 (?). Clitandre, ou l’Innocence délivrée, tragi-comédie.

1632 (?). La Veuve, ou le Traître trahi, comédie.

1633. La Galerie du Palais ou l’Amie rivale, comédie.

1633. La Place Royale, ou l’Amoureux extravagant, comédie. Hôtel de Bourgogne (?).

1633-4. La Suivante, comédie[1].

1635. Médée, tragédie. Au Marais, par la troupe de Mondory.

1636. L’Illusion comique, comédie. Au Marais.

Dec. 1636 ou janv. 1637. Le Cid, tragi-comédie. Au Marais.

1640 (avant le 9 mars). Horace, tragédie.

1640. Cinna, ou la Clémence d’Auguste, tragédie. Hôtel de Bourgogne.

Déc. 1642 ou janv. 1643 ( ?) Polyeucte martyr, tragédie. Hôtel de Bourgogne.

Hiver de 1643-44. La Mort de Pompée, tragédie. Hôtel de Bourgogne (?).

Hiver de 1643-44. Le Menteur, comédie. Au Marais.

1644-1645 ( ?). La Suite du Menteur, comédie. Au Marais.

1645. Rodogune, princesse des Parthes, tragédie. Hôtel de Bourgogne (?).

1646. Théodore, vierge et martyre, tragédie chrétienne.

Fin de 1646 ou janv. 1647. Héraclius, empereur d’Orient, tragédie. Hôtel de Bourgogne.

1650 (janvier). Andromède, tragédie à machines. Théâtre royal du Petit-Bourbon.

1650 (?) ou 1649. Don Sanche d’Aragon, comédie héroïque.

1651. Nicomède, tragédie.

1651 (nov.-déc.) ou 1652. Pertharite, roi des Lombards, tragédie. Hôtel de Bourgogne.

1659, 24 janv. Œdipe, tragédie.

1660 (fin). La Toison d’or, tragédie à machines. Au château de Neufbourg, par les comédiens du Marais. Puis au Marais.

1662, févr. Sertorius, tragédie. Au Marais.

1663, janv. Sophonisbe, tragédie. Hôtel de Bourgogne.

1664, août. Othon, tragédie. À Fontainebleau. En octobre, Hôtel de Bourgogne.

1666, février. Agésilas, tragédie, en vers libres rimes.

1667, 4 mars. Attila, roi des Huns, tragédie. Au Palais-Royal, par la troupe de Molière.

1670, 28 nov. Tite et Bérénice, comédie héroïque. Au Palais-Royal.

1671, 16 janvier. Psyché, tragédie-ballet. (En collaboration avec Molière.) Aux Tuileries, par la troupe de Molière.

1672 (nov. ?). Pulchérie, comédie héroïque. Au Marais.

1674 (déc). Suréna, général des Parthes, tragédie.

Ainsi Corneille, en sa province, fait une comédie à sa guise, sans règles et presque sans modèles. Elle réussit. Malgré ce succès, ayant vu dans le voyage qu’il fait à Paris comment opèrent les auteurs renommés, il s’efforce de prendre les procédés de la tragi-comédie à la mode et fait par naïveté (il dira plus tard par bravade) Clitandre : il ne réussit guère. Alors il revient à sa manière propre, et compose quatre comédies. La tragédie le tente, il s’y essaie par Médée. Mais c’est dans la tragi-comédie du Cid qu’il découvre la vraie tragédie : il s’y attache. Après cinq chefs-d’œuvre, il revient à la comédie, dont il marque plus nettement les effets et le style. Mais aussitôt il abandonne le genre comique, où désormais le rire est essentiel : il ne quittera plus la tragédie telle qu’il l’a organisée que pour tenter soit une combinaison de la tragédie, des décorations et de la musique qui deviendra l’opéra, soit un drame à dénouement heureux, d’un caractère simplement sérieux et grave, intermédiaire entre le comique et le tragique, qui semble bien être le terme légitime et naturel de son évolution.

Les premières comédies, éclipsées dans la gloire du Cid, sont loin d’être indifférentes ou médiocres. Dès son premier essai. Corneille trouve un genre neuf, « dont il n’y a point d’exemple en aucune langue ». Car, disait-il, « on n’avait jamais vu que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les docteurs, etc.[2] ». Il avait exclu aussi les données rebattues de la comédie antique ou italienne, avarice ou tyrannie des pères, ruses et révoltes des fils, méconnaissances d’état, changements de nom, travestissements des sexes, méprises fondées sur ces artifices. Il avait du premier coup été droit au modèle éternel de l’art, la vie ; il avait du premier coup la suprême grâce de l’art, la vérité. C’était l’effet de ce « sens commun » qui était alors toute sa science.

