Correspondance 1812-1876, 2/1843/CCXXIII

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CCXXIII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Paris, 26 février 1843.


Mon cher enfant,

J’ai reçu votre lettre ce matin, et non vos corrections de la Belle-Poule, ni l’autre pièce dont vous me parlez. Vos vers sont dans les mains de Béranger, qui a fait un peu de difficulté pour se charger de l’examen et du conseil. Il trouvait la chose délicate et craignait de vous affliger en étant tout à fait franc et sévère. Je lui ai dit que c’était, au contraire, le plus grand service qu’il pût vous rendre et que vous en seriez reconnaissant ; que vous n’aviez ni l’entêtement ni l’orgueil chagrin des autres poètes, et que vous saviez préférer un ami à un flatteur. Je vous donnerai sa réponse dès que je l’aurai. Tout en parlant avec lui de la publication de votre second volume, voici quel a été son avis : « Je n’entends pas plus que vous les affaires de librairie ; et lui, les entend très bien, ainsi que les chances de succès. »

Il pense que les vers, quelques beaux et nouveaux qu’ils soient, ont peu de retentissement à Paris, où tout le monde en publie et où le public, inondé de ce déluge, ne se donne pas la peine de les regarder. De beaux vers ne sont accueillis que par un certain nombre d’amateurs assez restreint. Il faut que ce soient des gens de goût, à existence douce et tranquille. Il y a peu de ces gens-là ici. Il y en a de moins en moins tous les jours. Si vous voyiez cette vie affairée, matérielle et avide d’argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterné.

Mais revenons à l’avis de Béranger. Il dit que, si vous vous faisiez imprimer en province, les frais seraient moindres de moitié et les placements plus faciles, l’ouvrage étant sous la main et vos souscriptions sur place. Vous pourriez, si l’impression était exécutée proprement (car, ici, c’est une considération pour les libraires), nous en envoyer un certain nombre qu’on ferait prendre à un éditeur en tâchant qu’il vous volât le moins possible. Perrotin ne vous volerait pas du tout ; mais il fera difficulté de se charger d’une petite affaire, lui qui, en ayant fait de très grandes avec un assez beau succès, n’aime plus aujourd’hui que les entreprises à nombreuses livraisons suivies. Nous verrions bien pour cela.

En attendant, dites-moi si cette publication chez vous offre les meilleures chances que Béranger croit y voir. Les dépenses qu’on vous a fait faire pour votre premier volume me paraissent exorbitantes, et, si on les réduisait de moitié, vos profits seraient doubles. Je pense que vous trouverez facilement un éditeur qui ferait les frais, à charge de se rembourser avec des bénéfices modestes sur la vente ; ou plutôt un imprimeur libraire ; car je ne sais s’il y a des imprimeurs proprement dits en province. De plus, j’enverrais ma préface à lui, tout comme à un éditeur de Paris. Je ne sais pas pourquoi vous ne retireriez pas de cette production tout le bénéfice possible. Vous allez être père et un peu d’argent ne vous sera pas de trop.

J’écrirais dans deux ou trois villes du Nord et du Centre, où je ferais prendre quelques douzaines d’exemplaires à des amis qui pourraient les répandre ou les placer chez des libraires. De votre côté, vous devez pouvoir le faire aussi. Répondez donc à tout cela. Enfin, en dernier cas, si nous attendions un ou deux mois, je suis presque sûre d’un nouveau procédé d’imprimerie que M. Pierre Leroux a découvert et qu’il va mettre en pratique, au moyen duquel nous aurions des livres imprimés avec une économie merveilleuse de frais. Si nous en étions là, tout irait de soi-même, sans que vous eussiez à vous occuper. Nous vous imprimerions de nos propres mains ; car nous ne pensons pas à moins que simplifier l’imprimerie à ce point.

La machine est faite, notre grand inventeur prend ses brevets, et nous la verrons fonctionner, je crois, la semaine prochaine. Si vous pouvez vous procurer la Revue indépendante, vous y verrez, au numéro du 25 janvier dernier, un bel article de Leroux sur cette invention.

Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits philosophiques de Pierre Leroux ? Sinon, dites-moi si vous vous sentez la force d’attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus et compris sans fatigue, moi qui suis femme et romancier. C’est dire que je n’ai pas une bien forte tête pour ces matières.

