Correspondance (Diderot)/59

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 43-45).


LIX

À LA MÊME
Saint-Pétersbourg, 25 janvier 1774.
Madame,

Je n’hésite pas à accepter toutes les choses affectueuses, jolies, flatteuses et agréables que vous avez eu la bonté de m’adresser, et je ne suis pas trop désireux non plus de m’enquérir si elles sont méritées ou non ; mais il y a du côté gauche certain organe qui m’assure que jamais vous n’aurez à rétracter de telles expressions. Il n’y a en ce monde que trois choses qui puissent vraiment rendre un homme méprisable : un amour ardent des richesses, des honneurs et de la vie. Pour moi, il y a tant de choses dont je puis aisément me passer, qu’il ne m’en coûte pas de mépriser les richesses. Un morceau de pain, noir ou blanc peu importe, un pot d’eau claire, quelques livres, un ami, et de temps en temps les charmes d’un petit entretien féminin ; voilà, avec une conscience tranquille, tout ce qu’il me faut. Les honneurs qui n’amènent pas avec eux des devoirs sont de purs badinages créés tout exprès pour amuser de grands enfants. L’âge n’est plus pour moi où ces choses-là pouvaient me plaire, quoique, à la vérité, en jetant un regard en arrière sur le passé, je ne me rappelle pas le moment où elles ont pu avoir pour moi beaucoup d’attrait. Quand les fonctions qu’elles imposent sont importantes, le cas est différent. Ah ! madame, quel glorieux compagnon que le plus honoré des saints, le Sacro-Saint Far Niente !

Dès qu’on s’est voué à ce culte, on jouit d’une félicité complète ; car qui peut être plus heureux que celui qui ne fait que ce qui lui plaît ? Vous pouvez donc, sans reproche, prendre une heure ou deux de plus de sommeil, car cette licence ne compromet le bonheur de personne. Et quant à la vie, je vous déclare que je quitterais la mienne aussi aisément que je verserais un verre de vin de Champagne, ne fût-ce que pour fermer la bouche à quiconque oserait contredire une telle assertion. Cependant, soit que je précipite le finale de cette lourde et insipide farce qu’on appelle la vie, soit que j’en attende patiemment la conclusion, mettez-moi toujours, madame, au nombre de vos plus dévoués serviteurs.

Je suis sur le point de quitter Pétersbourg. Si mes services à Paris peuvent être de la moindre utilité et si vous hésitez à en user, je pourrai ne considérer que comme une expression de vos lèvres l’estime dont vous m’honorez ; et, dans ce cas, j’en serai fâché pour l’un et l’autre. Mais figurez-vous dans quelle position je me trouve. Il y a un paresseux garçon de fils qui est venu de Paris à Pétersbourg et qui m’entraîne vers une femme qui me jettera dans le délire sitôt que je m’approcherai d’elle ; vers quelques pestes d’enfants qui me donneront fort à faire pour m’accommodera leurs folies ; vers des amis qui, dix contre un, m’imposeront un mois de peine pour un seul jour de plaisir ; vers des connaissances qui chanteront, riront, pousseront des cris de joie ; comme si ma présence, dont ils se sont merveilleusement bien passés, était essentielle à leur bonheur ; vers mes concitoyens, dont une moitié se couche accablée sous sa ruine et l’autre moitié au désespoir, jusqu’à ce qu’elle se lève pour contempler ce spectacle.

Pourquoi alors ne pas rester là où vous vous trouvez si bien pour le moment ? me direz-vous tout naturellement ; ou pourquoi ne pas venir à Moscou où je puis vous offrir le repos, vous offrir la société dans laquelle vous causeriez en pleine confiance et tout à l’aise, vous offrir aussi votre idole adorée le Sacro-Saint Far Niente, vous offrir enfin le bonheur tout façonné, tout taillé selon votre fantaisie ? Pourquoi, madame ? Parce que je suis un fou, et que votre sagesse, la mienne et la sagesse de tout le monde consiste à sentir que c’est folie que de chercher les circonstances, d’y rêver et d’en devenir encore la dupe.

Adieu, madame, il m’est si délicieux de me croire l’objet de votre amitié que j’ai résolu de conserver cette croyance. J’ai eu l’honneur de voir le comte votre frère, et je l’attends ; nous avons à parler ensemble d’une de vos commissions qui est bien digne qu’on y prenne garde. Elle sera exécutée ; vous pouvez en être certaine ; mais je ne puis dire si ce sera avec succès.

J’ose vous prier de favoriser le porteur de cette lettre de tous les moments de loisir que vous pourrez lui accorder. Il se nomme Crillon, et il n’est pas indigne du nom qu’il porte. C’est d’un de ses ancêtres que Henri IV, son souverain et son ami, disait : « Voilà l’homme le plus brave de tout mon royaume. » Il va à Moscou pour voir la princesse Dashkoff, et il profitera de l’occasion pour visiter la ville. Il a conçu à mon égard la même opinion favorable que vous m’avez fait l’honneur de m’exprimer, et rien ne saurait plus l’enchanter que d’entendre mon éloge de votre bouche. Enchantez-le, princesse, le plus possible. Il croira tout ce que vous lui direz, et il s’en reviendra si plein de vous qu’il me rendra au centuple la même satisfaction que vous lui aurez donnée. Je n’ai pas besoin de dire un mot de l’esprit éclairé et du jugement du comte de Crillon. Bientôt vous serez à même de vous former une opinion sur ces points : votre opinion sera d’accord avec la mienne pour lui rendre justice ; mais elle lui fera certainement beaucoup plus d’honneur. Il pourrait venir un moment où vous l’aimeriez et l’estimeriez infiniment plus que la personne qui le recommande à votre attention. J’espère donc seulement qu’il ne restera pas assez longtemps pour vous en fournir la possibilité.

Je suis, madame, avec un profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur.