Correspondance 1812-1876, 2/1846/CCLV

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CCLV

À M. MAGU, À LIZY-SUR-OURCQ (SEINE-ET-MARNE)


Paris, avril 1846.


Mon cher monsieur Magu,

Je me suis adressée pour vos exemplaires à trois éditeurs, les seuls que je connaisse. Le premier, riche et avide, n’a pas voulu se charger d’une affaire où il voyait peu à gagner. Le second, honnête mais pas généreux, a craint d’y perdre. Le troisième, généreux mais gueux, n’a pas le sou à débourser. Je ne sais plus à quelle porte frapper.

J’avais l’intention de ne prendre pour moi et mes amis qu’une douzaine d’exemplaires. Je me suis souvenue de ce que vous m’avez dit de Delloye, et, voulant que ce petit profit entrât dans votre poche et non dans la sienne, je vous prie de me dire où je dois m’adresser pour avoir et rembourser ces exemplaires. Combien je suis chagrine d’avoir plus de dettes que de comptant ! Vous n’attendriez pas longtemps l’avance de cette petite somme qui vous manque pour être tranquille et satisfait ! Mais, depuis dix ans, je travaille en vain à me remettre au point où j’étais lorsqu’il me fallut réparer le désordre des affaires que d’autres me mirent sur les bras, et payer les dettes qu’ils avaient faites. Avant cette époque, j’avais toujours de quoi prélever une forte part de mon travail pour obliger mes amis, ou rendre des services bien placés. Aujourd’hui, je suis accusée de négligence ou d’indifférence, non par mes amis, qui connaissent bien ma position, mais par des personnes qui s’adressent à moi, et qui s’étonnent de voir mon ancien dévouement paralysé par la force des choses.

Je souffre beaucoup de cette position, non pas à cause de ce qu’on peut dire et penser de moi : il y a longtemps que j’ai mis le mauvais amour-propre de côté, sachant qu’il était l’ennemi de la bonne conscience. Mais voir des souffrances, des inquiétudes et des maux de toute sorte en si grand nombre, et n’y pouvoir apporter qu’un stérile intérêt, est un plus grand chagrin, plus que toute l’injustice dont on peut être l’objet soi-même.

J’ai, en outre, le regret continuel d’être un mauvais auxiliaire en fait de services qui demanderaient, en compensation de l’argent qui me manque, du crédit, de l’activité et de l’influence dans le monde. Si je suis une espèce d’homme de lettres, je suis avant tout mère de famille, et il ne me reste pas un instant pour voir le monde, pour rendre les visites qu’on me fait, et pour répondre aux nombreuses lettres qu’on m’adresse. Si j’ai une ou deux heures libres par semaine, j’aime mieux les consacrer à de vieux amis, ou à de nobles relations, comme je considère celles que je veux conserver avec vous, que de satisfaire la curiosité de quelques belles dames, ou de quelques jolis messieurs qui voudraient m’examiner à la loupe, comme une bête singulière. De là vient que je ne connais personne, et que, Dieu merci, personne ne me connaît dans ce monde, où d’autres posent, jasent, prononcent et imposent leurs sympathies et leurs opinions à des coteries.

Voilà pourquoi aussi j’ai personnellement l’occasion de lancer un livre moins que qui que ce soit. Ma seule efficacité, si j’en ai une, est dans ma plume. Je n’ai jamais flatté personne et je n’ai jamais fait ce qu’on appelle de la critique que dans trois ou quatre occasions, où mon cœur était ému et ma conviction entière.

Je ne vous serai donc un peu utile qu’en revenant, dans un article de la Revue indépendante, sur vos vers charmants, et en parlant de votre nouveau recueil. Je le ferai, n’en doutez pas ; c’est ce que je pourrai faire de moins inutile. Je me justifie auprès de vous, parce que j’ai besoin de votre estime et de votre confiance, avant même que vous songiez à m’accuser, et parce que je ne veux pas que vous cessiez de vous adresser à moi toutes les fois que vous croirez que je peux faire quelque chose pour vous. Mon peu de succès vous donnerait peut-être à penser que j’y mets de la mauvaise volonté, et je ne veux pas que, par discrétion, vous vous absteniez. Ne craignez donc jamais de m’importuner, quelque maussade ou paresseuse que je vous semble.

Ainsi, il m’a été impossible jusqu’ici de trouver un moment pour voir madame Benoît de Grazelles. Mais j’espère ne pas quitter Paris sans lui avoir rendu ses visites et lui avoir parlé de vous. Si cette dame a de nombreuses connaissances, comme vous dites qu’elle a beaucoup d’activité et de cœur, elle pourrait peut-être distribuer en détail encore une partie de vos exemplaires.

De mon côté, je parlerai à tous mes amis, comme je l’ai déjà fait. Mais tous mes amis forment une bien petite et bien obscure phalange.

Je pars pour la campagne (la Châtre), où je passerai quelques mois ; vous pourrez m’y adresser les exemplaires que je vous demande, et j’espère bien que vous m’écrirez en même temps un petit mot d’amitié.

Tout à vous de cœur.

GEORGE SAND.