Correspondance de Victor Hugo/1856

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1856.


À Noël Parfait.


Hauteville House, 1er  janvier 1856.

Cher Parfait, déchirez, broyez, brûlez les deux affreux bonshommes que ma dernière ou avant-dernière lettre vous a apportés. Voici un vrai portrait pour mon collègue Fleury et pour vous un petit dessin, souvenir de mes voyages, du temps où j’avais le droit d’aller et venir sous le ciel. — Plus le bon à tirer du reste, sauf la préface (à recomposer), le titre et la couverture.

Tout le monde m’écrit excepté H. Où en est-on de l’affaire publication à Paris ? Aura-t-elle lieu ? Recommandez bien qu’on ne commence pas l’impression avant de m’avoir averti, car j’ai l’erratum à envoyer. Il n’est pas encore fini.

J’admire Pascal D.[1]. Avant, oui, c’eût été une réclame. C’est complaisance de louer un livre que le public n’a pas dans les mains. — Après, c’est un article. — Tenez bon, cher coopérateur, car il faut que cet article soit fait par vous. Qui est plus intelligent ? Qui est plus spirituel ? Qui est meilleur ?

J’embrasse Mme  Parfait sur votre joue. Mettez mes vœux et mes hommages et mes remerciements à ses pieds[2].


À Madame David d’Angers.


Guernesey, 9 janvier 1856.

Il n’y a pas, madame, de consolation pour une telle perte, pas plus qu’il n’y a de remplaçant pour un tel mort. Le grand sculpteur est mort, l’homme excellent est mort, le vide ne sera comblé ni dans votre cœur, ni dans la gloire.

Il est parti, lui, dans son pays, et, l’humanité dans l’ombre, lui, le voilà dans la lumière. Envions-le : tendons les bras, nous, les enchaînés et les exilés, vers lui le rapatrié et le délivré.

Ma douleur est profonde, mais je n’ose en parler à la vôtre. C’était mon frère, mais c’était la moitié de votre âme. Permettez-moi seulement de pleurer avec vous, madame, à vos pieds.

Victor Hugo[3].


À Alexandre Dumas.


Hauteville-House,
Guernesey, 22 janvier [1856].

Voici, cher Dumas, le portrait peu souriant qui ne vous était pas parvenu. Cette figure sévère se tourne vers Bonap. le petit pour s’indigner, ou vers l’Orestie[4] pour admirer.

Je vous applaudis du fond de mon vacarme de vents et de flots. Vous faites du bruit et j’en entends. Je m’interromps souvent dans ma rêverie pour crier : bravo, océan, et bravo, Dumas !

Si vous avez occasion de voir notre charmante visiteuse de cet été, Mme  Bertaut, demandez-lui si elle a reçu de ma part un grand anglais avec une grande enveloppe, l’un portant l’autre — plus deux lettres de remerciements pour son magnifique et excellent envoi.

Tuus sum ex imo.

V.

Vous savez que je vis sans Mousquetaire. Est-ce vivre[5] ?


À Noël Parfait[6].


5 mars [1856].

C’est toute une histoire. Rib[7] me demande des vers pour l’Almanach de l’exil de 1856. Je lui donne le Maître d’études avec promesse de discrétion absolue, Les Contemplations devant paraître avant l’Almanach. Or, l’Almanach ne paraît pas, et c’est l’Homme qui reparaît. Ribeyrolles y met ces vers, et quand ils ont paru, m’écrit pour s’excuser. Il fallait, dit-il, frapper un grand coup en renaissant. De là cette indiscrétion. Maintenant voilà les vers au jour. Le mal est fait. Peu importe qu’on les reproduise. La question, c’est que Les Contemplations paraissent, et vite. — Or H.[8] s’y est engagé avec moi, et s’il tient sa parole, comme je le crois, je suis sous presse en ce moment, bonne nouvelle à laquelle vous ne serez pas moins sensible que moi-même. Faites jeter, je vous prie, le plus tôt possible, ce mot à la poste pour H. — Tuus.

V.

Et ne vous relâchez pas, je vous prie, de votre discrétion que toutes ces petites violations de confiance me rendent plus précieuse encore[9].


À Paul Meurice[10].


15 mars [1856].

Comment vous récompenser de toutes vos peines ? Je reçois votre mot et j’y réponds in baste. J’ai déjà envoyé cet erratum à M. Hetzel, mais un double ne peut nuire. Le voilà[11]. Je dresse et j’enverrai prochainement l’erratum du tome II. — La fameuse caisse est enfin arrivée par Albigès il y a quelques jours, vous le savez, je pense. Je renonce à vous remercier, vous le savez aussi. Toto est ravi de son Shakespeare ; le voilà qui grâce à vous, va pouvoir confronter Letourneur[12], Laroche[13] et Guizot à Shakespeare, les trahisseurs au trahi. Il partira de là pour faire mieux, et il fera mieux, je vous le garantis. J’écris à M. Laurens combien je suis touché et charmé de son bel envoi. Il a fait de mon griffonnage un dessin vraiment bien beau.

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

Voulez-vous lui faire tenir ce mot (demeure-t-il toujours 13, rue Bonaparte ?), et cet autre à Laurent-Pichat, et cet autre au libraire Hachette ? À propos de libraire, si vous avez occasion de rencontrer M. Maurice La Châtre, soyez donc assez bon pour lui demander s’il a reçu ma réponse à la lettre qu’on m’a remise de sa part à Jersey ? Je lui ai répondu peu de jours après ; mais je n’ai plus entendu parler de lui, et nous vivons dans un temps de lettres interceptées. J’ai écrit quatre lettres à Hetzel depuis quinze jours. Parlez-lui-en. Les a-t-il reçues ? — Voici la fin de mon papier. Je vais me remettre à relire votre beau livre sous ce charmant format. Je vous aime dans cette incarnation populaire. Elle vous va. — Tuus.


Verriez-vous inconvénient à m’envoyer la dernière épreuve comme vous faites pour Auguste. Il me semble que cela n’entraîne ni frais appréciables, ni affranchissement de Paris, ni retard sérieux[14] ?


À Paul Meurice.
25 mars.

Voici l’erratum des cent premières pages du tome II ; vous aurez le reste par le prochain courrier. Je me recommande à vous et à M. Claye[15]. J’ai peur qu’on ne rattrape maintenant à mes dépens tout le temps qu’on a si... (mettez l’adverbe qualificatif) perdu. — Les fautes d’impression sont mes spectres. Veillez-y, cher et charmant poëte. Comme je suis heureux que ce livre vous plaise! Vous y êtes, et votre frère y est[16], c’est-à-dire que vous y êtes deux fois, et puisque vous habitez cette maison, je suis content qu’elle vous agrée. Si j’étais à Paris, je ne concéderais pas le moins du monde mon orthographe qui est la vraie. J’ai quelque dédain pour le dictionnaire de l’Académie[17]. Dites-le, je vous prie, à mon honorable ancien condisciple M. Claye. Je suis augure, ce qui fait que je me fiche d’Isis. Le dictionnaire de l’Académie est une des plus tristes pauvretés qu’on puisse faire à quarante.

J’attends les bonnes feuilles que vous m’avez promises.

À vous et à vous.
Ex intimo corde.

Nous causerons dans ma prochaine lettre de ce qu’il y aura à faire pour la publication. Serrement de main à nos amis. Mes hommages à votre chère et gracieuse femme. Mon cher vieil ami Louis Boulanger est-il marié ? A-t-il reçu ma lettre ? — Remerciez M. de Girardin du portrait de Mme  de Girardin qui nous a fait grand plaisir et que nous aimons[18].


À Paul Meurice.


Dimanche 6 avril.

Un esprit comme le vôtre est tout un public, vous avez à la fois la pénétration de l’élite et l’intuition de la foule, étant artiste comme le ciseau qui sculpte et poëte comme le vent qui souffle. Aussi vos lettres me charment ; elles me font l’effet de commencer pour ce livre que vous voulez bien aimer un succès de multitude et de solitude. Continuez de me dire vos impressions à travers ce hallier de vers et de strophes où vous êtes si courageusement entré pour arracher les épines et combler les pièges à loups ou à lecteurs que les imprimeurs multiplient volontiers sous les pas des poëtes et du public. — À ce propos, je constate vos soins admirables. À cela près de deux feuilles (les feuilles 15 et 16 qui me manquent, oubliées sans doute. Envoyez-les-moi le plus tôt possible, je vous prie) ; j’ai lu tout le tome Ier, puis les quatre premières feuilles du tome II ; or, je n’ai trouvé qu’une seule faute sérieuse, ombrelle pour ombelle (p. 18, v. 11), et cette faute vient évidemment d’un correcteur excessif et puriste qui, au dernier moment, a aperçu ombelle et y a fourré soigneusement un r. Or ombelle importe, ombelle est le mot propre (voyez Boiste qui est un tout aussi mauvais dictionnaire que le dictionnaire de l’Académie), et, à moins que vous n’y voyiez de grands inconvénients d’exécution matérielle, il faudrait un carton pour rétablir ombelle. Parlez-en, je vous prie, à M. Claye[19]. Il y a en outre des coquilles, p. 121, v. 2 et p. 338, v. 1. Cela vaut-il la peine d’un carton ? décidez-le. Le reste n’est que virgules — et je m’en fiche.

