Correspondance (Diderot)/52

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 14-16).


LII

AU MÊME[1].
15 octobre 1770.

Tâchez d’entendre ce petit logogriphe.

Je vous avais écrit hier, mon ami ; j’allai porter ma lettre à votre porte, où elle n’arriva pas. On en exigea la lecture. On jura que, quoi qu’elle contînt, on ne s’en offenserait pas ; on s’en offensa, et elle fut déchirée.

Réjouissez-vous ; je touche au moment de ma liberté, de l’emploi de mon temps et d’un nouvel ordre de vie.

Je me suis bien tâté ; je ne souffre point ; je ne souffrirai point.

Je jurerais qu’elle fait son malheur ; mais je l’en ai prévenue ; et me voilà quitte envers elle et envers moi. J’en ai aussi parlé fortement à l’homme.

L’homme simple et doux m’a achevé sa confession depuis Gloria Patri jusqu’à Amen. Sur le billet qu’on lui avait écrit, il est accouru ; il a fait sa déclaration ; il a pleuré, on lui a permis les assiduités, aux conditions accoutumées qu’il serait bien sage, bien tranquille, et le reste ; il a promis, comme de raison, et puis vous devinez comme on est sûr de soi et de lui !… mais on est donc enfant toute la vie ?

C’est un plaisir comme je les encourage l’un à aller à toutes jambes vers l’autre, l’autre à aller à toutes jambes vers l’un, et comme ils y vont !

Et notre amie, à ce mot : « Mais il a des désirs… — Des désirs… des désirs… — Et oui, madame… — Ce n’est pas là notre arrangement… » Et puis la satisfaction qui perce par tous les points du visage… et puis votre ami qui en fait la remarque et qui le dit.

Si tout cela n’est pas à bonne fin avant quinze jours, le philosophe y perdra son latin.

Autre chose plus honnête (peut-être) et plus sûre. Il faut que j’aille là pourtant. Une éclipse subite marquerait. Il ne faut pas que je gêne. Et puis, moi philosophe, pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Venez me voir. C’est l’enfant chéri qui parle ainsi. Est-ce pour moi ? Est-ce pour la mère ?

Si vous étiez bien sûr de moi, comme vous ririez !

Soyez-en sûr. Je ne suis ni injuste, ni fou ; et peut-être, un jour vous prouverai-je que je serais l’un et l’autre.

Je me vois expliqué. Je laisse l’amitié dans toute son étendue ; mais je veux absolument la restitution de mon temps ; on s’y oppose ; et l’on vous accepte pour juge. On imagine que apparemment vous me sacrifierez à des égards, à des bienséances et cætera. Je crois, mon ami, que vous n’en ferez rien. Je vous conjure de vous expliquer nettement et fortement là-dessus. Je veux avoir aussi ma chaise de paille ; et je l’ai priée plaisamment de me l’envoyer.

J’y dînai hier avec l’homme, comme vous pensez bien, et je fus fou à ravir, et je vous jure sans effort.

Bonjour. Je ferai tout mon possible pour vous voir encore une fois, dussé-je aller à la Briche.

Vestimenta suspendi mani deo,

Et ce qu’il y a d’heureux, c’est que j’en suis à mon dernier voyage.



  1. Inédite. Communiquée par M. Dubrunfaut. Ce « petit logogriphe », comme l’appelle avec raison Diderot, a trait à sa passion momentanée pour Mme de Prunevaux.