Correspondance (Diderot)/75

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 80-82).


LXXV

À MADAME NECKER[1].


Madame,

C’est moi. Je ne suis pas mort et, quand je serais mort, je crois que les plaintes des malheureux remueraient mes cendres au fond du tombeau. Voici une lettre d’un homme qui n’est pas trop personnel et qui sera encore pleine de je. Je jouis d’une santé meilleure qu’on ne l’a à mon âge ; toutes les passions qui tourmentent m’ont laissé, en s’en allant, une fureur d’étude telle que je l’éprouvais à trente ans. J’ai une femme honnête que j’aime et à qui je suis cher, car qui grondera-t-elle quand je n’y serai plus ? S’il y eut jamais un père heureux, c’est moi. J’ai tout juste la fortune qu’il me faut tant que j’aurai des yeux pour me passer de bougie, et ma femme pour monter et descendre d’un quatrième étage ; mes amis ont pour moi et j’ai pour eux une tendresse que trente ans d’habitude ont laissée dans toute sa fraîcheur. Eh bien, direz-vous, avec tout cela que manque-t-il donc à votre bonheur ? Ce qu’il y manque ? Ou une âme insensible, ou le coffre-fort d’un roi, et d’un roi dont les affaires ne soient pas dérangées. Avec une âme insensible ou je n’entendrais pas la plainte de celui qui souffre, ou je ne souffrirais pas en l’entendant ; avec le coffre-fort, je lui jetterais de l’or à poignée, et j’en ferais un reconnaissant ou un ingrat, à sa discrétion. Mais, faute de ces deux ressources, ma vie est pleine d’amertume. Je donne tout ce que j’ai aux indigents de toute espèce qui s’adressent à moi, argent, temps, idées ; mais je suis si pauvre, relativement à la masse de l’indigence, qu’après avoir tout donné la veille, il ne me reste rien le lendemain que la douleur de mon impuissance.

Voilà un long préambule pour vous prier, madame, d’accorder un de ces matins un moment d’audience à une femme à qui vous avez fait l’honneur d’écrire et qui me désole. Elle m’est venue voir avec son mari ; ils voulaient passer tous deux à Pétersbourg ; je les en ai empêchés, car c’est un pays où il ne faut pas aller quand on n’y est pas appelé ; ils m’ont montré vos lettres. Je me suis engagé à vous écrire en leur faveur. Je le fais ; et si j’ai jamais désiré d’être utile, c’est dans ce moment. Les lèvres de cette femme tremblaient ; elle ne savait ce qu’elle disait ; elle ne savait ce qu’elle voulait dire ; je n’ai jamais éprouvé plus fortement l’effet de l’éloquence, de la modestie, de la honte, de la pudeur et du désordre que ces sentiments jettent dans le discours. Si vous craignez que cette femme vous intéresse, ne la voyez pas ; mais voyez-la. Elle s’appelle Pillain de Val du Fresne. Vous ne la verrez pas, vous ne l’écouterez pas sans émotion ; et s’il est possible de faire quelque chose pour elle et pour son mari, je suis sûr que vous vous en féliciterez. Elle est jeune, elle est d’une figure agréable ; elle a quelque talent. Je ne vous conjurerai pas par la crainte que la misère ne dispose d’elle ; je crois qu’elle mourrait plutôt de faim que de cesser d’être honnête ; mais elle n’en est que plus digne de vous intéresser. Songez, madame, que la Providence vous a fait naître pour son apologie. C’était son dessein lorsqu’elle vous prit par la main et qu’elle vous conduisit au rang où vous êtes élevée. Elle vous plaça sur la hauteur afin que votre œil embrassât une plus grande partie de l’espace sur lequel elle a distribué les malheureux. C’est un assez beau rôle. Je vis à la campagne. J’y vis seul ; c’est là que j’abrège les jours et que j’allonge les années ; le travail est la cause de ces deux effets qui semblent opposés. Le jour est bien long pour celui qui n’a rien à faire ; et l’année bien longue pour celui qui a beaucoup fait. Puissiez-vous, entre le premier janvier et le dernier décembre, intercaler trois cent soixante-cinq bonnes actions ! Cela serait bien au-dessus de trois cent soixante belles pages. Je voulais vous écrire trois lignes et voilà bientôt quatre pages ; et cela me rappelle un temps qui n’est pas éloigné où je me proposais de ravir à Mme Necker trois minutes et où je lui ravissais trois heures ; mais j’ai là sur ma table un certain philosophe ancien, homme dur, stoïcien de son métier, qui m’avertit de finir et de n’être pas indiscret.

Je suis avec respect, madame, etc.



  1. Inédite. Communiquée par M. Benjamin Fillon.