Pourtant, comme c’est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au cœur comme l’Évangile, je m’y suis plongée et je m’y suis transformée ; j’y ai trouvé le calme, la force, la foi, l’espérance et l’amour patient et persévérant de l’humanité : trésors de mon enfance, que j’avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits par l’examen du catholicisme, par l’insuffisance d’un culte vieilli, par le doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que l’égoïsme et le bien-être n’ont pas abrutis ou faussés. Il vous faudrait peut-être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie qui n’est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fourier, et qui adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les morales et sciences du passé et du présent.

Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux ; quand on les a lus, on a besoin de les porter en soi, d’interroger son propre cœur sur l’adhésion qu’il y donne ; enfin, c’est toute une religion, à la fois ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se pénétrer et qu’il faut couver avec tendresse. Bien peu de cœurs s’y sont rendus complètement ; il faut être foncièrement bon et sincère pour que la vérité ne vous offense pas.

Enfin, si vous vous sentez cette volonté de comprendre l’humanité et vous-même, vous aurez une tête affermie, de la certitude, et le feu de votre poésie s’y rallumera tout entier. Vous en ferez verbalement l’explication et l’abrégé à Désirée, et vous verrez que son cœur de femme s’y plongera. Je dois vous dire cependant que ce sont des travaux incomplets, interrompus, fragmentés. La vie de Leroux a été trop agitée, trop malheureuse, pour qu’il pût encore se compléter. C’est là ce que ses adversaires lui reprochent. Mais une philosophie, c’est une religion, et une religion peut-elle éclore comme un roman ou comme un sonnet dans la tête d’un homme ?

Les grands poèmes épiques de nos pères ont été l’ouvrage de dix et de vingt années. Une religion n’est-elle pas toute la vie d’un homme ? Leroux n’est qu’à la moitié de sa carrière. Il porte en lui des solutions dont le cœur lui donne la certitude, mais dont la définition et la preuve pour les autres hommes demandent encore d’immenses travaux d’érudition, et des années de méditation. Quoi qu’il en soit, ces admirables fragments suffisent pour mettre un esprit droit et une bonne conscience dans la voie de la vérité. De plus, c’est la religion de la poésie. Si vous y mordez, vous ferez un jour la poésie de la religion.

Dites, et je vous enverrai tout ce qu’il a écrit. Vous vivrez là-dessus comme un bon estomac sur du bon pain de pur froment. La poésie ira son train, et vous réserverez, chaque semaine, une ou deux heures solennelles, où vous entrerez dans ce temple élevé à la vraie divinité.

Vous y associerez Désirée, doucement, sans la déranger de son culte, si elle est attachée au catholicisme. Son esprit fera une synthèse sans qu’elle sache ce que c’est qu’une synthèse, et un jour viendra où vous prierez ensemble sur le bord de cette mer où vous ne faites qu’aimer et chanter. Quand vous aurez une foi solide et éclairée à vous deux, vous verrez que l’âme de la plus simple femme vaut celle du plus grand poète, et qu’il n’est point de profondeurs ni de mystères, dans la science divine, pour les cœurs purs et les consciences paisibles.

C’est alors vraiment que vous évangéliserez vos frères les travailleurs, et que vous ferez d’eux d’autres hommes. Aspirez à ce rôle que vous avez commencé par votre intelligence et que vous ne finirez que par une haute vertu. Point de vertu sans certitude ; point de certitude sans examen et sans méditation. Calmez votre jeune sang, et, sans refroidir votre imagination, portez-la vers le ciel, sa patrie ! Les merveilles de la terre qui agitent votre curiosité, les voyages lointains qui tentent votre inquiétude, ne vous apprendront rien de ce qui peut vous grandir. Croyez-moi, moi qui ai voyagé comme cet homme dont le poète a dit :


Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.


Bonsoir, mon enfant ; le matin arrive. Je vais me reposer. Embrassez pour moi Désirée et dites-lui qu’elle me rendra heureuse de donner à son enfant le nom de l’un des miens.

Répondez-moi et surtout n’affranchissez pas vos lettres ; vous me feriez de la peine. Laissez-moi affranchir les miennes quand j’y pense, et ne les montrez pas, si ce n’est à Désirée.