Envoyez-moi, le plus tôt que vous pourrez, la suite des bonnes feuilles. Le titre et la couverture sont très bien. Ajouter au bas du titre la ligne que j’indique ; refaire, avec les mêmes caractères (lettres augustales), la couverture sur le modèle que j’envoie ci-inclus. M’envoyer épreuve, si l’on a le temps. Je choisis bleu et glacé. — Mettre, comme vous l’indiquez. Tome I — Tome II — et non Ier et IIe. Dans la couverture refaite, mettre Victor Hugo dans les grandes augustales que voici et laisser Les Contemplations comme elles sont. Pas d’ornements. Encadrer d’un simple filet. Dans les annonces du revers mettre Dieu très gros et : par Victor Hugo, très petit ; car on ne saurait trop atténuer ce que ce titre, le seul possible d’ailleurs pour ce poëme, présente d’étrange à cause du par. Du reste conserver la proportion typographique et l’équilibre avec l’annonce qui suit. — Outre les oublis que vous m’indiquez, j’avais oublié mon excellent ami et avocat Paillard de Villeneuve. Je vous le recommande. Faudra-t-il envoyer les exemplaires pour tous la veille ? je ne crois pas. Pour les journalistes seulement. Les autres recevraient le leur le lendemain que ce serait mieux, je crois. Ce sera probablement le sentiment du libraire.

Sera-ce Gautier qui rendra compte ou Thierry ? laissera-t-on faire ce compte rendu ? Thierry n’est-il pas bien passé au trois quarts à l’ennemi ? — À La Presse, il serait souhaitable que ce fût Pelletan. Que pensez-vous des dispositions à ce sujet ? Au Siècle, sera-ce Jourdan[20] ? ou Matharel ? Je ne puis que vous répéter : faites pour le mieux. Si c’était vous quelque part, ce serait admirable, mais comment vous demander encore cela ? Vous me diriez dans votre clémence :

Je t’en avais comblé. Je t’en veux accabler.

Je vous envoie encore quatre premières pages pour des amis ; je vous en enverrai d’autres dans mes prochaines lettres. Si j’oublie quelqu’un, dites-le moi.

Faites remarquer à M. Claye qu’une édition de plus (Houssiaux) est annoncée sur la couverture.

Pendant que vous avez tous les ennuis de mon esprit, votre charmante femme a toutes les corvées de notre matière ; nos meubles, notre affreuse queue de ménage parisien, l’assomment et l’écrasent, et, dans tout cela, elle trouve moyen d’écrire à ma femme des lettres charmantes. Demandez-lui pardon de ma part, et mettez-moi à ses pieds. Je vous serre dans mes bras.

V.

Veillez bien sur les imprimeurs pour les apocalypses de la fin, car ils n’y comprennent pas grand’chose, et ils tâcheront peut-être de civiliser cela à grand renfort de corrections-fautes[21].


À Franz Stevens[22] à Bruxelles.


Hauteville-House, 10 avril 1856.

Votre nom, encore si jeune et promis à la renommée, a pour moi une sorte de rayonnement. La première fois qu’il m’est apparu, j’arrivais à Bruxelles, c’était le 13 ou 14 décembre 1851 ; on me remit des vers, mon nom était en tête, le vôtre au bas. Ces vers, vos premiers vers je crois, annonçaient déjà tout votre cœur. Vous vous dressiez sur le seuil de votre pays natal au devant de l’homme qui n’avait plus d’autre asile que cette grande patrie qu’on nomme l’exil, et vous offriez au proscrit cette hospitalité des poëtes plus sûre que l’hospitalité des rois. Ce début était beau. Il vous a porté bonheur. Depuis ce jour, votre talent a grandi, et aujourd’hui c’est mon tour de vous souhaiter la bienvenue au seuil de cette autre terre d’asile, l’art. Il y a cinq ans, vous avez noblement mêlé mon nom à des vers qui étaient des lauriers ; aujourd’hui, laissez-moi vous dire en prose que je vous aime.

Vous n’êtes pas un poëte belge, vous êtes un poëte français. Vous avez la grâce, l’éclat, la vie, la création dans le détail, la propriété d’expression, l’aisance, la liberté de tours et de mouvements, la fierté d’allure de l’écrivain français. La réunion de la Belgique à la France se fait ainsi par les écrivains et les poëtes. Vous êtes de ceux qui jettent généreusement entre les deux nations le splendide trait d’union du style, du vers, de la strophe ailée, de l’idée.

Nous appartenons, vous et moi, à des régions politiques différentes. Votre jeunesse, à cette heure, est où a été la mienne ; peut-être votre virilité viendra-t-elle où je suis, y compris la proscription, que je vous souhaite. Vous la méritez ; car, quel que soit le dissentiment de forme qui nous sépare, vous voulez tout ce que nous voulons, nous les lutteurs du droit ; vous voulez la lumière, la vérité, le progrès, l’ensevelissement du passé, l’avènement de l’avenir ; vous voulez la fin des misères, la fin des ignorances, la fin des damnations, la fin des bagnes, la fin des ténèbres ; vous voulez, sous l’autorité seule de Dieu, le moi souverain dans l’homme libre.

Voilà le fond de votre pensée ; ce qui est écorce tombera.

Nous sommes donc, vous et moi, le même homme ; nous nous rejoignons, vous êtes mon homme passé, je suis votre homme futur. Vous êtes pour moi le miroir de ce que j’étais ; regardez-moi et pensez à votre avenir.

Dans un temps donné, votre raison fera la première besogne et votre conscience la seconde ; et, après tout, il vaut mieux que les ratures se fassent par elles. Ce qu’arrangent ou ce que rectifient ces travailleuses intérieures est toujours ce qu’il y a de mieux fait en nous. Moi, je me borne à applaudir, à crier bravo à vos beaux et nobles vers ; à crier courage à votre énergique et vaillant esprit. Oui, bravo et courage ! Je ne suis pas un écrivain français souhaitant la bienvenue à un poëte belge ; je ne suis pas de cette nation-ci et vous n’êtes pas de cette nation-là ; pour moi, il n’y a en politique que des hommes et en poésie que des poëtes, et, à quelque point de vue que je me place, je ne puis voir en vous qu’un frère.

Je vous écris ceci un peu pêle-mêle, un peu au hasard. Rendez-vous compte de l’état de mon esprit dans la solitude splendide où je vis, comme perché à la pointe d’une roche, ayant toutes les grandes écumes des vagues et toutes les grandes nuées du ciel sous ma fenêtre. J’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer, et, devant tous ces prodigieux spectacles et toute cette énorme pensée vivante où je m’abîme, je finis par ne plus être qu’une espèce de témoin de Dieu.

C’est de cette éternelle contemplation que je m’éveille pour vous écrire. Prenez donc ma lettre comme elle est, prenez ma pensée comme elle vient, un peu décousue, un peu dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l’infini. Ce qui ne flotte pas, ce qui ne vacille pas, c’est l’âme devant Dieu, c’est la conscience devant la vérité ; c’est aussi, et je veux finir par là,

la sympathie profonde que m’inspirent les jeunes hommes comme vous.
À Paul Meurice[23].


Mardi 15 avril [1856].

Recevez-vous bien toutes mes lettres ? Je vous ai écrit quatre fois depuis huit jours. Je me décide à faire passer cette lettre-ci par la Belgique et à vous l’adresser directement chez vous. Dans tous les cas il me paraît évident que, par la voie directe, nos lettres sont ouvertes et retardées ; celle-ci fait le grand tour et n’en arrivera peut-être que plus tôt. — Vous trouverez ci-jointe la liste de tous les amis pour qui je vous ai envoyé des premières pages[24] Les avez-vous bien reçues ? Si vous en voulez pour d’autres, demandez.

Quand vous recevrez ceci, le livre aura probablement paru. Je ne puis donc que le confier à mon étoile, qui est vous. Tout ira bien, poëte, sous votre doux et splendide rayonnement.

