Correspondance 1812-1876, 5/1866/DCXIX

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DCXIX

À MAURICE SAND, À NOHANT


Paris, 19 novembre 1866.


Mes enfants,

J’embarque demain matin Cascaret[1] pour Évreux ; je le mène ce soir au dîner Magny ; il va ouvrir de grands yeux en entendant les paradoxes exubérants qui s’y débitent. Quant à interroger Berthelot, je ne suis pas de force à lui faire des questions bien posées et à te rendre compte de ses réponses. Je ne suis d’ailleurs jamais à côté de lui et il est si timide, qu’il est intimidant. Je crois que Francis nous en dirait davantage. Il est tout frais émoulu de ces choses et très capable de me dire où en est la science. Il dit une chose juste et terrible que je savais. La philosophie de l’esprit humain, telle que nous la connaissons, admet comme inéluctable le principe de la division de la matière à l’infini. La chimie ne repose que sur la constatation des molécules, et qui dit molécule (si infinitésimale qu’elle soit) dit corps défini, c’est-à-dire indivisible. Donc, l’esprit humain patauge dans l’enfance des problèmes élémentaires. Ce qu’il admet logiquement et rationnellement, il le nie scientifiquement. D’où il résulte qu’on peut tout supposer, tout inventer, et que le fantastique n’a pas de limites à l’heure qu’il est. Je t’avais donné un article, de quoi ? Je ne sais plus, de la Revue Germanique, je crois, où l’état de la question qui t’intéresse était très bien précisé. Tu l’as trouvé ennuyeux ; tu voulais y trouver justement le fantastique que tu dois trouver toi-même. Il faut pourtant le relire et l’avoir sous les yeux. Il y était dit que l’on pouvait arriver à produire des tissus végétaux, peut-être des matières animales, mais non animées ni animables. Force l’hypothèse et que ton fantastique produise une demi-animation, effrayante et burlesque.

Ne te lance pourtant pas trop dans Mademoiselle Azote[2] : « Qui trop embrase, mal éteint. »

  1. Francis Laur, ingénieur civil.
  2. Roman de Maurice Sand.