Dans les comédies de Corneille vit le grand monde du temps de Louis XIII. Ses originaux sont les précieux, et c’est pour cela que le dialogue est précieux : il l’est naïvement, parce que c’est vrai. Ses cavaliers sont de grands seigneurs, qu’accompagne un écuyer ; ses amoureuses, de nobles dames, qui ont non pas des soubrettes, mais des demoiselles de compagnie, comme pouvait être Mlle de Chalais auprès de Mme de Sablé. Ces honnêtes gens traitent l’amour comme on faisait dans les ruelles ; et c’est pour cela qu’un reflet de l’Astrée éclaire leurs propos : c’est dans la vie que Corneille l’a saisi.

Il y a un peu d’incertitude dans Mélite ; c’était son coup d’essai. Il a forcé la note à la fin dans l’invention de la folie d’Éraste, qui croit sa maîtresse morte. Ailleurs il est resté dans la mesure. L’amour est sincère, sans romanesque ; il ouvre les yeux aux raisons positives, il ne méprise ni la qualité ni la richesse ; parfois il n’y cède pas ; parfois, lorsqu’il n’est pas encore fixé, il va où ils l’inclinent. Les hommes sont plus vrais, plus vivants que les femmes. Celles-ci sont tirées sur deux modèles uniformes ; il y a la tendre, rêveuse et constante, que désespère un soupçon de l’infidélité de l’amant ; il y a l’enjouée, indifférente et coquette, qui remplace un amant comme un ruban, le rire aux lèvres.

La figure la plus marquée, c’est la « suivante », la fille noble et pauvre, qui dispute à son illustre maîtresse ses amants, et voudrait bien se faire épouser d’un gentilhomme de belle mine. C’est une scène charmante, que celle où la jalouse fille voudrait troubler l’entretien galant de sa maîtresse et du cavalier qui lui en avait conté d’abord : on l’envoie chercher un mouchoir, regarder si une chambre est finie de tendre, s’assurer si son voisin est sorti ; et toujours elle dépêche sa commission, et revient se jeter en travers des déclarations, arrêter les aveux. Cela est digne de Marivaux.

Les hommes sont bien vus, très divers et très naturels, sous leur fade nom de roman. Voici le grand seigneur, accompli d’esprit et de manières, à qui il ne manque que la fortune, et qui cajole la suivante pour avoir accès à la riche héritière. Là c’est un gentilhomme pauvre, fier, de sang vif, intraitable sur l’honneur, qui, épris d’une riche veuve, ne veut pas s’exposer à l’affront d’un refus, et attend les avances de sa maîtresse. Ailleurs c’est l’amant infortuné, à qui manquent les deux amours qu’il avait suivis, et qui s’en va oublier son double échec par six mois de voyage en Italie. C’est le cavalier timide, le provincial encore gauche, qui, dans un bal, fait danser une jeune fille sans desserrer les dents, puis tout d’un coup, l’ayant ramenée à sa place, se lance, et débite toute sorte de pauvretés, de lieux communs et de fadeurs, ce qu’il a lu dans les livres. Un autre craint le mariage ; et quand il se sent pris, n’ayant plus la force de quitter, il se fait mettre à la porte par sa maîtresse, le cœur meurtri, mais l’esprit soulagé de voir qu’il échappe encore cette fois au sacrement indissoluble. Aucun ne court aux duels en héros de roman ou ne dégaine en galant espagnol ; mais ils sont fiers et fermes, prêts à appuyer leurs paroles par l’épée. Ils sont lettrés, jugent les livres nouveaux, se souviennent de la comédie récente : beaux parleurs, spirituels, aimant l’escrime de la conversation, ni transis ni agenouillés devant les dames, se faisant valoir par leurs répliques et sachant le prix des douceurs qu’ils disent ; point patients ni plats quand ils n’aiment plus ou qu’on les congédie, et faisant hardiment sentir aux belles la pointe de leur esprit. Tous ces originaux sont vrais : il ont bien vécu entre 1630 et 1635.

Le cadre, les circonstances, les accessoires de la comédie, tout est réel. On n’y oublie pas l’heure du dîner : elle termine les visites ; elle abrège les compliments. Les dames habitent autour du Louvre ou au Marais, dans de grands hôtels aux vastes chambres tendues de tapisseries, aux jardins noblement réguliers. Le poète montre les lieux familiers où la vie élégante se rassemble, la Place Royale, la Galerie du Palais. Il expose les boutiques de la Galerie, celles des libraires, des merciers, de la lingère : il étale la marchandise, fait entendre les propos des clients. Les cavaliers manient les livres, les dames se font montrer des dentelles. Les marchands font l’article, la lingère fournit gratis la suivante pour avoir la clientèle de la maîtresse, le mercier se dispute avec la lingère. Toute la vie extérieure d’un coin connu de Paris est fidèlement rendue dans une amusante esquisse.

