Correspondance (Diderot)/43

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LXIII


À L’ABBÉ GAYET DE SANSALE,
CONSEILLER AU PARLEMENT ET DOCTEUR DE LA MAISON DE SORBONNE[1].
Le 30 juillet 1768.
Monsieur,

J’ai lu les deux mémoires et je vais vous en dire mon avis sans partialité. Je connais particulièrement le père, la mère, les frères, les sœurs, toute cette malheureuse famille et toute leur petite fortune. Le père et la mère ont été un exemple frappant que les meilleurs parents peuvent avoir les plus méchants enfants. La sœur n’est pas bonne. Ses frères sont des bêtes féroces, avec cette différence que les frères ont fait le supplice et la ruine de la maison et que la sœur en a fait la consolation et le soutien. Les frères n’ont pas vécu un jour sans le marquer par quelque acte de violence, de débauche et d’extravagance. Ils étaient redoutés de leur père même et ils font aujourd’hui la terreur de toute une ville, au point qu’il n’y a pas un habitant qui osât déposer contre eux, pas un magistrat qui osât en faire justice. Ils sont connus pour des hommes de sang, des brigands capables de se porter aux plus effroyables extrémités. Souvenez-vous de ma prédiction, mon père : ils périront malheureusement. Ils ont déjà subi des condamnations infamantes. La peine capitales les attend. Ils sont gens à m’ôter la vie à moi ou à quelqu’un des miens, s’ils avaient le moindre soupçon que je me suis mêlé de leur affaire. Le mémoire de la sœur et celui des deux frères ne sont que des tissus de mensonges. La sœur nie ce qui est, les frères assurent ce qui n’est pas. Il n’est pas surprenant que des parents aient eu de la prédilection pour une fille qui consumait sa vie à les servir. Les parents, sages ou pusillanimes, mais sages plutôt, étaient obligés de prendre des voies détournées pour récompenser cette enfant de ses soins continus et l’indemniser des dépenses sans cesse renouvelées qu’ils étaient contraints de faire pour les frères, à la fureur desquels ils l’auraient exposée par un exercice plus franc de leur justice et de leur bienveillance. Ils lui permirent de bonne heure de faire un petit commerce de coutellerie. Elle est active, austère, avare. Elle ne tarda pas à avoir en propre un petit pécule, des nippes, des meubles, des effets de toute espèce : elle emprunta, elle prêta de l’argent. Les parents, qui savaient que les effets de cette fille n’étaient pas en sûreté dans leur propre domicile, en autorisèrent le dépôt en différentes maisons ; les dépôts changeaient de place d’un moment à l’autre, parce que la terreur saisissait les dépositaires. Lorsqu’on en portait la connaissance aux parents, la même terreur leur faisait blâmer ce qu’ils approuvaient. Tous craignaient le ressentiment des redoutables frères. Voilà, monsieur, l’origine de la petite fortune de cette fille, la nécessité de ces dépôts, la cause de leurs variations, la raison de l’approbation et de l’improbation alternatives des parents, les apparences de spoliation et la cause des dépositions et de la contradiction de ces dépositions. Qu’avait donc de mieux à faire cette fille attaquée juridiquement par ses frères, si elle avait été bien avisée et bien conseillée, sinon de dire nettement la vérité ? Elle ne l’a pas fait : c’est une imprudence qui lui a attiré la condamnation des deux premiers tribunaux ; encore ces tribunaux lui ont-ils laissé une porte ouverte, en exigeant l’affirmation des frères, condition qui marque ou que la spoliation n’est pas avérée ou que la valeur appréciée à 1,500 francs est exagérée. Mais, me direz-vous, croyez-vous que cette fille n’ait pas été favorisée par ses père et mère ? Je crois qu’elle l’a été et qu’il était naturel et juste qu’elle le fût. Croyez-vous qu’elle n’ait pas lassé la bienveillance de sa mère et que cette mère ne l’ait pas secrètement avantagée ? Je crois que l’un et l’autre s’est fait. Croyez-vous que cette fille, après le décès de sa mère, n’a pas été tentée de s’égaliser à ses frères par quelques effets détournés ? Je n’en doute pas. Mais, monsieur, si vous saviez ce que c’est que la misérable petite fortune d’un ouvrier de province ; ce que c’est que ces petits avantages que les parents font de la main à la main de préférence à un enfant ; ce que c’est que ces soustractions, soit en argent, soit en linge, soit en ustensiles, qu’on peut faire disparaître après leur décès, cela vous ferait pitié. Je vous en parle selon ma conscience, je ne donnerais pas dix louis de tout ce que les frères peuvent légitimement répéter contre leur sœur ; et encore est-elle exposée à perdre la vie pour se procurer ce petit avantage illicite : car elle était morte si elle eût été rencontrée dans les rues, lorsqu’elle portait de nuit, sous différents déguisements, des paquets déguenillés dans son tablier. Desgrey père était forgeron, mon père l’était aussi. Ces deux ouvriers étaient amis intimes. La fortune de mon père était dix fois au moins plus considérable que celle de Desgrey, et je vous jure, monsieur, qu’il eût été impossible à ma mère ou à ma sœur de soustraire deux louis à l’insu de mon père. Les petits particuliers connaissent jusqu’à un écu la somme de leurs épargnes. Les gros effets apparents sont en évidence, le reste n’est rien ; et dans une maison incomparablement mieux fournie que celle de Desgrey, la maison de mon père, nous n’avons pas cru que le mobilier valût la peine d’être partagé : il est resté en entier à notre sœur. D’après ce que j’ai l’honneur de vous exposer, je me constitue juge dans cette affaire. J’appelle devant moi la fille de Desgrey, je l’interroge ; voici mes questions et voici ses réponses : « Avez-vous eu de l’argent en propre pendant la vie de vos père et mère ? — Oui. — Comment l’avez-vous acquis ? — Par un petit commerce qui leur était connu et qu’ils avaient autorisé. — Qu’est-ce que ces nippes que vous avez déposées en différents endroits ? — Des nippes acquises de mon argent. — Pourquoi les avez-vous déposées hors de la maison paternelle ? — Parce qu’elles n’y étaient en sûreté ni pendant la vie de mes parents ni après leur mort, et que m’appartenant j’en pouvais disposer à mon gré. — Pourquoi avez-vous changé si fréquemment les dépôts ? — Je les ai changés et multipliés par la terreur qu’inspiraient mes frères à mes dépositaires. — Pourquoi est-il arrivé quelquefois à vos parents de les ignorer ou du moins de le paraître, et de blâmer et vos emprunts et vos prêts et vos achats et vos dépôts ? — C’est qu’ils étaient également effrayés de la fureur de deux enfants capables de porter leurs mains parricides sur eux et fratricides s’ils m’avaient évidemment protégée. — Qu’est-ce qui vous autorise à prononcer si cruellement contre vos frères ? — Toute leur conduite. — Qui est-ce qui dépose de cette mauvaise conduite ? — Toute leur vie, des actes juridiques, une ville entière qui se tait, par terreur, des magistrats qui savent et qui n’osent parler, parce que tout le monde craint pour sa vie de la part de furieux qui comptent la leur pour rien. — Mais après le décès de vos parents, il y a preuve d’effets transportés par vous nuitamment. — Cela se peut. — Qu’est-ce que ces effets ? — Les miens. — Pourquoi, s’ils vous appartenaient, en celer le transport ? — Parce qu’ils m’auraient été ravis par la violence ou qu’il m’aurait fallu souffrir le partage entre moi et mes frères à qui ils n’appartenaient pas. — Mais vous avez engagé des particuliers à en revendiquer qui pouvaient être de la succession ? — Il est vrai. — Pourquoi l’avez-vous fait ? — C’est qu’ils n’étaient pas de la succession, qu’ils étaient à moi et à d’autres et qu’ils ne pouvaient revenir que par cette voie. — Vous conviendrez qu’il y a du moins beaucoup de louche, d’imprudence, d’apparences défavorables dans toute votre conduite ? — J’en conviens. — Que vous vous êtes rendue suspecte ? — J’en conviens. — Que si vous êtes strictement jugée par les lois vous serez condamnée à des indemnités ? — Cela sera fâcheux et je n’en dors point. — Que ces indemnités peuvent être appréciées ce que l’on voudra ? — Je ne le pense pas, car quand on regarderait comme directement soustrait tout ce qui en a l’apparence, c’est trop peu de chose et mes fautes sont plutôt celles de mes frères que les miennes ; et je crois que là-dessus ce n’est pas au serment de mes frères, mais au mien qu’il faut s’en rapporter, car si j’ai soustrait, personne ne connaît mieux que moi le prix de la soustraction. — Jurez donc ou que vous n’avez rien à vos frères ou que telle est la valeur de ce que vous avez à leur restituer..... »

