Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXXII

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DXXXII

À M. JOSEPH DESSAUER, À ISCHL (AUTRICHE)


Nohant, 15 août 1863.


Bon Crishni,

Je veux que vous trouviez une lettre de moi à Ischl, puisque vous ne m’avez pas mise à même de vous répondre à Paris.

Oui, ce sont d’heureux jours, que ceux où je vous ai retrouvé si semblable à vous-même, à peine vieilli, pas changé, toujours aussi naïf, aussi tendre et aussi aimable. Les oreilles ont dû vous sonner tout le temps de votre voyage ; car on n’a pas passé une heure ici sans dire : « Bon Chrishni ! cher brave homme ! ami charmant ! digne maestro ! grand artiste ! » etc., etc. ; chacun et tous à la fois, duo, trio, quatuor, etc., tutti, tutti : « Vive le bon Dessauer ! le vrai Favilla ! » Et, le soir, les lettres mystérieuses apportées sur la table par l’esprit familier, les phrases musicales qu’on croyait entendre en les lisant, tout cela a été goûté, senti, et, tout en riant, on était attendri, on vous sentait encore là.

Eh ! n’y êtes-vous pas toujours ? est-ce que nous ne vivons que dans notre corps ? est-ce que nous n’habitons pas la lune et le soleil et toutes les étoiles, dès que notre pensée nous y transporte ? est-ce qu’on ne s’y occupe pas de nous comme nous nous occupons d’eux, nous qui rêvons toujours d’aller les y rejoindre ? Eux ? qui ? ils disent la même chose que nous, et, sans nous connaître, ils nous aiment. Et puis ne nous connaissent-ils pas ? Où est notre cher grand Delacroix à cette heure ? Mais où êtes-vous vous-même, à l’heure où je vous écris ? sur quelle route ? dans quel véhicule ? dans quelle disposition d’esprit ? L’absence et la mort ne diffèrent pas beaucoup ; donc, on ne se quitte pas, on se perd de vue ; mais on sait bien que, n’importe où, on se retrouvera. Aussi je ne dis jamais adieu dans le sens de « Dieu nous sépare ! » je le dis toujours dans le sens « Au revoir en Dieu, sur cette terre ou sur une autre ! » Est-ce que l’on ne fait pas de progrès tant qu’on veut vivre et tant qu’on croit à i’idéal ? est-ce que l’idéal ne sert qu’à cette vie d’un jour ou deux sur la terre ? Ne croyez pas cela. Nous emportons avec nous ce que nous avons acquis, et nous l’emportons pour l’accroître dans l’éternité. Qu’importe que, dans une ou deux de nos existences, nous n’ayons pas été assez encouragés, si nous avons entretenu le feu sacré en nous et dans les autres ? Ne comptez pas pour rien ces heures où vous donnez, avec votre âme, celle des grands maîtres à vos amis ; tout cela, c’est un échange, entre eux, vous et nous, de ce qu’il y a de meilleur et de plus éjevé dans le sanctuaire commun.

Écrivez-nous, cher ami ; dites-nous comment vous avez voyagé, comment vous avez retrouvé les sœurs, la nièce, les montagnes, le pays du sel et les montagnards artistes.

Toute la famille d’ici vous embrasse : Maurice, que la mort de Delacroix a beaucoup affecté, surtout par la pensée qu’il est mort sans famille autour de lui ; Lina, qui vous présente son poupon à baiser ; madame Lambert, qui ne cesse de parler de vous ; son mari, qui vous étudie rétrospectivement avec une sympathie délicate ; Marie Lambert, qui pleure pour un rien, mais qui aime beaucoup ; Calamatta, qui ne dit plus rien contre Delacroix et qui le regrette comme homme, sans l’avoir jamais compris comme peintre. Voilà tout le monde… Non, il y a la grande Marie, une nature d’élite sous sa blanche cornette ; et tous vous aiment et vous crient : « Revenez ! »

GEORGE SAND.