Tous les détails que vous m’envoyez sont excellents. L’important est que personne ne semble favorisé aux dépens d’autrui, et que les extraits soient faits simultanément par vous et le jour même de la mise en vente, afin de profiter à la fois aux journaux et aux éditeurs. Hetzel brûle de paraître, et je reçois une lettre de lui. Pas de retard donc de ce côté. — Usez de la carte blanche. Résolvez pour le mieux et comme pour vous, (mes raisons dites,) toutes les petites questions Villemain, Méry, etc. — ce que vous ferez sera bien fait, ce que vous me conseillerez, je le ferai.

Aux envois que je vous ai indiqués et dont vous voulez bien vous charger voulez-vous ajouter ceci :

Faites porter, de ma part, un exemplaire des Contemplations chez M. Luthereau, rue de Douai, n° 1. (Cette suscription sur l’enveloppe.)

Et maintenant, lâchez-tout, comme disent les pilotes sur les navires et les aérostiers sur les ballons ! à la garde de Dieu et à votre garde !

V.

Encore un exemplaire à l’adresse que voici :

M. de Montferrier, rue de la Paix[25], n° 79, à Batignolles.

Je viens de lire les feuilles 13 et 14. Pas de faute. Seulement une coquille à Jehovah, page 194.

Cher ami, un mot absolument entre vous et moi pour une chose extrêmement délicate et sur laquelle je m’ouvre à vous, ne pouvant vous donner une marque plus complète de confiance. À vous. À vous seul. Voici la chose :

Auguste va publier en ce moment même un livre[26]. Ce livre, dont je connais beaucoup de pages, est une chose grande, large, profonde et vivante, une des plus vigoureuses pousses de son esprit original et puissamment enclin au vrai. Cependant c’est un livre de critique, un livre de vaillance et de lutte, un livre batailleur, et qui fait rude guerre. Or, s’il semble sortir de Guernesey et de Hauteville-House le même jour que les Contemplations, on accouplera tout naturellement les deux ouvrages, et les Contemplations perdront leur calme, leur deuil, leur sérénité religieuse, et feront presque un effet contraire à celui qu’elles doivent produire. Voilà ce que je ne puis dire à Auguste et ce que je dis à vous. Vous me comprendrez sans que je développe. Il serait important d’espacer les deux ouvrages. Huit Jours suffiraient. J’entendais Auguste dire tout à l’heure que vous enverriez son livre et le mien aux journaux le même jour. Ce serait me faire perdre l’attitude qu’il m’importe de conserver, et cela sans aucun avantage pour lui. Je suis maintenant hors des luttes littéraires, et j’y dois rester. Avisez donc, je vous prie, à ce que cette espèce de choc de deux livres n’ait pas lieu[27]. Cela vous est facile. Je confie ceci à la discrétion de votre amitié pour les deux.

Encore un mot pour clore. Il va sans dire que, si le livre de notre ami était prêt et qu’un retard de quelques jours pût lui porter le moindre préjudice, tout ce que j’écris ici serait regardé par vous comme non avenu ; mais, j’y insiste, il vient de me dire que son livre, vu le clichage, ne pourrait paraître avant le 25 ou le 30, vous feriez brocher quelques exemplaires pour les faire porter aux journaux en même temps que les Contemplations. C’est cette coïncidence que je crains, inutile pour lui, au moral inopportun pour moi. Ce fait, singulier, de la publication le même jour par le même groupe d’exil, — poésie par l’un, critique par l’autre, ne semblera pas fortuit, mais arrangé. L’honnête interprétation à laquelle j’ai été en butte toute ma vie s’en emparera, la commentera ; je deviendrai à l’instant même un homme jouant la poésie, jouant le calme, etc., et faisant faire des exécutions (Sainte-Beuve, Planche, etc.) par un autre. Cela est hideusement bête ; c’est une raison pour que cela se dise beaucoup et pour que cela se croie très fort. Empêchez donc cette coïncidence, je vous prie, si tout cela vous paraît vrai comme cela me semble évident, et faites-moi paraître à part et le plus tôt

possible, vous ma chère et infatigable providence[28].
À Paul Meurice[29].


Dimanche 20 avril [1856].

Cher alter ego, est-il temps encore ? Je ne sais. Sur la nouvelle couverture et sur le nouveau titre que je reçois, il y a une faute assez grave. Je vous avais envoyé ainsi le titre spécial du tome II.

Tome II
AUJOURD’HUI
1843-1856.

L’imprimeur au lieu de 1856 a mis 1855. C’est inexact, car 1855 n’est plus aujourd’hui, c’est à côté, puisqu’il y a dans le sixième livre des pièces datées 1856 ; enfin cela vieillit l’ouvrage, le jour même de sa publication. À tous les points de vue, il faudrait corriger la faute, faire des cartons au titre, réimprimer les couvertures. Mais le livre ne sera-t-il pas déjà en vente quand vous recevrez ce mot ? Vous comprenez l’importance de ce détail. Parlez-en à M. Claye, s’il est temps encore, il faut absolument corriger cette faute si grave sur un titre. Je confie la chose à votre admirable sollicitude.

Un exemplaire au Dr Cabarrus. Serez-vous assez bon pour le faire porter chez Mme  d’Aunet avec le sien ; elle voudra bien, je pense, se charger de le transmettre. Dites, je vous prie, à Mme  d’Aunet qu’il a dû arriver rue St Fiacre une lettre en contenant une pour Mme  M. en date du 8, plus une pour Mme  d’A., plus une pour vous (à propos de Villemain). Cette lettre a-t-elle été reçue ? Ayant été mise à la poste à Bruxelles, elle n’était pas affranchie. La lettre A n’avait pas été mise sur la suscription de peur de faire travailler l’imagination de la poste et d’éveiller sa curiosité. Il y avait dedans une première page pour Mme  d’A. — Je la lui renvoie en duplicata. Serez-vous assez bon pour lui envoyer le pli ci-joint.

Dites à Mme  Meurice qui s’est si gracieusement donné tant de peine qu’une des grosses caisses est arrivée à bon port.

Prenez l’exemplaire de M. Cabarrus sur les miens. Ne m’en envoyez ici que sept. Vous avez du reste parfaitement raison quant aux journaux. Il faut les servir. L’éditeur le doit. — Le chapitre d’Auguste est bien beau. J’ai perdu mes deux frères ; lui et vous, vous et lui, vous les remplacez ; seulement j’étais le cadet ; je suis devenu l’aîné. Voilà toute la différence[30].


À Lamartine.


Dimanche 27 avril 1856.
Hauteville-House
Cher et illustre ami,

Je reçois, cher Lamartine, votre lettre, ce serrement de main dans lequel vous avez mis une grande âme. En même temps que votre lettre, vos deux premières livraisons[31] m’arrivent comme si vous vouliez me payer tout de suite la liasse de vers que je vous envoie[32] en magnifique prose qui est de magnifique poésie.

Peut-être me lisez-vous en ce moment, et j’en suis fier. Mais ce qui est certain, c’est que je vous lis, et je suis heureux.

Nos âmes sont diverses, mais nos cœurs se touchent ; vous le dites et je le sens. Il y a entre nous une sorte de fraternité haute et douce. Ces belles pages poignantes, grandes et tendres que je viens de lire me laissent un rayon dans la pensée et une larme dans les yeux[33].

À toujours
Victor Hugo.

Vous aussi, vous avez une admirable femme. Mettez moi à ses pieds.


À Madame Lefèvre[34].


Hauteville-House, 9 mai [1856].

Merci, madame, de cette précieuse larme que vous laissez tomber sur ci livre, vous êtes une âme forte et haute, et Dieu, en vous mesurant l’épreuve, vous a traitée grandement. Ne vous en plaignez pas. C’est un signe ; et il faut être fier d’une grande douleur comme d’une grande élection.

Et les consolations ne vous manquent pas, ni à votre vénérable mère ; votre frère est un éminent esprit, il va publier un beau livre, et il tracera dans le siècle un sillon de flamme. Vous avez un charmant fils, et un groupe d’âmes et d’anges qui prie là-haut. Remerciez Dieu.

Je mets mon amitié et mon respect à vos pieds, madame.

Victor Hugo[35].


À Paul Meurice[36].


Hauteville-House, 9 mai [1856].

