Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/036

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 97-99).


Paris, 25 septembre 1762.


Ce que vous me mandez de votre santé, mon cher et illustre maître, m’inquiète et m’afflige. Votre conversation et la lecture de vos ouvrages m’ont tant fait remercier Dieu de n’être ni sourd ni aveugle, que je le trouverais bien injuste s’il vous punissait par deux sens que vous avez rendus si précieux à tous ceux qui savent penser. J’espère que vous conserverez vos yeux en les ménageant, et c’est de quoi je vous prie bien fort. À l’égard des oreilles, je n’y sais point d’autre remède que d’entendre le moins de sottises que vous pourrez ; par malheur ce remède n’est pas d’une observation facile.

J’ai annoncé à l’Académie l’Héraclius de Caldéron, et je ne doute point qu’elle ne le lise avec plaisir, comme elle a lu l’arlequinade de Gilles Shakespeare. Ce que je vous marquais sur votre traduction n’était qu’un doute ; et je suis convaincu, puisque vous m’en assurez, que vous avez conservé dans cette traduction le génie des deux langues ; personne n’est plus à portée de cela que vous.

Grâce à vous, j’espère que les Calas viendront à bout de prouver leur innocence ; mais savez-vous ce qu’il y a de plus fort à objecter à leurs mémoires ? C’est qu’il n’est pas possible d’imaginer, je ne dis pas que des magistrats, mais que des hommes qui ne marchent pas à quatre pattes, aient condamné sur de pareilles preuves un père de famille à la roue. Il est absolument nécessaire, et je le leur ai dit, qu’ils préviennent dans leurs mémoires cette objection, en demandant que les pièces du procès soient mises sous les yeux du public. Cela est d’autant plus important, qu’il y a ici des émissaires du parlement de Toulouse, qui répandent que Calas le père a été justement condamné, que toute la ville de Toulouse en est convaincue, et que c’est par commisération qu’on n’a pas fait mourir les trois autres qui le méritaient aussi. La justification est bien ridicule, puisque, de façon ou d’autre, il s’ensuivrait que les juges auraient prévariqué ; mais n’importe, il y a des sots qui se paient de pareilles raisons, et ces sots-là en entraînent d’autres, et de sots en sots l’innocence et la vérité restent opprimées.

Je ne suis pas plus édifié que vous de la profession de foi de Jean-Jacques, d’autant que je ne crois pas cette momerie fort nécessaire pour dîner et pour souper tranquillement, et dormir de même, dans les États de votre ancien disciple, où Jean-Jacques s’est réfugié après avoir dit assez de mal du maître. Je plains le malheur que sa bile et ses persécuteurs lui causent ; mais, s’il a besoin pour être heureux d’approcher de la sainte table, et d’appeler sainte, comme il le fait, une religion qu’il a vilipendée, j’avoue que je rabats beaucoup de l’intérêt. Au reste, je ne suis surpris ni que vous lui ayez offert un asile, ni qu’il l’ait refusé ; il eût été trop inconséquent d’aller demeurer chez le corrupteur de son pays, car c’est ainsi que vous m’avez mandé qu’il vous appelait. Mais enfin il a travaillé sans le vouloir, et beaucoup mieux qu’il ne pensait, pour la vigne du Seigneur, et pour ma part je lui en tiens beaucoup de compte.

Je ne sais ce que c’est que cette bêtise qu’on a imprimée, sous votre nom et sous le mien, dans les journaux d’Angleterre. Si vous voulez me la faire parvenir, je suis prêt à donner tous les désaveux que vous jugerez nécessaires.

Frère Berthier avait envie, à ce qu’il disait, d’aller à la Trape, et il a fini par vouloir être à Versailles. Il y a actuellement dans ce pays-là dix-sept ou dix-huit ci-devant soi-disant jésuites, comme les classes du parlement les appellent ; ils sont réfugiés là ; jamais il n’y en a tant eu, et ils ont dit, en quittant Paris, à frère Berthier, comme Strabon au paysan son pourvoyeur :

Nous allons à la cour, on t’a mis du voyage.

On dit qu’il se mêlera de l’éducation sans avoir de titre ; il se contentera d’être appelé sans être élu.

À propos de cela, savez-vous qu’on m’a proposé, à moi qui n’ai pas l’honneur d’être jésuite, l’éducation du grand duc de Russie ? Mais je suis trop sujet aux hémorroïdes ; elles sont trop dangereuses en ce pays-là ; et je veux avoir mal au derrière en toute sûreté.

Savez-vous ce qu’on me dit hier de vous ? que les jésuites commençaient à vous faire pitié, et que vous seriez presque tenté d’écrire en leur faveur, s’il était possible de rendre intéressants des gens que vous avez rendus si ridicules. Croyez-moi, point de faiblesse humaine ; laissez la canaille janséniste et parlementaire nous défaire tranquillement de la canaille jésuitique, et n’empêchez point ces araignées de se dévorer les unes les autres.

Je ne puis être fâché ni pour la France ni pour la philosophie de voir votre ancien disciple remonté sur sa bête. Il m’a envoyé, il y a un mois, trois pages de vers contre la géométrie. J’attends pour lui répondre qu’il ait fini le siège de Schweidnitz ; ce serait trop d’avoir à la fois la maison d’Autriche et la géométrie sur les bras.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez votre santé, vos yeux, vos oreilles, votre gaieté, et surtout votre amitié pour moi. Mille respects à madame Denis, et mille compliments à frère Thiriot. S’il plaît aux rois de faire la paix, je ne désespère pas d’avoir encore le plaisir de vous embrasser.