Correspondance 1812-1876, 3/1851/CCCXXXI

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CCCXXXI

À MADAME CAZAMAJOU, À CHÂTELLERAULT


Nohant, 6 juin 1851.


Oui, chère sœur, c’est une grande douleur pour nous, et c’est à présent que nous sommes tout à fait orphelines ; car nous avions conservé, malgré nos cheveux blancs, une seconde mère qui nous chérissait d’un cœur toujours jeune. Elle était si jeune de santé aussi, que ce coup imprévu est bien cruel.

Elle devait aller le soir au théâtre pour voir cette pièce nouvelle de moi ; elle avait reçu sa loge, elle se portait on ne peut mieux. Elle disait à son ouvrière : « Allez me chercher un journal, que je voie si on joue ce soir la pièce de ma nièce. » Ç’a été sa dernière parole. On l’a retrouvée mourante sur son fauteuil. Elle a expiré une heure après dans les bras de Clotilde, sans souffrir et sans rien comprendre. Clotilde n’a rien voulu me faire savoir, à cause des occupations où je me trouvais. Le soir, pendant la première représentation, j’étais dans les coulisses, j’apercevais la loge d’avant-scène où elle devait être. J’y voyais des figures étrangères, je m’en inquiétais ; j’avais un pressentiment affreux, je ne pensais pas plus à ma pièce que si elle était d’un autre. Le lendemain matin, je cours chez Clotilde, et j’apprends de son portier la triste nouvelle. Je ne peux pas te dire le mal que cela m’a fait. La fièvre et la grippe m’ont prise instantanément. Je suis comme toi, je ne m’écoute guère. J’ai traîné cette vilaine maladie sans me coucher et ne m’en suis trouvée débarrassée qu’il y a deux jours, par une journée de forte chaleur, la seule que nous ayons encore eue ici depuis le printemps.

Le succès de Molière a été bon comme approbation du public, mais nul d’argent. Les théâtres du boulevard sont vides dès qu’il fait beau, et on a joué ma pièce trop tard dans la saison morte. Le théâtre était d’ailleurs en déconfiture, à ce qu’il paraît ; car il a fermé brusquement ces jours-ci, et on le reconstitue, je ne sais si c’est avec la même direction.

Je vais tenter autre chose. Il faut s’attendre à bien du travail perdu dans cette partie.

Je viens de recevoir une lettre que le colonel d’Oscar écrit au général Baraguey d’Hilliers, et que ledit général m’a renvoyée pour me faire voir qu’on promettait positivement qu’Oscar passerait maréchal des logis. J’espère, sans être certaine, et je voudrais dire cette bonne nouvelle à Oscar. Mais tu m’annonces qu’ils vont partir, et tu ne m’apprends pas où ils vont. Est-ce qu’ils reviennent en France ? Ce n’est pas probable. Les spahis ne quittent jamais l’Afrique ; je t’envoie toujours une petite lettre pour lui. Fais-la-lui passer, si tu sais où il est, et change l’adresse, s’il y a lieu. Bonsoir, chère sœur ; je t’embrasse mille fois, ainsi que notre bon Cazamajou, que j’aime de tout mon cœur. Maurice vous embrasse aussi tous les deux bien tendrement. Il est revenu de Paris avec moi ; c’est le seul qui n’ait pas eu la grippe. Les autres enfants d’ici te présentent leurs respects. J’attends Solange dans quelques jours. Elle est très gentille pour moi à présent, malgré la froideur et la raideur du fond. Mais elle est comme cela, il faut bien aimer ses enfants comme ils sont. Sa petite est charmante. Son mari a des travaux et gagne de l’argent.

Adieu encore, chère amie.

Ta sœur.