Je passe ma vie à me faire des reproches à votre sujet. Comme je dois commencer à vous fatiguer ! dites-le moi donc un peu. Que d’embarras je vous donne ! Le 1er mai je vous ai envoyé huit lettres, le 6, quatre. En voici encore. Et vous avez l’ennui (tout cela vous parvient-il bien ?) de mettre ou de compléter les adresses et de faire jeter le tout à la poste. À ce propos, nous sommes en compte, et n’oubliez pas de mettre en note tous les petits frais, poste et autres, que les Contemplations occasionnent. — Et je ne vous ai même pas remercié de cet exemplaire papier de Hollande ! Dites-moi, je vous prie, toutes les injures que je mérite. La circonstance atténuante, c’est que je vis dans un tourbillon de lettres. — Serez-vous assez bon pour cacheter (de noir) les deux que voici à Michelet et à Peyrat[37], et les leur transmettre ? — Si vous voyez Janin, félicitez-le de ma part, le feuilleton que vous m’envoyez est superbe ; il parle de votre frère avec âme et tendresse, et il traite le Timon[38] magistralement. C’est de la haute correction, et le manche du fouet est en bois de laurier. — En attendant que je lui écrive, remerciez-le bien pour moi d’avoir mis mon nom dans cette éloquente page de poésie et de colère. — Voici le mois de mai qui lui aussi promulgue la paix, et qui réplique à l’hiver par des pluies de fleurs. Je vois avec joie grandir les jours, en pensant que ce beau soleil vous ramènera, et que vous ne voudrez certainement pas rendre Hauteville-House jaloux de Marine-Terrace dans cette année où j’ai fait et où vous avez mis au monde les Contemplations. Car, cher ami, cher poëte, si l’œuf est mien, c’est sous votre aile qu’il a été couvé. — Voici Toto qui arrive et qui me demande la page qui me reste. Je n’ai plus que la place de vous embrasser. Mettez-moi aux pieds de Mme  Meurice.

V.

Je reçois une lettre extrêmement bien de Villemain[39].


À Villemain[40].


9 mai 1856.

Je lis votre lettre avec émotion. Nous venons presque de deux pôles opposés dans l’art, mais la douleur nous a donné un grand rendez-vous dans la vérité, et je ne suis pas surpris que nous nous rencontrions. Vous désaltérez votre esprit, cette coupe grecque si délicatement ciselée, aux saintes et limpides sources d’où la pensée humaine filtre et tombe goutte à goutte depuis tant de siècles ; moi, je suis là dans le désert, à même la mer et la douleur, buvant dans le creux de ma main. Votre goutte d’eau est une perle, la mienne est une larme.

Mais vous aussi vous avez pleuré, vous aussi vous avez souffert, vous aussi vous saignez. De là notre intimité profonde, plus profonde que nous ne le savons nous-mêmes et qui nous est comme révélée à de certains moments. Vous avez lu Horror, Dolor[41] et vous avez reconnu le son lointain de cette cloche que tous les souffrants et tous les penseurs entendent dans la nuit.

Cher ami, je pense souvent à vous. L’exil ne m’a pas seulement détaché de la France, il m’a presque détaché de la terre, et il y a des instants où je me sens comme mort et où il me semble que je vis déjà de la grande et sublime vie ultérieure. Alors la pensée de tous ceux qui m’ont été doux dans cette ombre humaine me revient[42].


À Michelet.


9 mai. — Hauteville-House [1856].

Votre noble et douce lettre m’arrive. Merci avec l’âme et avec le cœur. Je lis en ce moment — dans un charme qui croît de page en page — votre livre exquis et profond, l’Oiseau. Vous êtes le véritable historien, car il y a tous les souffles en vous, la philosophie qui vient des tombes et la poésie qui vient des étoiles.

Ce que vous me dites du Crucifix est vrai[43]. Il est de fer maintenant, et l’on en martèle les crânes pour y tuer l’idée. Mon sentiment est le même que le vôtre, et je vous approuve et je vous seconde de mon mieux dans votre grande lutte contre la forme vieillie et devenue spectre. Seulement, — et vous ne me blâmerez pas en cela, — je ne puis oublier que Jésus a été une incarnation saignante du progrès ; je le retire au prêtre, je détache le martyr du crucifix, et je décloue le Christ du christianisme. Cela fait, je me tourne vers ce qui n’est plus qu’un gibet, le gibet actuel de l’humanité, et je jette le cri de guerre ; et je dis comme Voltaire : « Écrasons l’infâme ! », et je dis comme Michelet : « Détruisons l’ennemi ! ».

Quant à ce mot Dieu, ou demi-Dieu, appliqué à un homme, si vous allez jusqu’à Ce que dit la bouche d’ombre, vous verrez, — et vous pressentez certainement, même sans lire cela, — dans quel sens je l’emploie.

Oui, nous faisons la même œuvre, vous, avec votre prose de flamme et d’airain ; moi, comme je peux. Je suis comme vous tout soulevé du souffle sombre de la nature, et, par moments, quand un de vos splendides livres apparaît, vous me faites l’effet de passer dans un tourbillon.

Votre ami,
Victor Hugo.

Paul Meurice m’annonce de votre part le volume des Guerres de religion. Merci de cette manne dans ma solitude ; dès que je l’aurai lu, je vous écrirai[44].


À Madame David d’Angers.


Guernesey, 13 mai 1856[45].

Je ne veux pas, madame, que cette lettre parte sans vous porter mon remerciement, mon respect et mon souvenir. Vous êtes la veuve de notre grand David d’Angers, et vous êtes sa digne veuve comme vous avez été sa digne femme.

À cette heure, toutes les fois que je me tourne vers la patrie, c’est seulement vers les ombres que je me tourne, car c’est là qu’est la gloire, la fierté, la grandeur des âmes, la lumière ; et il y a maintenant plus de vie dans les morts que dans les vivants.

David est une des ombres auxquelles je parle le plus souvent, ombre moi-même. Mon exil est comme voisin de son tombeau, et je vois distinctement sa grande âme hors de ce monde, comme je vois sa grande vie dans l’histoire sévère de notre temps. Soyez fière, madame, du nom grave et illustre que vous portez. David est aujourd’hui une figure de mémoire, une renommée de marbre, un habitant du piédestal après en avoir été l’ouvrier. Aujourd’hui, la mort a sacré l’homme et le statuaire est statue. L’ombre qu’il jette sur vous, madame, donne à votre vie la forme de la gloire.

Je suis heureux que le livre des Contemplations ait été lu par vous. Vous y avez retrouvé nos chers souvenirs et nos aspirations communes. L’exil a cela de bon, qu’il met le sceau sur l’homme et qu’il conserve l’âme telle qu’elle est.

Avant peu, peut-être, madame, ma famille vous demandera de lui rendre ce buste qui est ma figure, ce qui est peu de chose, mais qui est un chef-d’œuvre de David, ce qui est tout. C’est lui encore plus que moi, et c’est pour cela que nous voulons l’avoir parmi nous.

Je mets à vos pieds ma tendre et respectueuse amitié.


À Paul Meurice[46].


17 mai [1856].

Merci de cette douce page qui m’arrive et où tout est bon, les conseils du publicateur (car c’est vous) et l’applaudissement de l’ami. Je vous ai écrit le 9, je vous ai écrit le 13 (par Mme  David d’Angers). Ces lettres en contenaient d’autres (P. Mantz[47], Barillot, etc., etc.). Vous sont-elles parvenues ? Vous en trouverez quatre sous ce pli (Pelletan, Larrieu, Pichat, Paillard de Villeneuve). Ce livre fait un certain effet ; en même temps que votre lettre qui contient celle de Michelet, m’arrivent une lettre de Mazzini et une lettre d’Enfantin. Vous qui avez la vision historique, l’intuition philosophique et le coup d’œil politique, vous êtes comme le trait d’union de ces trois esprits. — Remerciez Michelet de ma part. J’attends son livre bien impatiemment. Je suis heureux du succès d’Auguste. Et comme j’attends le vôtre, celui qui éclôt sous votre plume en ce moment ! La maison est achetée. Me voici proscrit français et landlord anglais. Vous voilà donc propriétaire au moins d’une chambre. Pardon pour ce voici et ce voilà. Je vous embrasse, c’est plus tôt fait que de rayer.

Pressez Pagnerre et Lévy pour la mise en vente[48].


À Mazzini[49].


Répondu à Mazzini le 20 mai[50] [1856].

Contenter Mazzini n’est pas si simple que vous croyez, et vingt lignes auxquelles vous feriez l’honneur de les traduire ne peuvent êtres écrites légèrement. Pour quelques points d’ailleurs, une conversation me semblerait importante. Je pense en avoir prochainement l’occasion ; et c’est à vous-même que je demande si quelque chose de plus utile ne pourra pas sortir de la question plus approfondie et de la situation mieux dessinée encore par les événements.

Je vous serre fraternellement la main.

V. H.[51]


À Louis Boulanger.


Hauteville-House, 24 mai [1856].

Quelle bonne chose, cher Louis, que cette chaleur vivace des vieilles amitiés ! Il m’a semblé que vos lettres me serraient la main. Je nous ai revus — bon baragouin qui rend ma pensée — dans ce radieux temps des Orientales, quand nous étions deux jeunes gens, deux passants de la plaine de Vaugirard, deux contemplateurs du soleil couchant derrière le dôme des Invalides, deux frères, vous le peintre éblouissant de Mazeppa, moi le rêveur promis à l’inconnu et à l’infini.

