Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXVIII

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DXXVIII

À M. EDMOND ABOUT, À PARIS


Nohant, mars 1863.


Que de talent vous avez ! Dix fois plus, à coup sûr, que l’on ne vous en reconnaît, bien qu’on vous en reconnaisse beaucoup. Pourquoi ne montez-vous pas jusqu’au génie, que vous touchez, et que vous laissez échapper à travers vos doigts. C’est parce que vous avez l’âme triste, malade peut-être. On s’est beaucoup moqué de nos désespoirs d’il y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous ne pleurions. Vous voyez le monde de votre temps tel qu’il est, sans vous demander si vous ne pourriez pas le rendre moins faible en vous faisant plus fort que lui. Je suis persuadée que vous ne valez ni plus ni moins que nous ne valions, abstraction faite du progrès de l’art, qui se fait toujours et qui se fait encore pour les vieux comme pour les jeunes ; mais pourquoi ne pas vouloir nous dépasser ? À cette grande bête de désespérance que nous avions, a succédé, de par vous autres, une réaction de vie qui étreint la réalité et qui devrait vous avoir fait faire une véritable enjambée par-dessus nos têtes.

Un de vous ne voudra-t-il pas la faire, et pourquoi ne serait-ce pas vous ? Nous en étions à peindre l’homme souffrant, le blessé de la vie. Vous voulez peindre, ou vous peignez d’instinct l’homme ardent qui regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit à pleins bords et l’avale. Mais cette coupe de force et de vie vous tue ; à preuve que tous les personnages de Madelon sont morts à la fin du drame, honteusement morts, sauf Elle, la personnification du vice, toujours jeune et triomphant.

Donc, quoi ? le vice seul est une force, l’honneur et la vertu n’en sont pas. Pas un ne résiste, et le seul vrai honnête homme, M. Honnoré, finit par le suicide, ni plus ni moins que les héros de notre temps byronien.

Pourquoi ? dites ! Ne croyez-vous pas qu’un homme puisse être assez fort pour tout braver, tout subir et tout vaincre ? pas un seul ? pas même vous qui faites à bras tendu cette peinture de grand artiste, cette merveille d’esprit, de vérité, de force, de couleur, de composition et de dessin que vous intitulez Madelon ? Vous n’osez pas être cet homme-là, ou rêver dans un beau livre que cet homme existe et qu’il parle par votre plume, et qu’il agit par votre volonté, et qu’il triomphe par votre conviction ? Pourquoi donc, mon Dieu ? Faut-il, pour répandre l’idéal, se faire dévot et invoquer tous les mensonges du catholicisme, quand il est si bien prouvé que l’homme est en âge d’être par lui-même dès qu’il le voudra ?

Prenez garde, en vérité ! Tous ces charmants jeunes gens auxquels le jeune lecteur voudrait ressembler, sont des misérables. Toutes ces femmes honnêtes sont des niaises, et si impuissantes à conjurer le mal, qu’elles sont de trop sur la terre. Elles ne servent qu’à excuser les maris infidèles par l’ennui qu’elles leur procurent. Il n’y a de logique que Madelon. Si la nature humaine est ainsi faite autour d’elle, elle a raison de la mépriser et de ne plus rougir de rien.

Horrible conclusion d’un récit admirable de tous points et devant lequel tout ce que l’on a de littérature dans l’esprit, s’incline sans réserve, mais devant lequel aussi tout ce que l’on a d’honnêteté dans le cœur se révolte douloureusement.

Ne pensez pas que je ne comprenne point du tout ce que vous avez voulu faire et que je ne voie pas le côté sain de cette violente étude. Je sais que montrer et dévoiler les mauvais et les lâches est plus instructif que la prédication et la lecture de la Vie des Saints. Je conviendrai avec vous que, Feuillet et moi, nous faisons, chacun à notre point de vue, des légendes plutôt que des romans de mœurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons pas faire ; et, puisque vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de cette société, de susciter le sens de la force en le prenant justement dans le milieu que vous montrez si vrai, et que vous avez si magnifiquement observé et disséqué.

Je vous demande, je vous supplie, à présent que vous venez de faire le chef-d’œuvre de la victoire du mal, de nous faire le chef-d’œuvre du réveil au bien. Montrez-nous un véritable homme de cœur écrasant ces vermines, bravant ces luxures, méprisant avec une facilité logique et simple cette sotte vanité de paraître fort dans l’absurde et puissant dans l’abus de la vie ; vous venez de prouver que cette vanité est toujours souffletée par la nature qui se venge.

Ayez le courage d’incarner la preuve du triomphe. Que les méchants triomphent si vous voulez dans l’opinion. Inutile de farder le monde si bête et si corrompu ; mais que Job sur son fumier soit le plus beau et le plus heureux de tous ; si beau, que le jeune lecteur aime mieux être Job que tous les autres. Ah ! que ne puis-je ! que n’ai-je votre âge et vos forces ! que ne sais-je tout ce que vous savez !

Pourquoi le Demi-Monde qui mettait à nu Madelon et ses dupes, et ses complices, a-t-il captivé les plus récalcitrants à ce genre de peinture, et moi toute la première ? C’est parce qu’il y a auprès d’elle deux hommes qui triomphent : l’un qui la démasque et l’autre qui la répudie, sans que personne se venge.

Pourquoi l’auteur du Demi-Monde a-t-il le droit de tout dire et de tout montrer ? C’est parce qu’on sent en lui un grand instinct de lutte contre ce torrent où il aurait pu être englouti. Il ne vous est pas permis, avec cette magnifique puissance que vous avez, de ne pas faire du bien. Il faut en faire. Il faut vous venger ainsi de tout le mal qu’on vous a fait, faute de vous comprendre. C’est quelqu’un qui vous a compris qui ose et qui doit vous dire cela, du fond d’un cœur mille fois brisé et toujours heureux quand même.

GEORGE SAND.