Correspondance (Diderot)/51

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 13-14).


LI


À GRIMM[1]
Juin 1770.

Monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert, vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très-mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young par M. Le Tourneur. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre. L’édition en a été épuisée en quatre mois, et l’on travaille à la seconde ; dites encore cela, car cela est vrai. Ajoutez qu’elle a été lue par nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses, et que ce n’est pas sans un mérite rare qu’on fait lire des jérémiades à un peuple frivole et gai. Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur retire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus ; et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! et c’est vous qu’on appelle le juste par excellence ! C’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Mais le libraire Bleuet, qui s’est chargé de l’ouvrage, qui en a avancé les frais et l’honoraire à l’auteur, que vous a-t-il fait ? Ternir la réputation d’un homme ! sceller autant qu’il est en soi la porte d’un commerçant ! Ah ! monsieur Grimm, monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ; et il n’y a qu’un moyen de s’en soulager, c’est de rendre incessamment à M. Le Tourneur la justice que vous lui devez. Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie-Italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach, lorsque les sons de Grétry ne retentiront plus dans vos oreilles, et que votre imagination ne s’occupera plus du jeu de l’inimitable Caillot, lorsque tout étant en silence autour de vous, vous serez en état d’entendre la voix de votre conscience dans toute sa force, vous sentirez que vous faites un métier diablement scabreux pour une âme timorée.



  1. Grimm, en insérant cette lettre dans son « ordinaire » du 15 juin 1770, l’a fait précéder de la note que voici : « L’autre jour, en rentrant dans mon atelier, j’appris que Caton Diderot y était venu pendant mon absence et qu’il avait porté des yeux indiscrets sur une de mes feuilles précédentes. Je trouvai sur ma table la réprimande suivante dont ma conscience ne me permet pas de supprimer une syllabe et que je ferai même graver sur une table d’airain qui sera suspendue dans ma boutique pour me rappeler sans cesse la misère de mon métier. »