Aujourd’hui vous êtes heureux, vous me l’écrivez, je le sens, et je vous aime.

Vous avez lu ce livre[52] et vous y avez senti mon cœur. Je sens le vôtre à la façon dont vous m’en parlez. Je voudrais maintenant connaître votre femme ; je la devine noble et charmante ; vous rayonnez pour moi comme dans une douce auréole ; vous me faites l’effet d’être resté dans la jeunesse. Et moi, du fond de cet immense assombrissement crépusculaire qui m’enveloppe, cher Louis, je vous envoie, à elle et à vous, toutes les tendresses de mon âme dans un serrement de main.

Tuus.
Victor Hugo.[53]


À Louise Colet.
24 mai [1856], Hauteville House.

Je vous dois deux reconnaissances : pour cette charmante lettre, et pour ce beau poème. Je communie avec vous sous les deux espèces ; femme et poète, vous êtes adorable. Vous demandez comment on vient à Guernesey ; quand je lis vos vers, je suis tenté de vous répondre : à tire-d’aile. Mais il faut bien redescendre dans la prose. L’Angleterre où je vis n’est pas autre chose qu’une prose énorme, et, quoi que je fasse et quoi que je rêve, elle me rappelle à la réalité ; donc, il faudrait tout bonnement aller à Londres, de là, chemin de fer jusqu’à Southampton, et paquebot jusqu’à Guernesey. Quelle fête si vous veniez un beau jour vous abattre dans notre île ! Mais je ne veux pas faire de songes. Il faut toujours finir par se réveiller, et moi, j’ai beau faire, je me réveille proscrit.

Vous voilà donc à la troisième strophe de votre hymne de la Femme : la Paysanne, la Servante, la Religieuse. Trois figures poignantes. La dernière est peut-être la plus sombre des trois. Elle est l’infécondée. Or, ce qu’il y a de plus douloureux pour la femme, c’est de mourir sans avoir donné la vie. Vieille mère, quel vénérable mot ! Vieille vierge, quelle note lugubre ! Cette note sonne dans votre tragique et sincère poème.

Vous avez la touche vraie, grave, forte, et en même temps douce. Osez. Osez tout. C’est votre droit et votre devoir. Vous êtes muse et déesse. Ne craignez pas d’aller nue. Je dis ceci pour répondre à un mot de votre lettre. Vous faites l’épopée de votre sexe. Dédaignez le monde, et rayonnez au dessus de lui, tantôt femme, comme Vénus, tantôt étoile, comme Vénus aussi. Poëte, vous n’êtes pas une femme, vous êtes la femme. Courage donc. Et je vous remercie de votre grande et fière poésie.

Écrivez-moi donc de longues lettres. Tout ce que vous me dites m’enchante. Vous me parlez de ce livre[54] avec une sorte de doux enivrement communicatif. Je ne mérite pas tout cela, mais je suis heureux que vous me le disiez.

Je vous baise les mains.

Cette soirée chez vous ! comme elle est peinte ! Comme c’est réel et charmant et vivant ! J’en étais.

Tendresses à tous les nôtres.

V. H.[55]


À Enfantin[56].


Guernesey, 7 juin 1856.

Je vous remercie, cher et grand penseur, votre lettre m’émeut et me charme. Vous êtes un des voyants de la vie universelle. Vous êtes un de ces hommes en qui remue l’humanité, et avec lesquels je me sens une fraternité profonde. L’idéal, c’est le réel. Je vis, comme vous, l’œil fixé sur la vision.

Je fais mon possible pour aider, dans la mesure de mes forces, le genre humain, ce triste tas de frères que nous avons là et qui va dans les ténèbres, et je m’efforce, lié moi-même à la chaîne, d’aider mes compagnons de route, par mes actions, comme homme, dans le présent, et par mes œuvres, comme poëte, dans l’avenir.

Ma sympathie embrasse, en gardant les proportions, tous les êtres créés. Je vois votre horizon, et je l’accepte, et je pense que vous acceptez aussi le mien. Travaillons à la lumière. Créons l’immense amour.

Dans ces deux livres, Dieu et la Fin de Satan, certes, et vous le savez bien, je n’oublierai pas la femme ; j’irai même au delà, de même que j’irai au delà de la terre. Ces deux ouvrages sont à peu près terminés ; pourtant je veux laisser quelque espace entre eux et les Contemplations. Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu’il y a là peu d’air respirable pour elle. Aussi, je veux la laisser reposer avant de lui faire essayer une nouvelle ascension.

Hélas ! je suis bien peu de chose, mais j’ai dans le cœur un profond amour de la liberté, qui est l’homme, et de la vérité, qui est Dieu.

Ce double amour est en vous comme en moi ; il est la vie de votre haut esprit ; et c’est avec bonheur que je vous serre la main.

Victor Hugo[57].


À Michelet.


Hauteville-House, 15 juin [1856].

Ex imo. Merci. C’est beau, ce livre[58] La vie y est profonde, la religion y souffre, l’humanité y palpite ; on y sent l’homme et Dieu. Je vous lis dans cette île peuplée par tous les exilés, où les celtes chassés ont précédé les huguenots bannis et où les huguenots bannis ont précédé les démocrates proscrits ; j’y retrouve, dans cette sombre formation, toutes les couches de la misère humaine, les expatriés, les excommuniés, les déshérités. Tout cela est aussi dans votre livre. Et quelle sympathie ! Et quelle tendresse ! Et quel cœur ! Vous êtes l’historien bon ; vous jetez sur cette douloureuse humanité d’immenses rayons d’âme. Un de ces rayons vient jusqu’à moi. Je vous remercie de la clarté, et encore plus de la chaleur. Cher grand esprit, si doux, je vous aime.

Victor Hugo[59].
À George Sand.


15 juin 1856.

Pour répondre dignement à Nohant, il faudrait que Guernesey s’appelât Tibur, Ferney ou Port-Royal. Mais Guernesey n’est qu’un pauvre rocher, perdu dans la mer et dans la nuit, baigné d’écumes qui laissent à la lèvre la saveur amère des larmes, n’ayant d’autre mérite que son escarpement et la patience avec laquelle il porte le poids de l’infini. La petite île sombre est toute fière et toute heureuse de ce rayon de soleil qui lui vient de Nohant, le pays des livres beaux et charmants. Hélas ! les douleurs sont partout, les tombeaux sont partout, mais la lumière est où vous êtes, madame. Je remercie le ciel si mon livre a su toucher à votre deuil sans le froisser[60], et s’il m’a été donné, à moi-même qui suis triste, de mêler quelque douceur aux sanglots de votre cœur profond, ô grand penseur, ô pauvre mère !


Victor Hugo[61].


À Paul Meurice[62].


Dimanche 15 juin [1856].

En attendant que vous m’envoyiez l’état de situation, je crois pouvoir tirer sur vous 450 francs. Je vous serai obligé de les remettre à M. Lanvin qui vous présentera un bon et qui signera au bas. Vous compterez comme étant à moi les 300 francs de M. Lévy pour Victor. Vous savez que je les lui ai payés. Maintenant j’aurais besoin de votre délicate et bonne amitié. Voici pourquoi :

