Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXXVII

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CLXXVII

À MADAME D’AGOULT, À GENÈVE


Fontainebleau, 25 août 1837.


Chère princesse,

Ceci est un mot jeté au hasard à la poste. Je suis persuadée qu’il ne vous arrivera pas ; car une partie de nos lettres se perdent à la frontière. Je reçois votre lettre seulement le 25, aujourd’hui, à Fontainebleau, où je suis cachée loin des oisifs et des beaux esprits, en tête à tête avec Maurice.

Je vous ai écrit à Genève, et j’espère que vous y avez reçu ma lettre avant de partir pour Milan. Je vous disais que j’avais bien du chagrin : ma pauvre mère était à l’extrémité. J’ai passé plusieurs jours à Paris pour l’assister à ses derniers moments. Pendant ce temps, j’ai eu une fausse alerte, et j’ai envoyé Mallefille[1] en poste à Nohant pour chercher mon fils, qu’on disait enlevé. Pendant que j’allais le recevoir à Fontainebleau, ma mère a expiré tout doucement et sans la moindre souffrance. Le lendemain matin, je l’ai trouvée raide dans son lit, et j’ai senti en embrassant son cadavre que ce qu’on dit de la force du sang et de la voix de la nature n’est pas un rêve, comme je l’avais souvent cru dans mes jours de mécontentement.

Me voilà revenue à Fontainebleau, écrasée de fatigue et brisée d’un chagrin auquel je ne croyais pas il y a deux mois. Vraiment le cœur est une mine inépuisable de souffrances.

Ma pauvre mère n’est plus ! Elle repose au soleil, sous de belles fleurs où les papillons voltigent sans songer à la mort. J’ai été si frappée de la gaieté de cette tombe, au cimetière Montmartre, par un temps magnifique, que je me suis demandé pourquoi mes larmes y coulaient si abondamment. Vraiment, nous ne savons rien de ce mystère. Pourquoi pleurer, et comment ne pas pleurer ? Toutes ces émotions instinctives, qui ont leur cause hors de notre raison et de notre volonté, veulent dire quelque chose certainement ; mais quoi ?

Maurice se plaît beaucoup ici. Nous montons à cheval tous les jours et nous allons faire des collections de fleurs et de papillons dans les déserts de la forêt. C’est vraiment un pays adorable, une petite Suisse dont les Parisiens ne se doutent pas, et qui a le grand avantage de n’attirer personne. Je suis ici tout à fait inconnue, sous un faux nom et travaillant à force.

Adieu, chère ; prions pour que les chemins de fer prospèrent et que nous puissions aller faire une invasion à l’isola Madre, moyennant huit jours de loisir et peu d’argent. Le temps et l’argent ! Le temps à cause de l’argent, l’argent à cause du temps. Quelles entraves ! Et le temps d’être heureux ? Et le moyen de l’être ? Où cela se pêche-t-il ? Dans le lac Majeur ?

Écrivez-moi, mon amie ; parlez-moi de vous et aimez-moi comme je vous aime.

  1. Félicien Mallefille, auteur dramatique, plus tard consul de France à Lisbonne.