Correspondance 1812-1876, 6/1875/CMXXV

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 332-334).


CMXXV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 16 janvier 1875.


Moi aussi, cher ami, je t’embrasse au commencement de l’année et te la souhaite tolérable, puisque tu ne veux plus entendre parler du mythe bonheur. Tu admires ma sérénité ; elle ne vient pas de mon fonds, elle vient de la nécessité où je suis de ne plus penser qu’aux autres. Il n’est que temps, la vieillesse marche et la mort me pousse par les deux épaules.

Je suis encore, sinon nécessaire, du moins extrêmement utile aux miens, et j’irai tant que j’aurai un souffle, pensant, parlant, travaillant pour eux.

Le devoir est le maître des maîtres, c’est le vrai Zeus des temps modernes, fils du Temps et devenu son maître. Il est celui qui vit et agit en dehors de toutes les agitations du monde. Il ne raisonne pas, il ne discute pas. Il examine sans effroi ; il marche sans regarder derrière lui ; Cronos le stupide avalait des pierres, Zeus les brise avec la foudre, et, la foudre, c’est la volonté. Je ne suis donc pas un philosophe, je suis un serviteur de Zeus, qui ôte la moitié de leur âme aux esclaves, mais qui la laisse entière aux braves.

Je n’ai plus le loisir de penser à moi, de rêver aux choses décourageantes, de désespérer de l’espèce humaine, de regarder mes douleurs et mes joies passées et d’appeler la mort.

Parbleu ! si on était égoïste, on la verrait venir avec joie ; c’est si commode de dormir dans le néant, ou de s’éveiller à une vie meilleure ! car elle ouvre ces deux hypothèses ou, pour mieux dire, cette antithèse.

Mais, pour qui doit travailler encore, elle ne doit pas être appelée avant l’heure où l’épuisement ouvrira les portes de la liberté. Il t’a manqué d’avoir des enfants. C’est la punition de ceux qui veulent être trop indépendants ; mais cette souffrance est encore une gloire pour ceux qui se vouent à Apollon. Ne te plains donc pas d’avoir à piocher et peins-nous ton martyre ; il y a un beau livre à faire là-dessus.

Renan désespère, dis-tu ; moi, je ne crois pas cela : je crois qu’il souffre, comme tous ceux qui voient haut et loin ; mais il doit avoir des forces en proportion de sa vue. Napoléon (Jérôme) partage ses idées, il fait bien s’il les partage toutes. Il m’a écrit une très sage et bonne lettre. Il voit maintenant le salut relatif dans une république sage, et, moi, je la crois encore possible. Elle sera très bourgeoise et peu idéale, mais il faut bien commencer par le commencement. Nous autres artistes, nous n’avons point de patience. Nous voulons tout de suite l’abbaye de Thélème ; mais, avant de dire : « Fais ce que veux ! » il faudra passer par : « Fais ce que peux ! »

Je t’aime et je t’embrasse de tout mon cœur. Mes enfants grands et petits se joignent à moi.

Pas de faiblesse, allons ! Nous devons tous exemple à nos amis, à nos proches, à nos concitoyens. Et moi, crois-tu donc que je n’aie pas besoin d’aide et de soutien dans ma longue tâche, qui n’est pas finie ? N’aimes-tu plus personne, pas même ton vieux troubadour, qui toujours chante, et pleure souvent, mais qui s’en cache, comme font les chats pour mourir ?