Vous connaissez certainement, de nom du moins, M. Henry Descamps. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour lui. Je l’ai connu dans le beau temps des poëtes naissants et des éveils d’esprits. Il en était un. Puis 48 est venu, et je l’ai un peu perdu de vue. Au coup d’état, il s’est noblement retrouvé. Il m’a offert asile chez lui. J’ai accepté. J’y ai passé quelques nuits, les plus périlleuses, dans la chaleur même du combat. De là, en moi, une reconnaissance sérieuse. Or, M. H. Descamps avait une place (à la Marine), il l’a conservée. À Bruxelles, je racontais à tout venant le service qu’il m’avait rendu. Là-dessus, l’avis m’est venu d’un ami commun que M. H. Descamps, qui m’avait rendu ce service dans le doute de l’événement, s’étant rallié au succès, était plus embarrassé qu’heureux de ce qu’il avait fait pour moi, qu’il ne s’en vantait pas, qu’il craignait que cela n’ébranlât sa position ou ne compromît son avancement, et que si je voulais lui témoigner ma reconnaissance, je ne pouvais faire mieux que m’en taire. En même temps, une lettre écrite par moi à M. Henry Descamps resta sans réponse. Les exilés sont un peu ombrageux ; je me dis d’ailleurs que, risquer de faire perdre sa place à un homme était une mauvaise façon de le remercier, et je m’imposai le silence sur M. H. Descamps et vis-à-vis de M. Descamps, regrettant presque par moments qu’il m’eût offert ce service et que je l’eusse accepté. C’en est là. Voilà quatre ans. J’ai rompu le fil. Je ne lui ai pas envoyé Les Contemplations, craignant que cet envoi ne lui parût compromettant. Or, voici qu’il me revient que cet oubli apparent l’aurait fâché ou attristé. Par-dessus tout, je ne veux pas même d’un semblant d’ingratitude. J’ai reçu ce service, j’en dois être reconnaissant, je le suis. Et puis, ne se pourrait-il pas qu’il y eût malentendu dans tout cela, et qu’un officieux eût mal interprété les sentiments de M. H. Descamps. Si cela était, je ne me consolerais pas d’affliger un cœur ami et loyal. Avez-vous moyen de savoir la vérité sur tout ceci ? Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse M. Henry Descamps ? Auriez-vous moyen de le faire sonder pour savoir le vrai ? On pourrait au besoin lui montrer cette lettre. Il demeurait en 1851 rue de Richelieu, 17. Il va sans dire qu’au cas où M. H. Descamps désirerait véritablement l’envoi des Contemplations et n’y verrait pas d’inconvénient pour lui, vous seriez assez bon pour les lui adresser de ma part. — Renseignements : M. H. Descamps est un créole de la Guadeloupe ; il a été autrefois l’ami de M. Granier de Cassagnac (l’est-il encore ?). Il a publié de beaux vers sous le nom de Maxime de Trailles. Pendant la lutte contre le coup d’état, il me paraissait ardemment sympathique à la résistance et à la république. Je confie tout cela à votre admirable amitié. Je ne pourrais supporter l’idée d’être l’ingrat malgré lui. En cette occasion comme en toutes, je vous dis : faites pour le mieux.

Voici encore des lettres pour Michelet, pour Béranger, pour Barillot et ces jeunes combattants de la Tribune des poëtes.

Voici aussi toutes nos tendresses, toutes nos effusions, tous nos appels. Il fait beau, les champs sont des merveilles de fleurs et de joie, le ciel n’est qu’un rayonnement, la mer est chantante et superbe. Tout cela dit : il faut venir. Je vais arranger la maison. J’y entre dans quelques jours. Ce sera la trilogie des maçons, des peintres et des tapissiers. Après quoi, les portes s’ouvriront à deux battants du côté de la France, du côté de la poésie, du côté des bons et vaillants cœurs, et vous arriverez, n’est-ce pas ? À vous. — À vous. — À vous.

V.

Je vois, d’après un mot de vous à Auguste, qu’une chose que je vous ai envoyée ne vous est pas parvenue. Je vous la renverrai jusqu’à ce qu’elle vous arrive[63].


À Paul Meurice.


17 juin [1856].

Voici mes paroles à l’Italie. Je vous envoie le texte, plus la traduction qu’en ont donnée les journaux anglais. Vous savez les cris que cette chose a fait pousser aux journaux de M. Bonaparte. Je vous envoie les réflexions de deux journaux belges, la Nation et le National, à ce sujet. Ce ne sont que des échantillons de l’émotion produite. Elle a été grande, et je crois qu’elle sera bonne. Du reste, voici l’histoire : Mazzini m’a écrit pour me prier de lui donner un coup de main quant à l’Italie. J’ai répondu en ajournant, doutant que je puisse être utile, moi étranger, moi français, parlant aux italiens. Mazzini a insisté par une lettre si pressante, me répondant de l’effet que je produirais sur l’Italie (il la représente en effet), m’adjurant au nom de la question européenne et de la révolution, etc. — que, mis en demeure, je n’ai pas dû refuser plus longtemps. J’ai bien fait. Mazzini a traduit en italien mon appel à l’Italie. Cela a paru dans l’Italia e Popolo à Gênes, la chose se réimprime sous le manteau, et fait un chemin du diable dans le grand souterrain italien. J’ai crié : Agitez-vous ! et voici la réplique qui m’arrive à l’instant même. Je coupe ces trois lignes dans un journal :

PIÉMONT.

On lit dans le Risorgimento de Turin :

Les nouvelles d’Italie peuvent se résumer en une seule phrase : L’Italie s’agite. De l’Etna au Tessin tout fermente, et la Péninsule est en ébullition.

Si vous saviez comme on souffre dans cette pauvre Italie, et que de choses terribles on en raconte ! Quand finira l’épreuve des peuples ? Je me sens saigner par toutes leurs blessures.

Serez-vous assez bon pour faire envoyer chez Mme  d’Aunet (par laquelle ce billet vous arrivera) un exemplaire des Contemplations destiné à M. Dupotet qui m’a envoyé son très curieux livre sur le magnétisme. Vous savez que j’ai droit à 25 exemplaires de l’édition actuelle. Ce sera donc à prendre sur ceux qui me reviennent. — Nous passons notre temps ici à parler de vous et à vous espérer. — Je vous embrasse.

tuus[64].


À George Sand.


Hauteville-House, 30 juin 1856.

Vous avez, madame, tous les dons ; la grandeur de l’esprit n’a d’égale en vous que la grandeur du cœur. Je viens de lire cette splendide page que vous avez écrite sur les Contemplations, cette critique qui est de la poésie, ces effusions de pensée et de vie et de tendresse, cette philosophie, cette raison, cette douceur, cette explication forte et éclatante, ces choses d’or tombées d’une plume de lumière. Et que voulez-vous que je vous dise ? Vous remercier est presque bête ; je vous féliciterais plutôt. Vous êtes une nature sereine ; vous avez toutes les fiertés parce que vous avez toutes les élévations ; vous parlez de ce livre comme vous parleriez d’autre chose, avec cette simplicité calme, et si vraie qu’elle est presque hautaine, quand on la compare aux misérables finesses de tant d’autres esprits. Je disais un jour de vous à mes enfants, le matin, en déjeunant — c’est notre autour de la table à nous — que vous étiez, dans les régions de la pensée, la plus grande des femmes, peut-être même de tous les temps ; vous avez un diamètre d’horizon qui n’appartient qu’aux aigles. De là votre autorité et votre bonté.

Vous êtes l’habitante des cimes, votre esprit niche dans les nids voisins des étoiles ; vous avez l’habitude des aires ; moi, je n’ai qu’une caverne. Mais je voudrais que vous y vinssiez ; permettez-moi de déranger la grosse pierre de la porte et de vous dire : entrez.

Sans figure et en basse prose — (comment oser dire ce mot à vous qui la faites si haute ?) — je viens d’acheter une masure ici avec les deux premières éditions des Contemplations ; je vais la faire un peu bâtir et compléter ; après quoi il y aura une chambre logeable pour vous ; voulez-vous vous préparer à y venir ? Ce sera vers le printemps prochain ; je m’y prends de loin comme vous voyez. C’est un moyen de vous ôter presque la possibilité de refuser. Vous seriez chez moi comme chez vous, c’est-à-dire libre. La maison aura ce nom : Liberté ; elle s’appellera Liberty-Home. C’est l’usage anglais de baptiser les maisons. Nous vivons, ma famille et moi, vous le savez peut-être, dans une simplicité absolue, et, sous ce rapport, Guernesey peut donner la main à Nohant. Pensez-y donc, vous avez presque un an devant vous, et venez-nous. Si vous saviez comme je vous fais cette offre du fond du cœur ! Vous vous promènerez dans mon jardin, très petit ; n’allez pas rêver vos grandes larges plaines. Il y a ici tant de mer et tant de ciel que c’est à peine si l’on y a besoin d’un peu de terre.

Ma femme vous a déjà fait cette invitation ; vous avez répondu la moitié de oui ; répondez-moi à moi l’autre moitié. Cela nous fera une joie sur laquelle nous vivrons en vous attendant. Vous ferez ici quelque livre magnifique, et vous le daterez de Guernesey ; ce pauvre vieux écueil, prenez-le en gré et faites-lui cette fortune. J’y ai mis une date d’épreuve ; mettez-y une date de gloire.

Je suis content d’une chose, c’est que ce livre, Dieu (aux trois quarts fait), répond d’avance à votre pensée. Il semble que vous l’ayez connu en écrivant cette lettre de Louise qui est la conclusion de vos admirables articles. La fin lumineuse, voilà ce que je veux, voilà ce que vous voulez ; et ce brave Théodore (j’en connais plus d’un) sera lui-même content.

Vous êtes un esprit ; aussi je vous dis familièrement : merci. Et vous êtes une femme, ce qui me donne le droit de me mettre à genoux devant vous et de baiser respectueusement votre main.

Victor Hugo.

