Correspondance (Diderot)/74

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 79-80).


LXXIV

À PHILIDOR[1].
Paris, ce 10 avril 1782.

Je ne suis pas surpris, monsieur, qu’en Angleterre toutes les portes soient fermées à un grand musicien, et soient ouvertes à un fameux joueur d’échecs ; nous ne sommes guère plus raisonnables ici que là. Vous conviendrez cependant que la réputation du Calabrais n’égalera jamais celle de Pergolèse. Si vous avez fait les trois parties sans voir, sans que l’intérêt s’en mêlât, tant pis : je serais plus disposé à vous pardonner ces essais périlleux si vous eussiez gagné à les faire cinq ou six cents guinées ; mais risquer sa raison et son talent pour rien, cela ne se conçoit pas. Au reste, j’en ai parlé à M. de Légal, et voici sa réponse : « Quand j’étais jeune, je m’avisai de jouer une seule partie d’échecs sans avoir les yeux sur le damier ; et à la fin de cette partie, je me trouvai la tête si fatiguée, que ce fut la première et la dernière fois de ma vie. Il y a de la folie à courir le hasard de devenir fou par vanité. » Et quand vous aurez perdu votre talent, les Anglais viendront-ils au secours de votre famille ? Et ne croyez pas, monsieur, que ce qui ne vous est pas encore arrivé ne vous arrivera pas. Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps, et ne vous exposez pas davantage à devenir ce que tant de gens que nous méprisons sont nés. On dirait de vous tout au plus : Le voilà, ce Philidor, il n’est plus rien, il a perdu tout ce qu’il était à remuer sur un damier des petits morceaux de bois. » Je vous souhaite du bonheur et de la santé. Encore si l’on mourait en sortant d’un pareil effort ; mais songez, monsieur, que vous seriez peut-être pendant une vingtaine d’années un sujet de pitié ; et ne vaut-il pas mieux être, pendant le même intervalle de temps, un objet d’admiration ?

Je suis avec l’estime et l’amitié que vous connaissez, etc.



  1. Reproduite par M. Ed. Fournier dans les Chroniques et Légendes des rues de Paris, cette lettre, dont l’autographe appartenait au fils de Philidor, a d’abord été publiée dans une brochure, Réponse à la soirée d’Ermites, 1838, in-8.