Correspondance (Diderot)/67

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 68-71).


LXVII

À NECKER.
12 juin 1775.

Je ne suis pas un de ceux qui vous doivent le moins de reconnaissance pour le bel ouvrage que vous venez de publier[1]. Je n’ai pas mémoire d’avoir jamais fait une lecture qui m’ait autant intéressé ; je n’en excepte pas même l’Éloge de Marc-Aurèle. Il faut convenir qu’il y a des plaisirs bien doux, et qui sont à bon prix. Huit jours de bonheur continu, et cela à moins de frais qu’il ne m’en eût coûté pour deux livres de pain par jour ! L’équité restituera au frontispice un titre que la modestie en a supprimé ; c’est la défense de la nation contre les nations rivales, c’est l’apologie du travail contre l’oisiveté, et de l’indigence contre la richesse. Cette cause pouvait être défendue par de bonnes ou de mauvaises raisons ; mais il était difficile de s’en proposer une plus auguste, et, de quelque manière que l’on s’en tirât, on était sûr d’en remporter le renom d’honnête homme et de bon citoyen. On s’installait encore parmi les hommes de génie, lorsqu’on y montrait de la profondeur, de l’éloquence et de la finesse comme il vous est arrivé. J’ai plus de mérite que vous ne pensez peut-être à vous rendre toute cette justice ; car avec un odorat un peu délicat, on croit s’apercevoir que vous ne faites pas grand cas de la philosophie et des lettres. Je n’ai garde de mettre sur la même ligne un chapitre de Nicole ou de Montaigne, l’Iphigénie de Racine ou le Misanthrope de Molière avec un Traité des subsistance de première nécessité ; vous conviendrez que le plaisir que ces premiers ouvrages nous causent n’est pas sans utilité, et qu’il ne finira jamais. On dit : Vivre, et philosopher ensuite ; je dis tout au contraire : Philosopher d’abord, et vivre après, si l’on peut. Peut-être eussiez-vous moins rabaissé ces sublimes leçons de morale qui ne s’adressent qu’à la portion opulente, oisive et corrompue de la société, si vous eussiez considéré l’influence bonne ou mauvaise, mais nécessaire, des mœurs des citoyens distingués sur la multitude qui les environne et qui les imite sans presque s’en apecevoir. L’opinion, ce mobile dont vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est à son origine que l’effet d’un petit nombre d’hommes qui parlent après avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la société, des centres d’instructions d’où les erreurs et les vérités raisonnées gagnent de proche en proche, jusqu’aux derniers confins de la cité, où elles s’établissent comme des articles de foi. Là tout l’appareil de nos discours s’est évanoui, il n’en reste que le dernier mot. Nos écrits n’opèrent que sur une certaine classe de citoyens, nos discours sur toutes ; c’est la glace devant laquelle l’homme qui respire a passé. Le peuple sait qu’il faut que le blé soit à bon marché, parce qu’il gagne peu, et qu’il a grand’faim ; mais il ignore et il ignorera toujours les moyens difficiles de concilier les vicissitudes des récoltes avec son besoin qui ne varie point. Qui est-ce qui décidera la querelle des économistes et de leurs adversaires ? La raison. Et où est la raison ? Dans les hommes d’État ? Assurément elle y est en puissance, mais ceux qui croient tout savoir n’ont guère la tentation de s’instruire. Dans le peuple ? Il n’a malheureusement pas le temps de la cultiver, de l’étendre et de s’en servir. Dans les gens du monde ? Quand ils se résoudraient à vous sacrifier l’impérieuse frivolité de leurs distractions, ils ne vous entendraient pas. L’intérêt remue et déplace trop les gens d’affaires pour en espérer la lecture suivie d’un ouvrage qui demande de la tenue. À qui vous êtes-vous donc adressé ? Qui est-ce qui parlera de votre travail et en parlera dignement ? Qui est-ce qui en assurera le mérite et en accéléra le fruit ? C’est celui dont la fonction habituelle est de méditer, celui dont la lampe éclairait vos pages pendant la nuit, tandis que le reste des citoyens dormait autour de lui, épuisés par la fatigue des travaux ou des plaisirs ; c’est l’homme de lettres, le littérateur, le philosophe. Songez que les ouvrages que nous feuilletons le moins, avec le plus de négligence et de partialité, ce sont ceux de nos collègues. La chose dont on parle le plus est celle qu’on sait le moins, et cela n’est pas si extravagant qu’on croirait bien ; on se tait naturellement de ce qu’on croit avoir approfondi. Quoi qu’il en soit, nous sommes ce petit nombre de têtes qui, placées sur le cou du grand animal, traînent après elles la multitude aveugle de ses queues. Vous êtes, dit-on, menacé d’une grêle de réponses. Je m’en réjouis ; et vous aussi, n’est-ce pas ? Je suis bien impatient et bien curieux de voir comment l’école se démêlera d’objections qui m’ont paru tout à fait insolubles. Je n’aurai pas tout le plaisir que je me promets si l’abbé Morellet n’est pas un de vos antagonistes. On prétendait, il y a quelques jours, que deux hommes ne pouvaient disputer publiquement sur la même question sans finir par s’aigrir, s’injurier et se haïr, et qu’ils n’avaient rien de plus sage à faire que d’éviter ce terrible conflit de l’amour-propre, s’ils voulaient continuer de s’estimer et de s’aimer. Sans trop présumer de moi, c’est une tâche que je croirais d’autant moins au-dessus de mes forces, que l’expérience journalière m’apprend que le sarcasme et l’injure réussissent moins aujourd’hui que jamais. Je vous ai lu avec toute l’attention dont je suis capable. Je ne vous dissimulerai pas que je vous ai trouvé de temps en temps difficile à entendre, mais il est vraisemblable que c’est plutôt ma faute que la vôtre. Celui qui lit un ouvrage sans y trouver un terme impropre, un tour de phrase obscur ou inusité, ou l’entend supérieurement, ou ne l’entend point du tout ; supérieurement, puisqu’il peut subitement et sans effort rectifier l’inexactitude de l’expression ; point du tout, puisque, ne sentant point ce défaut, la vue de l’auteur lui échappe. Il y a bien aussi quelques points sur lesquels je ne suis pas de votre avis ; mais, pour un endroit souligné, il est resté des vingt pages de suite intactes, et où on lirait à la marge de mon exemplaire : Je voudrais bien savoir ce qu’ils diront à cela.



  1. De la législation et du commerce des grains. 1775, in-8.