Les journaux de ma petite île reproduisent vos articles avec enthousiasme[65]


À Madame Adolphe Adam[66].


Hauteville-House, 25 juillet [1856].

Je n’ai aucun portrait de moi à encadrer chez aucun marchand de Paris ; mais puisque, dans votre charmante bonne grâce, vous voulez que je mette ma tête à vos pieds, la voici : si j’ai tant tardé à vous répondre, c’est que je trouvais cette image de moi-même un peu sombre et farouche et que j’eusse voulu vous en offrir une autre. À qui offrira-t-on un rayon si ce n’est à l’étoile, et à qui offrira-t-on un sourire si ce n’est à vous ? Malheureusement mon petit atelier photographique tarde à s’installer, et je me décide à vous envoyer ce profil, tout chagrin et tout sévère qu’il est. Vous penserez en le voyant que ce n’est pas vous que l’absent regarde.

N’oubliez pas que si jamais l’envie vous prenait, cette année par exemple, de venir passer la saison des bains de mer à Guernesey, ce serait une grande joie pour Hauteville-House.

Je me mets à genoux et baise vos belles mains, madame.

Victor Hugo[67].


À Paul Meurice[68].


Jeudi 31 juillet [1856].

Quel admirable homme vous êtes ! Ce volume, donné à ma femme[69], est encore une idée comme vous en avez. Je ne veux pas vous en remercier, ou pour mieux dire je ne peux pas.

Je ne prends que le temps de vous écrire deux lignes. Je suis dans les ouvriers jusqu’au cou. Pendant que vous commandez à quelque légion d’idées, moi je fais manœuvrer des maçons. Je travaille à votre maison. — Oh ! qu’il me tarde de vous voir et de vous embrasser !

Voici un fait curieux extrait de l’Abeille de la Nouvelle-Orléans. Voulez-vous le donner à la Presse ou au Siècle.

À vous. À vous. À vous[70].


À Jules Janin.


16 août 1856.

Je ne suis rien, je vous l’ai dit en vers[71] comme je vous le dis en prose ; mais aujourd’hui la situation est telle que dire mon nom, c’est protester ; dire mon nom, c’est nier le despotisme ; dire mon nom, c’est affirmer la liberté, et ce nom militant, ce nom déchiré, ce nom proscrit, vous le dites avec tant d’intrépidité !... Vous le chantez comme avec un clairon et vous jetez tout ce qu’il contient de guerre à la face de l’empire et de l’empereur. Je ne vous en remercie pas, je vous en félicite.

Figurez-vous qu’en ce moment, je fais bâtir presque une maison ; n’ayant plus la patrie, je veux avoir le toit. L’Angleterre n’est pourtant guère meilleure gardienne de mon foyer que la France. Ce pauvre foyer, la France l’a brisé, la Belgique l’a brisé. Jersey l’a brisé ; je le rebâtis avec une patience de fourmi. Cette fois, si l’on me rechasse encore, je veux forcer l’honnête et prude Albion à faire une grosse chose ; je veux la forcer à fouler aux pieds un at home, la fameuse citadelle anglaise, le sanctuaire inviolable du citoyen.

Le curieux, c’est que c’est la littérature qui m’a fourni les frais de cette expérience politique. La maison de Guernesey avec ses trois étages, son toit, son jardin, son perron, sa crypte, sa basse-cour, son look-out et sa plate-forme, sort tout entière des Contemplations. Depuis la première poutre jusqu’à la dernière tuile. Les Contemplations paieront tout. Ce livre m’a donné un toit, et un jour que vous aurez du temps à perdre et à nous faire gagner, vous qui avez aimé le poëme, vous viendrez voir le logis.

À Marine-Terrace, j’étais à l’auberge, l’Angleterre s’en est fait une excuse pour sa couardise[72]


À Édouard Plouvier[73].


Hauteville-House, 28 septembre [1856].

Vous êtes dans la forêt, je suis dans l’océan ; votre aquilon soufflant dans les chênes vaut mon ouragan soufflant dans les vagues ; je m’en aperçois aux grands vers que vous m’envoyez. Cher poëte, ce sonnet superbe est une de vos plus nobles inspirations. Il était digne d’être en quelque sorte écrit sur cette feuille de chêne tombée de l’arbre géant. Je ne vous en remercie pas, je vous en félicite.

Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de la généreuse artiste qui est votre femme, et qui a la flamme comme vous avez la lumière. Faites à vous deux le foyer. Vous méritez de mêler vos rayonnements.

Êtes-vous encore dans les bois ? Êtes-vous déjà à Paris ? J’envoie cette lettre un peu au hasard ; mais mon hasard à moi s’appelle Paul Meurice, c’est-à-dire providence, et je suis bien sûr qu’il trouvera moyen de vous faire parvenir ce mot. Oui, certes, vous seriez reçus avec grande joie dans notre petit goum de Guernesey. J’ai acheté sur la roche une masure que j’ai livrée aux maçons, mais qui sera prête l’an prochain et du seuil de laquelle l’exil vous tend les bras.

En attendant, faites-nous de belles et bonnes œuvres, et aimez-moi.

V. H.


À George Sand.


Hauteville-House, 2 octobre 1856.

C’est une joie pour moi de penser que votre grand esprit se tourne de temps en temps vers le mien, et, quand je lis mon nom dans ces nobles pages qui viennent de vous, il me semble que ce sont des lettres publiques que vous m’écrivez. Je me ferais l’effet d’être ingrat si je n’y répondais pas. Cependant vous n’avez besoin ni d’un remerciement ni d’un applaudissement. Vous avez, dans ce siècle, où presque tout ment un peu, la fière et simple allure d’une âme vraie. Je suis silencieusement et profondément heureux dans ma solitude de cette communion de nos âmes, je dirais presque de nos cœurs ; je me sens comme lié à vous dans la contemplation de la vérité et dans l’acceptation de la douleur, et j’envoie mon acclamation à tous vos sereins et magnifiques témoignages pour le progrès. Qui désespère de l’homme désespère de Dieu, c’est-à-dire n’y croit pas ; et toutes les religions aujourd’hui sont athées, toutes maudissent la lumière, c’est-à-dire l’aube même de la face divine. Vous, vous êtes croyante parce que vous êtes grande. Je vous remercie, je vous admire, et permettez-moi d’ajouter, je vous aime.

Victor Hugo.

Ma femme vous envoie ses plus tendres admirations et j’y joins mes

respects[74].
À Edmond About[75].


Hauteville-House, 23 décembre [1856].

L’exil a peu de loisirs, et ce n’est qu’ici, dans l’espèce de calme momentané qui suit toutes les recrudescences de persécution, que j’ai pu enfin lire vos deux beaux et charmants volumes, Tolla et la Grèce. Mes fils, vos anciens camarades, m’avaient souvent parlé de vous. Tout ce qu’ils promettaient en votre nom, vous le tenez, et c’est de tout mon cœur que je vous félicite. Vous avez le talent, vous avez le succès, vous êtes jeune ; la charge d’âmes commence pour vous.

Un proscrit est une espèce de mort ; il peut donner presque des conseils d’outre-tombe. Soyez fidèle à toutes ces grandes idées de liberté et de progrès qui sont le souffle même de l’avenir dans toutes les voiles humaines, dans la voile du peuple comme dans la voile du génie.

Dédaignez tout ce qui n’est pas le vrai, le grand, le juste, le beau. Vous avez une nature de lumière ; je me bornerais volontiers à vous dire : soyez-vous fidèle à vous-même.

Courage donc ! Vous entrez vaillamment et de plain-pied dans l’avenir.


À Paul Meurice.


25 décembre.

J’achève cette lettre omnibus[76]. C’est un embrassement du jour de l’an que je vous envoie à tous les deux.

Mon doux poëte, mon noble ami, continuez de faire de grandes et tendres choses. J’ai parlé de vous toute cette semaine avec une femme d’esprit qui vient de Paris, qui a vu et admiré L’Avocat des Pauvres et qui vous aime. Si je vous envoyais nos rabâchages sur vous, j’en emplirais dix pages, et je n’ai que dix lignes.

Vous avez cent fois raison — Les Enfants[77], par Victor Hugo, voilà le vrai titre. J’enverrai à Hetzel l’extrait de votre lettre. — Et puis, laissez-moi, vu le premier de l’an, vous donner cette carte, ou pour mieux dire, ce petit bout de carton. C’est une adresse de mon bottier de Guernesey, Gruchy, qui se dit parent du Maréchal, par parenthèse[78].

C’est égal, ma fille est hors de danger. J’ai le cœur bien content.

Tuus vester.

Je vois Esmeralda jouée. — J’en suis ravi. — J’ai bien besoin de quelques liards. — Quant à Rigoletto, tout pourrait s’arranger si le théâtre reconnaissait mon droit sur Hernani et Lucrèce, c’est-à-dire renonçait à me voler. Qu’en dit Paillard de Villeneuve ?[79]


Aux Étudiants de Paris.


1856.

Mes jeunes et vaillants concitoyens, votre lettre si noble et si cordiale m’est parvenue dans ma solitude et m’a vivement touché. J’ai peu d’instants à moi ; l’exil n’est pas une sinécure, vous le savez ; et je profite du premier moment dont je puis disposer pour vous répondre et pour vous remercier. Courage et persévérez !

Vous êtes de ceux sur qui l’avenir a les yeux ; parmi les noms qui signent la précieuse lettre que je reçois, j’en vois qui signifient talent, j’en vois qui signifient exemple ; tous signifient générosité, intelligence, vertu. Vous entrez jeunes dans l’épreuve, félicitez-vous-en. Vos souffrances noblement supportées vous placent à la tête de votre génération. Soyez toujours dignes de la guider. Que rien ne vous ébranle et ne vous décourage, l’avenir est certain. Attendez-le dans la douleur et les ténèbres du moment présent, comme dans la nuit on attend l’aube, avec une foi tranquille et absolue. Travaillez et marchez ; pensez et vous trouverez ; luttez et vous vaincrez.

Je vous serre à tous la main comme à mes frères, comme à mes enfants.

Victor Hugo[80].
  1. Pascal Duprat.
  2. Louis Barthou. Impressions et Essais.
  3. Henry Jouin. David d’Angers et ses amitiés littéraires.
  4. L’Orestie, tragédie représentée à la Porte-Saint-Martin, le 5 janvier 1856.
  5. Le Figaro, 25 janvier 1930.
  6. Inédite.
  7. Ribeyrolles.
  8. Hetzel.
  9. Collection Louis Barthou.
  10. Inédite, sauf quelques lignes publiées dans : Mes fils. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  11. Un erratum, contenant vingt corrections, est en marge de la page.
  12. Letourneur est connu surtout par sa traduction de l’œuvre de Shakespeare publiée en 1776.
  13. Benjamin Laroche traduisit plusieurs ouvrages de Canning, Byron, Cooper, etc., et, en 1844, Shakespeare.
  14. Bibliothèque Nationale.
  15. Claye, imprimeur, était un camarade de Victor Hugo à la pension Cordier.
  16. Tome I : À M. Froment Meurice ; — Tome II : À M. Paul Meurice.
  17. Paul Meurice avait écrit à Victor Hugo que les compositeurs étaient des « gaillards ferrés sur le dictionnaire de l’Académie et qui aimeraient mieux se couper le poing que d’imprimer lys, par exemple, dans la jolie orthographe que vous adoptez, où lys, ressemble à la fleur ».
  18. Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice.
  19. Malgré neuf cartons successifs, l’édition originale porte ombrelle.
  20. Article de Jourdan dans le Siècle du 23 avril 1856.
  21. Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice.
  22. Franz Stevens, poète belge, publia en 1856 ses Poésies nationales. Il fut nommé répétiteur des belles-lettres à l’École militaire belge le 25 octobre 1857, et mourut l’année suivante.
  23. Inédite.
  24. Pages-dédicaces destinées à être reliées en tête du volume.
  25. Actuellement rue de La Condamine.
  26. Profils et Grimaces.
  27. Les Contemplations sont annoncées dans la Bibliographie de la France au n° du 26 avril 1856 et Profils et Grimaces dans le n° du 14 juin.
  28. Bibliothèque Nationale.
  29. Inédite.
  30. Bibliothèque Nationale.
  31. Cours familier de littérature auquel Victor Hugo s’était abonné.
  32. Les Contemplations.
  33. Lamartine avait écrit le récit de sa première entrevue avec Victor Hugo, récit très fantaisiste d’ailleurs, mais touchant.
  34. Inédite.
  35. Collection de M. Pierre Lefèvre-Vacquerie.
  36. Inédite.
  37. Alphonse Peyrat, journaliste républicain, devint rédacteur en chef de La Presse ; puis fonda L’Avenir National en 1865. Il publia plusieurs volumes de critique et d’histoire.
  38. Article sur Timon d’Athènes, traduction de François-Victor.
  39. Bibliothèque Nationale.
  40. En tête du brouillon sur lequel nous avons collationné cette lettre, Victor Hugo a écrit, Aujourd’hui 9 mai 1856 j’ai répondu à Villemain.
  41. Les Contemplations.
  42. Archives de la famille de Victor Hugo.
  43. Michelet écrivait à Victor Hugo le 4 mai : « ... Le monde que vous nourrissez de votre œuvre vous prie de penser à lui. Je crois qu’il vous prierait aussi de lui sacrifier quelques lignes, les six vers au crucifix. On nous en frappe sur la tête, c’est pour nous le casse-tête indien ».
  44. Musée Carnavalet. Jean-Marie Carré. La Revue de France, 15 février 1924.
  45. En post-scriptum au bas d’une lettre adressée par Madame Victor Hugo à Madame David d’Angers.
  46. Inédite.
  47. Paul Mantz, critique d’art, collabora à plusieurs journaux et publia entre autres volumes une Histoire des peintres. Les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne, et des études sur Boucher, Holbein, etc.
  48. Bibliothèque Nationale.
  49. L’original de ce brouillon est relié dans le manuscrit du Reliquat, Actes et Paroles. Pendant l’exil.
  50. Mazzini avait, le 5 mai, écrit à Victor Hugo pour lui demander un manifeste en faveur de la république romaine ; mais cette demande n’avait pas paru assez claire au poëte, il ajournait ; Mazzini insiste par une nouvelle lettre et c’est alors que de Guernesey, partit cet appel à l’Italie ; reproduit par tous les journaux étrangers et inséré ensuite dans Actes et Paroles. Pendant l’Exil.
  51. Actes et Paroles. Pendant l’exil. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  52. Les Contemplations.
  53. Archives de la famille de Victor Hugo.
  54. Les Contemplations.
  55. Gustave Simon. — Victor Hugo et Louise Colet. Revue de France. 1er juin 1926.
  56. Le Père Enfantin était le grand prêtre de l’église saint-simonienne, et s’était fait le champion de l’affranchissement de la femme.
  57. Copie faite à Mme  Drouet. Archives de la famille Victor Hugo.
  58. Les Guerres de religion.
  59. Musée Carnavalet.Jean-Marie Carré, Revue de France, 15 février 1924.
  60. La petite-fille de George Sand venait de mourir. Cette enfant lui avait été confiée par sa mère Solange, mariée au sculpteur Clésinger, puis séparée de son mari. Le père avait alors exigé que l’on mît l’enfant en pension, où elle mourut peu de temps après.
  61. Brouillon. Archives de Mme  Lauth-Sand.
  62. Inédite.
  63. Bibliothèque Nationale.
  64. Actes et Paroles. Pendant l’exil. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  65. Archives de Mme  Lauth-Sand.
  66. Femme du compositeur Adam.
  67. Communiquée par M. Julien Tiersot et publiée ensuite dans son livre : Lettres de musiciens écrites en français.
  68. Inédite
  69. Un volume des Contemplations dans lesquelles Paul Meurice avait fait relier des autographes de Lamartine, Dumas, et d’autres amis de Victor Hugo qui tous avaient écrit des vers dédiés à Madame Victor Hugo. Ce volume est à la maison de Victor Hugo. Les vers qu’il contient ont été reproduits, en 1902, dans La Couronne poétique de Victor Hugo.
  70. Bibliothèque Nationale.
  71. Les Contemplations. A J. J.
  72. Clément-Janin. Victor Hugo en exil.
  73. Édouard Plouvier, d’abord simple ouvrier corroyeur, parvint à force d’intelligente ténacité, à prendre place parmi les écrivains de son temps ; il fit de nombreux contes, romans, chansons, comédies et drames.
  74. Archives de Mme  Lauth-Sand.
  75. Journaliste, romancier, Edmond About a tenu une place fort honorable parmi les écrivains du xixe siècle. Son roman le plus connu est Le roi des Montages. En 1871, il fonda Le xixe siècle.
  76. Cette lettre était écrite en effet par Charles, François-Victor. Vacquerie, Mme  Hugo et était terminée par Victor Hugo.
  77. Le titre définitif : Les Enfants, avait été proposé par Paul Meurice. Ce recueil, publié en 1857, groupe les plus belles poésies de Victor Hugo sur l’enfance.
  78. Pour envoyer un petit dessin à Paul Meurice, Victor Hugo avait pris le premier bout de carton qui lui était tombé sous la main.
  79. Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice.
  80. Coupure de journal. Archives de la famille de Victor Hugo.