Correspondance 1812-1876, 5/1864/DLXXIV

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DLXXIV

À MAURICE SAND, À NOHANT


Palaiseau, 24 octobre 1864.


Cher enfant,

Voilà la pluie, et, si elle dure quelques jours, j’interromprai mes plantations et j’irai vous embrasser. J’aurais mieux aimé les finir et rester plus longtemps avec vous.

Si tu as la tête cassée de chercher, je t’offre la pareille ; car j’essaye de tirer une pièce, soit de Germandre pour le Vaudeville, soit de Mont-Revêche pour l’Odéon, et je vas de l’une à l’autre, écrivant, effaçant, sans savoir encore par laquelle je commencerai ; et peut-être, en somme, ne ferai-je ni l’une ni l’autre. Ce sont des douleurs d’enfantement, et il faut bien passer par là. Si on n’en sort pas vite, il faut se secouer, aller faire une bonne promenade, et, s’il pleut, lire un ouvrage de science qui vous arrache tout à fait à la fatigue du cerveau ; car il ne faut pas commencer fatigué.

Voilà mon hygiène, et je sors de ces crises habituellement avec succès ou du moins avec plaisir. Quelquefois aussi, après plusieurs essais pour s’en distraire et s’y remettre, on reconnaît que le sujet ne vaut rien ou qu’on n’est pas propre à s’en servir. On y renonce. On a perdu du temps, c’est vrai ; mais il n’est pas perdu, en ce sens qu’on a réguisé l’instrument cérébral qui sert à composer, et il fonctionne mieux ensuite pour un autre sujet. Rappelle-toi qu’avant de faire Raoul, tu voulais faire le Déluge. J’ai bien commencé cent romans que j’ai abandonnés ; et ça ne doit pas décourager, à moins qu’on ne soit feignant ; mais il faut compter sur l’inspiration, qui ne se commande pas et qui n’est point une intervention miraculeuse de la muse, mais bien un état de notre être, un moment de bonne harmonie complète entre le physique et le moral. Ce moment n’arrive guère quand on le cherche avec trop d’effort, parce que le corps en souffre et refuse au cerveau ses forces vitales. C’est pourquoi je te dis de faire comme moi.

Ça ne va pas ? Allons-nous promener, oublions, dormons ; ça viendra demain au moment où je n’y penserai plus. J’ai quelquefois trouvé ce que je cherchais la veille, en cherchant autre chose le lendemain.