Correspondance 1812-1876, 2/1847/CCLVIII

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CCLVIII

À LA MÊME


Nohant, 6 mai 1847.


Chère amie,

Vous êtes étonnée de mon silence, probablement. Moi, je suis étonnée d’avoir encore la force de vous écrire après des fatigues d’esprit et d’yeux comme je viens d’en subir. Je ne puis vous dire que trois mots ; mais je veux vous les dire avant tout.

Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme d’un grand talent, gagnant beaucoup d’argent, et pouvant lui donner l’existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très violemment épris, et il lui plaît beaucoup. Elle a été aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu’elle était jusqu’à présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce qu’elle rêvait. Dieu le veuille !

Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu’à Maurice. Il est peu civilisé au premier abord ; mais il est plein de feu sacré, et il y a déjà quelque temps que, le voyant venir, je l’étudie sans en avoir l’air. Je le connais donc autant qu’on peut connaître quelqu’un qui veut plaire. Vous me direz que ce n’est pas toujours suffisant, c’est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c’est que la principale face de son caractère, c’est une sincérité qui va jusqu’à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté, plus que par toute autre chose, et il a encore d’autres qualités qui rachèteront tous les défauts qu’il peut et doit avoir. Il est laborieux, courageux, actif, décidé, persévérant. C’est quelque chose que la force, et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée amenée par une circonstance fortuite, à faire sur son compte une véritable enquête, telle qu’un procureur du roi l’eût faite pour un accusé de cour d’assises.

Quelqu’un m’avait dit de lui tout le mal qu’on peut dire d’un homme. Je ne savais pas encore alors qu’il songeât à ma fille ; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d’être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte était une bonne ou une mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n’attachais pas d’abord toute l’importance qu’elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements particuliers, et j’arrivai à pouvoir juger sur preuves ; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de découvertes. J’acquis donc la certitude que Clésinger était un homme irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d’esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait amené à cet égard plus de lumières que je n’en aurais eu en l’examinant par mes yeux pendant des années. Néanmoins, je n’avais rien conclu en quittant Paris, et c’est depuis un mois que son activité a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu’il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de s’endormir dans les éternels lendemains de la province.

Je vous écrirai dans quelques jours ; car, jusqu’ici, nous n’avons rien fixé, et j’attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n’est pas loin de nous. Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français. Je regrette bien ce cœur-là ; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d’en haut. Je n’aurais pas voulu d’abord qu’on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n’empêchent rien de ce côté-là), je crois qu’il faut le ratifier bien vite.

Bonsoir, chère amie ; écrivez-moi et parlez-moi de vous. Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir ; car, au milieu de ces préoccupations, il m’a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et j’en sais quelque chose. Je vous embrasse ; soignez-vous, gouvernez votre volonté à l’effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c’est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être ! Et les devoirs ne sont pas difficiles à trouver dans ce temps de malheur et de souffrance matérielle. Votre cœur le sait bien. Mettez votre cerveau et vos jambes au service de votre cœur, et l’imagination s’endormira.