Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCXVIII

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CCCXVIII

À M. ARMAND BARBÈS, À BELLE-ISLE-EN-MER


Nohant, 28 novembre 1850.


De quoi donc vous alarmez-vous ainsi, mon ami ? Vraiment ; vous êtes le seul en France à croire qu’un soupçon sur votre compte soit possible. Tout le monde voit ici la vérité ; elle est trop grossière de la part du pouvoir pour imposer même aux esprits les plus bornés. C’est une exception en votre faveur, c’est-à-dire une aggravation de peine. Ce pouvoir, eût-il eu l’infâme pensée de vouloir vous exposer aux méfiances de vos frères, n’a ici qu’une déception dont la honte retombe sur lui. J’avoue que je rougirais pour vous d’avoir à vous défendre contre de si fantastiques apparences. Non, non, il est des hommes placés trop haut pour qu’un plaidoyer en leur faveur ne soit pas une sorte d’outrage gratuit. La France entière me répondrait dans son cœur : « De quoi vous mêlez-vous ? » Vos ennemis eux-mêmes souriraient des perplexités de votre grande âme et de mon indiscrète sollicitude pour une réputation que nul ne peut atteindre, et que, dans l’avenir comme dans le présent, le monde entier honore ou subit. Les méchants la subissent avec rage, ils s’en vengent en vous qualifiant de jacobin. Eh bien, ceci ne vous fâche pas, puisque vous savez ce que cela signifie dans leur appréciation. Quant à la trahison, je vous assure qu’ils n’ont pas même espéré le faire croire. Ils ont voulu vous séparer des autres victimes pour ôter peut-être au reste de l’hécatombe le prestige qui s’attachait à votre nom.

Calmez-vous, mon frère ; vous êtes trop modeste, trop humble de croire à une atteinte possible portée à votre caractère. S’il existe dans les murs de Belle-Isle, s’il a existé dans ceux de Doullens des esprits assez malades, des cœurs assez aigris pour vous accuser (et cela même, j’en doute), soyez certain que ces hallucinations de la souffrance et de la colère n’ont pas dépassé le mur des cachots où elles sont trop expiées. Mais vous, homme fort, ne vous laissez pas amoindrir, dans le sanctuaire de votre raison supérieure, par des illusions du même genre. Ne croyez pas que la plainte amère et folle qui pourrait sortir contre vous de ces tristes murs aurait le moindre écho en France. Souvenez-vous que vous êtes notre force, à nous, et que vous seul pourriez nous l’ôter, en doutant de vous-même. Soyez tranquille, si une insulte partait de je ne sais quels bourbiers de la réaction, nous ne la laisserions pas passer, et, tout en la méprisant, nous l’écraserions. Mais cette insulte ne viendra pas, et nous ne devons même pas supposer qu’elle puisse venir ; ce n’est pas quand il s’agit de vous qu’il faut aller au-devant d’un semblant de soupçon.

Vous avez dû recevoir une lettre de Louis Blanc et une de Landolphe que je vous ai fait passer par M. P… Soutenez les vivants dans leur lutte, vous qui êtes déjà à moitié dans le ciel. Et que ce calme de la tombe illustre où l’on vous tient enfermé vous conserve comme Jésus dans la sienne. Songez à en sortir vivant et fort ; car le jour viendra de lui-même, et nous aurons encore besoin de vous dans le monde des souffrances et des passions.

Donnez-moi de vos nouvelles. Je crains que vous ne soyez réellement malade sans vouloir l’avouer, et que tout cela ne soit le résultat très naturel et très impartial d’une consultation de médecins. Vous avez peut-être été assez malade à ce moment-là pour qu’on n’ait pas voulu prendre la responsabilité d’aggraver trop votre état par le transfèrement. Je ne crois pas que personne ait demandé grâce pour vous. Ce ne pourrait être qu’un ami maladroit ; mais c’est fort invraisemblable qu’on vous aime et qu’on agisse malgré vous. L’inquiétude que j’éprouve a saisi tout le monde. Rassurez-nous. Conservez-vous. Il le faut, et pour la cause et pour ceux qui, comme moi, vous chérissent de toute leur âme.

GEORGE.