Je ne sais, monsieur, si cette forme s’accorde ou non avec celles de la loi ; mais je suis sûr qu’elle est selon la justice naturelle et la droite raison. Le serment doit être exigé de celui qui sait. Le serment doit être exigé de préférence du plus honnête. Or, certainement, il n’y a nulle comparaison sur ce point entre la sœur, à qui l’on n’a jamais fait le moindre reproche, qui est estimée, qui a des mœurs, de la vertu, de la probité, et des frères qui sont sans foi, sans loi, sans mœurs et sans principes. Voilà, monsieur, tout ce que je connais de cette malheureuse affaire dont je me mêle bien malgré moi. J’espère que le compte que je prends la liberté de vous en rendre sera profondément ignoré, car, je vous le répète, si ma démarche venait jamais à la connaissance des frères Desgrey, je ne répondrais plus de ma vie, ni de celle des miens.

Je suis, etc.




  1. Cette lettre et les deux autres qui suivent sont inédites. Elles font partie de la magnifique collection d’autographes commencée par M. le marquis de Flers et continuée par son fils à qui nous en devons la communication. Diderot fait allusion, ce nous semble, à la femme dont il prend si chaleureusement ici les intérêts dans le passage de la lettre du 22 novembre 1768 à Mlle  Volland : « Les bienfaits ne nous réussissent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu’une affaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s’est amusée pendant trois mois à mettre, par ses caquets, tout mon peuple en combustion. »