Correspondance 1812-1876, 5/1864/DLX

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DLX

À MADAME LINA SAND, À GUILLERY


Palaiseau, 29 juin 1864.


Chère fille,

Je reçois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n’est donc pas le 27, c’est donc le 26 ton anniversaire ? au moins ma lettre et mon petit cadeau te seront-ils parvenus le 27 ? Tout ça, c’est égal à présent, car tout a dû arriver, et tu sais que je n’ai pas oublié les vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot.

Comment ! ce pauvre amour de Cocoton a été malade à ce point au moment du départ ? J’ai peur qu’à Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous êtes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous la porte et qui, de mon temps déjà, soulevait les jupons. Ici, nous bravons les intempéries dans une maison excellente, épaisse, fermée et saine au possible. Mais ce mauvais temps est général. Nous avons vu le soleil deux ou trois fois depuis que je suis à Palaiseau. Toujours des giboulées, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne ; des soirées si froides, que j’ai remis tous les habits d’hiver. C’est très bon pour marcher ; tous les soirs après dîner, nous faisons au moins deux lieues à pied. Le pays est admirable, varié au possible : des prairies nivelées comme des tapis, des potagers splendides à perte de vue, avec des arbres fruitiers énormes ; puis des collines, même assez escarpées ; car, hier au soir, nous avons dû renoncer à grimper. Des bois charmants, des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont différentes en grandeur de celles de Nohant : de la géologie toute fracassée et tordue de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des grès, des sables fins, de la meulière ; dans les fonds, deux mètres de terre végétale fine comme de la cendre, fertile comme l’Eldorado, et arrosée de sources à chaque pas. Aussi les paysans d’ici sont plus riches que les bourgeois de chez nous. Ils sont très bons et obligeants, et respectent trop la propriété pour qu’on sache ce que c’est que le vol.

Le pays, passé six heures du soir, est désert comme le Sahara. Une fois sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans rencontrer une âme ou un animal. Pas de Parisiens ni de flâneurs ; même le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le soleil ; le silence de Gargilesse. En somme, l’endroit me plaît beaucoup et c’est un isolement complet qui est très favorable au travail ; aussi j’y pioche beaucoup et je m’y porte très bien.

L’habitation est loin de réaliser ton rêve de grottes, de parc et d’orangers. C’est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre, que je ne demande rien de plus. Quant à vous, je vous vois d’ici promenant Cocoton dans son carrosse à travers les myrtes et les lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir là ; car vous y aurez vos aises, un beau climat, j’espère, et un bon médecin au besoin.

Dis à Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu’elle m’a dit ceci : « Buloz a lu le roman de Maurice[1]. Il le trouve très amusant, très bien fait, rempli de talent. Mais il en a très grand’peur. Il dit que, sans de grandes suppressions, il risque d’être arrêté dans la Revue des Deux-Mondes, comme l’a été Madame Bovary dans la Revue de Paris. »

J’ai répondu : « Dites à Buloz qu’il relise encore et fasse des réflexions mûres. Si, avec quelques suppressions de temps en temps, on peut rendre l’ouvrage possible dans la Revue, Maurice m’a donné carte blanche et je me charge de la besogne, sauf à rétablir le texte dans l’édition de librairie. Mais, si les corrections et suppressions sont considérables au point de dénaturer l’ouvrage et de lui enlever sa physionomie, il vaut mieux le publier tout de suite en volume. »

Madame Buloz a repris : « C’est bien l’intention de Buloz d’y renoncer plutôt que de l’abîmer. Aussi je ne suis pas chargée de vous dire qu’il le refuse. Il veut, avant de se prononcer, le lire une seconde fois et y bien réfléchir. Il le regretterait fort, car il en fait le plus grand éloge et dit que c’est prodigieusement amusant et bien fait. Il ajoute qu’en volume cela peut avoir un succès comme Madame Bovary, parce que le lecteur de volumes n’est pas le lecteur de revues. »

Si Buloz décide qu’il ne peut publier sans abîmer le livre, je le chargerai de faire un bon traité pour Maurice avec Michel Lévy : une édition in-octavo qui remplacerait le produit de la Revue (l’ouvrage inédit a toujours plus de valeur), et de petit format ensuite. Que Maurice me laisse faire, et ne se tourmente pas : son roman a chance de succès et j’en tirerai le meilleur parti possible. Au reste, Buloz est bien disposé, il est charmant pour Maurice et déclare lui trouver beaucoup de talent. Peut-être a-t-il raison quant à la pruderie de ses abonnés ; peut-être aussi, en y réfléchissant, reconnaîtra-t-il ce que je lui ai déjà dit : « Un roman de mœurs modernes est choquant lorsqu’il blesse les idées modernes ; mais l’éloignement historique permet de choquer, car il n’impose pas une morale nouvelle, et le lecteur fait bon marché de personnages si différents de lui-même. »

Sur ce, bonsoir, ma chérie ; bige bien Mauricot et Cocoton ; écris-moi de longues lettres, tu seras bien gentille.

  1. Raoul de la Chastre.