Correspondance (Diderot)/71

La bibliothèque libre.
Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 74-76).


LXXI

AU PRINCE GALITZIN[1].
Ce 9 octobre 1780.
Mon Prince,

J’ai confié à un galant homme, appelé M. Deudon, échevin de Malines, la dernière partie de vos oiseaux, avec les deux planches qui vous manquaient. Il y a huit ou dix jours que ces deux rouleaux étaient à Bruxelles, et vous devez maintenant en être en possession.

J’ai relu ma correspondance avec Falconet, sur une mauvaise copie qu’il m’envoya de Pétersbourg, il y a dix ou douze ans. Cette copie est si défectueuse en plusieurs endroits qu’on ne les entend pas. Il y a ajouté je ne sais combien de choses pendant qu’il était en Russie. Je n’assurerais pas, mais je la soupçonne d’être incomplète en quelques autres. Nous sommes si pauvres, si mesquins, si guenilleux, si négligés, si ennuyeux et si diffus partout que cela fait pitié. Cela est plein d’endroits où nous nous tutoyons ; et ce ton, qui peut passer dans un ouvrage manuscrit, est du plus mauvais goût dans un ouvrage imprimé. De mon côté, tandis que Falconet faisait ses additions, je faisais les miennes ; quand on écrit au courant de la plume, tout ce qui peut être dit sur une question, ou ne vient pas, ou ne se dit pas comme il devrait être dit. Il y a parmi ses additions des choses auxquelles on peut faire une bonne réponse ; parmi les miennes, il y en a sans doute auxquelles il ne manquerait pas de répliquer. Cet ouvrage, vaille que vaille, n’appartient pas à Falconet ni à moi, mais à tous les deux, et ne peut honnêtement paraître que du consentement de l’un et de l’autre. Il y a déjà pourtant eu une infidélité de commise. Je ne sais à qui il a confié notre manuscrit, mais on en a fait une traduction anglaise. S’il avait pensé qu’en permettant a l’ouvrage de sortir de ses mains il disposait du bien d’autrui et s’exposait à cet inconvénient, je crois qu’il aurait été plus circonspect. On peut confier sa bourse à qui l’on veut, mais on ne remet à personne la bourse d’un autre. Ce n’est pas ainsi que j’en ai usé, bien que je n’eusse pas trop mauvaise opinion ni de ma cause ni de mon plaidoyer, et qu’on m’en eût souvent demandé communication. Enfin, mon prince, on ne trouve pas mauvais qu’un homme se promène chez lui en robe de chambre et en bonnet du nuit ; mais il faut être décemment dans les rues, en visite, dans une église, en public. Que Falconet publie ses lettres, si elles peuvent paraître sans copier les miennes, j’y consens. Pour celles-ci je m’y oppose formellement. J’ai promis à Mme Falconet de les relire, de les châtier sévèrement, d’y ajouter avec la dernière bonne foi ce que je peux alléguer en ma faveur, ce qu’on peut m’objecter et d’envoyer ensuite ma copie à Falconet, à la condition que mes lettres du moins resteront telles que je les aurai faites ; et je suis bien résolu à tenir parole. Mais quand me mettrai-je à ce travail et quand en sortirai-je ? Je ne saurais faire aucune réponse précise là-dessus. Certainement je ne laisserai pas sur le métier une besogne importante dont je suis maintenant occupé, pour entreprendre celle-là.

On n’écrit pas comme on fait des ourlets et des idées ne se reprennent pas quand elles sont coupées, comme on renoue des bouts de fil. Je serais bien aise que nous paraissions tous deux avec quelque décence. Voilà mon avis, que je vous supplie de faire passer à Falconet, en lui envoyant cette lettre, dans laquelle, avec un peu de justice, il ne trouvera rien, je crois, qui puisse lui déplaire. Il aurait à se plaindre de moi, si je publiais cette correspondance sans sa participation, j’aurais à me plaindre de lui si elle devenait publique sans la mienne. Il fait imprimer ses œuvres en Suisse, à la bonne heure ; mais cet œuvre-ci n’est ni le sien ni le mien. Si nous n’existions plus ni l’un ni l’autre, celui qui en deviendrait possesseur en userait comme il lui plairait. D’ailleurs, cet ouvrage, après que nous y aurons mis la main tous les deux, peut également paraître à Paris et à Lausanne ; il n’y a rien qui puisse effaroucher un censeur.

Je suis avec respect, mon prince, etc.



  1. Publiée par M. Cournault dans son étude sur Falconet et Marie-Anne Collot. Gazette des Beaux-Arts, t. II, 2e période, 1869, p. 117-144.