Correspondance 1812-1876, 2/1846/CCLVI

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CCLVI

À M. MARLIANI, SÉNATEUR, À MADRID


Paris, mai 1846.


Cher Manoël,

Bien que traduit en français et lu au coin du feu votre discours est encore très beau et très excellent. Je ne m’étonne donc pas de l’effet qu’il a produit sur le Sénat. Avec tant de présence d’esprit, de science des faits, de mémoire et d’habileté, vous devez apporter à vos hommes d’État de l’Espagne une bonne dose d’enseignement, et ils le sentent. En outre, vous avez en vous une grande puissance que vous développerez de plus en plus. C’est un fonds de principes et de convictions logiquement acceptées, en dessous de ce talent du moment que vous caractérisez à la fin de votre discours par le mot d’opportunité.

La plupart des hommes ont l’un ou l’autre. Vous avez des deux, c’est une grande force. Vous sentez vivement dans les profondeurs de votre âme cet idéal politique qui n’est pas pure poésie, quoi qu’on en dise, puisque c’est tout simplement une vue anticipée de ce qui sera, par le sentiment chaleureux et lucide de ce qui doit être. Vous êtes pénétré de cet idéal et de cette poésie, quand vous faites la parfaite distinction de la politique et de la diplomatie qui conviennent aux nations, d’avec la politique et la diplomatie que pratiquent les rois dynastiques.

Il y avait longtemps que j’attendais dans le monde parlementaire la manifestation de cette idée si vraie, qui n’était pourtant pas encore éclose à aucune tribune de l’Europe. Si j’avais été chargée d’écrire sur l’Espagne dans notre Revue et sur l’équipée impertinente de M. Narcisse Salvandy, je n’aurais pas dit autrement que vous, et peut-être exactement de même, quoique nous ne nous fussions pas donné le mot d’avance. Vous avez été courageux et vraiment dans la grande politique sociale en disant de telles choses dans une assemblée nationale. Si la France était moins courbée, moins douloureusement affaissée sous ses maux du moment, la presse libérale entière se fût emparée de votre discours comme d’un monument ; Mais elle y reviendra plus tard, j’en suis certaine, et, dans nos assemblées nationales, on citera vos paroles dans quelques années comme vous avez cité celles de Vatel et de Martens. Vous avez aussi parlé de la révolution de 89 avec une grande vérité et un grand courage : continuez donc, et croyez que l’avenir est à nous, à l’Espagne et à la France, à la France et à l’Espagne l’une par l’autre, l’une pour l’autre, et toutes deux pour le monde entier.

Vous me reprochez de haïr l’Angleterre à la française. Non, ce n’est pas à ce point de vue que je la hais ; car je crois à son avenir, je compte sur son peuple.

J’y vois éclore le chartisme, qui est notre phase, et je ne doute pas qu’elle ne soit le bras du monde que je rêve et que j’attends, comme nous en serons, Espagnols et Français, le cœur et la tête.

Mais ce que vous dites de la politique d’intérêt personnel des cabinets, appliquez-le à ma haine pour l’Angleterre ; je hais son action présente sur le monde, je la trouve injuste, inique, démoralisatrice, perfide et brutale ; mais ne sais-je point que les victimes de ce système affreux sont là en majorité, comme chez nous les victimes du juste-milieu ?

Je ne hais point ce peuple ; mais je hais cette société anglaise ; de même, je ne haïssais point l’Espagne en y passant, mais j’exécrais cette action de Christine et de don Carlos, qui rapetissaient et avilissaient momentanément le caractère espagnol. Aujourd’hui, l’Espagne a de grandes destinées devant elle. Y entrera-t-elle d’un seul bond ? Aura-t-elle encore des défaillances et des délires de malade ? Qu’importe ? rien de ce qu’elle fait de bon aujourd’hui ne sera perdu, et vous n’avez pas sujet de désespérer. Poussez à la fraternité, faites des vœux pour que le régent ait un bras de fer contre les conspirations. Ces insultes du cabinet français ne sont pas si funestes. Elles font sentir au duc de la Victoire que sa mission est une grande lutte, et que le salut est dans sa fierté comme dans sa persévérance.

En vous écrivant dernièrement, je ne prétendais pas qu’il dût, quant à présent et tout d’un coup, renverser le fantôme de la royauté. Je me suis mal exprimée si vous m’avez ainsi entendue ; mais je prétendais, je prétends toujours que, si la Providence lui conserve la vie, la force et la popularité, sa mission est là. Il y sera entraîné et porté un jour, s’il reste lui-même et si l’orage ne balaye pas son œuvre d’aujourd’hui avant qu’elle ait pris racine. Espérons ! J’espère bien pour la France, qui est en ce moment si malade et si avilie ! je douterais de Dieu si je doutais de notre réveil et de notre guérison.

Bonsoir, cher ami. Travaillez toujours, parlez souvent. Labourez et ensemencez, semez et consacrez, comme dit Faust. De mon amitié, je ne vous dis rien : vous savez tout là-dessus. Ma Charlotte et vous ne faites qu’un pour moi, et c’est une grosse part de ma vie, qui est dans votre unité, comme dirait Leroux.

À vous.

GEORGE SAND.