Mais le charme de cette comédie, c’est le dialogue. Ce ton de conversation, aisé, léger, rapide, cette brève justesse des répliques, cet esprit qui se connaît, mais qui attend l’occasion d’entrer dans le jeu, tout cela, c’est la suprême vraisemblance de ces pièces : à lui seul le style est la vie, est la vérité. Ce n’est pas la poésie de Rotrou, le rêve délicieux d’un monde qui n’existe pas : c’est un bon sens exquis et net. Quand de Cléagénor et Doristée ou d’Agésilan de Colchos on passe à la Veuve ou à la Place Royale, il semble que l’on quitte le pays des chimères pour entrer dans le réel, et que la folle poésie fait place à la raison pénétrante.

Il est bien vrai qu’il n’y a guère de comique dans cette comédie. Dans Mélite et dans la Veuve, Corneille marque d’une couleur assez crue le caractère de la Nourrice, caractère bas et trivial qu’un homme jouait en charge sous le masque : mais il rompt vite avec cet usage, et dès sa troisième comédie, il substitue à la nourrice le personnage plus délicat et sérieux de la suivante. Les traits les plus forts, les situations les plus intriguées, un poltron qui se dérobe, un traître qui brouille les cartes ou qu’on démasque, un malentendu qui se prolonge, ne vont qu’à faire sourire : jamais le franc rire n’éclate.

L’Illusion comique est d’un autre genre que les cinq premières comédies : Corneille y quitte sa manière pour s’inspirer de ce qui se faisait autour de lui. Le public avait pris goût à voir mettre en scène les comédiens, c’est un des signes où l’on reconnaît qu’une époque a la passion du théâtre. Corneille, exploitant cette veine après Gougenot et Scudéry, fit paraître des comédiens jouant une tragi-comédie et se partageant la recette après le spectacle. Ce furent les deux derniers actes de sa comédie. Quant aux trois premiers, comme il y avait au Marais un acteur qui s’était fait une spécialité du caractère faux brave, Corneille les emplit du personnage de Matamore ; il dessina une caricature énorme, d’une fantaisie éclatante et pourtant délicate. On aimait alors la magie, fort commode au reste pour produire à point nommé des situations. Corneille s’en prévalut pour encadrer les éléments incohérents de sa pièce, et réduire son exubérante invention aux strictes unités de temps et de lieu. Il a fait ainsi une œuvre extravagante et frivole, jamais ennuyeuse, où il a trouvé le ton de la franche bouffonnerie qui reste littéraire.

La comédie qui fait rire, s’ébauchait dans l’Illusion, elle se perfectionne dans le Menteur, œuvre de médiocre portée, mais de grand agrément. Ce n’est point le menteur que Corneille a peint, c’est le hâbleur : la différence est grande. Le rire naît en général des situations : mais les situations sont commandées et créées presque toutes par le travers irrésistible de Dorante. Ainsi l’œuvre sert de passage entre la comédie à quiproquos et la comédie de caractère. L’impression morale est nulle : et c’est la faiblesse encore de cette pièce. La scène célèbre où Géronte gourmande son fils, si belle quand on la détache, gêne et embarrasse quand on la replace dans l’intrigue : elle est trop réelle, et elle oblige à prendre au sérieux les fantaisies du menteur. Il y a donc encore quelque incohérence dans l’œuvre ; le comique n’est obtenu qu’aux dépens du vrai. Pour faire rire par les honnêtes gens qu’il met en scène, Corneille a dû les éloigner de la réalité. Mais il n’estime plus que la réalité simplement copiée suffise à la comédie, et il renonce au procédé qu’il avait appliqué dans ses premières pièces. Il comprend la comédie comme une expression plaisante de la vie : il ne consent pas à descendre à la farce comme quelques-uns autour de lui ; il ne retourne pas à la charge sans mesure, comme il l’avait tentée dans le Matamore. Il cherche dans un élément du caractère la source de la plaisanterie ; il tâtonne encore, et peut-être annonce-t-il plutôt Regnard que Molière. Mais ce qu’il indique avec sûreté ; ce qu’il pourra transmettre à ses successeurs, s’ils savent le lui prendre, ce qui fait du Menteur un modèle, c’est la forme, style et vers, si franche, si naturelle, si vivement comique. Ce n’est plus la finesse agréable de la Veuve et de la Place Royale, c’est quelque chose de plus marqué, une expression large et mordante, robuste et claire, qui saisit l’oreille et tient l’âme en joie.

  1. La Suivante est désignée dans la Place Royale ; mais il semble pourtant qu’elle a été composée et jouée après : l’allusion peut avoir été introduite après coup à l’impression.
  2. Examen de Mélite.