Correspondance 1812-1876, 3/1851/CCCXXXII

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CCCXXXII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 6 juin 1851.


Mon enfant, je suis heureuse de l’amélioration de votre sort. Enfin, voilà du pain quotidien. C’est si cruel d’avoir du cœur, des bras, de l’âme, et de ne pouvoir les occuper pour nourrir ceux qu’on aime ! La manière dont vous avez été élu est charmante. C’est une vraie victoire.

J’étais à Paris quand cette lettre est arrivée ici ; je l’ai trouvée à mon retour. J’avais la grippe et une grosse fièvre que je traînais depuis quinze jours à Paris, n’ayant pas un instant pour me reposer. Votre seconde lettre me confirme votre satisfaction. Une bonne santé à vous trois ! avec cela, tout va donc bien de votre côté. J’ai retrouvé hier un petit imprimé de vous, intitulé Lieds. Je ne l’avais pas vu. On reçoit ici les lettres, journaux et imprimés, le matin. On m’apporte les lettres dans mon lit ; mais, les imprimés, sous prétexte de lire les journaux, mes jeunes gens les égarent ou les laissent traîner quelquefois, ce qui revient au même. Si bien que j’ai retrouvé le vôtre en fouillant dans une masse de rebuts où il n’aurait pas dû être. Il y a de charmantes choses dans ces Lieds, et je vois que la vie réelle, à laquelle il faut bien que, riche ou pauvre, on donne la meilleure partie de son temps, n’éteint pas en vous le feu sacré. Si la poésie ne fait pas venir le pain à la maison, du moins elle y conserve la vie de l’âme, et cela, joint aux tendres affections du cœur et de la famille, est encore un grand présent du bon Dieu.

J’oublie de vous parler de Molière. — Non, les tracasseries de la censure n’ont été que vaines menaces. Il n’y avait rien dans la pièce à quoi le mauvais vouloir pût se prendre. Je vous l’enverrai en quatre actes, comme elle a été jouée, et en cinq actes, comme je l’avais faite. Vous y trouverez bien de l’impartialité historique. Vous verrez seulement une scène où, après que divers personnages ont bu à la santé du roi et de la reine, des princes de la Fronde ; un chasseur, à ses chiens ; une gardeuse d’oies, à ses oies, Molière boit à la santé du peuple. Voilà le mot que la censure voulait absolument ôter. J’ai tenu bon ; je les ai défiés d’interdire la pièce. Je les ai priés de le faire, leur disant que jamais plus belle occasion ne se présenterait pour moi de proclamer le jugement et les vertus de la censure. Ils ont cédé, et le mot est resté. Ils sont très bêtes, ces gens-là ! si bêtes, qu’on est forcé d’en avoir pitié !

Le public des premières représentations a très bien accueilli ce Molière. Mais je dois dire, entre nous, que le public des boulevards, ce public à dix sous qui doit être le peuple, et à qui j’ai sacrifié le public bien payant du Théâtre-Français, ne m’a pas tenu compte de mon dévouement. Le peuple est encore ingrat ou ignorant. Il aime mieux les meurtres, les empoisonnements, que la littérature de style et du cœur. Enfin, c’est encore le peuple du boulevard du crime, et on aura de la peine à l’améliorer comme goût et comme morale. La pièce, délaissée par ce public-là, n’a eu que douze représentations, peu suivies par lui, et soutenues seulement par les lettrés et les bourgeois. C’est triste à dire. Il ne faut même pas le dire, et surtout il ne faut pas se décourager. La perte d’argent n’est qu’un désagrément ; la perte de travail moral, le dévouement inutile sont des chagrins dont il ne faut pas se trop préoccuper ; et il n’y a qu’un mot qui serve : En avant ! en avant ! — Bonsoir, chers enfants, Désirée, Solange ; je vous embrasse de toute mon âme.