Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCL
DCL
PROTESTATION INSÉRÉE
DANS LE JOURNAL LA LIBERTÉ À PARIS
J’apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont menacés de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la préface du roman de Cadio, dont je suis l’auteur. Si ce fragment est dangereux, ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l’ont cité seraient-ils plus blâmables que celui qui l’a écrit ? Dira-t-on qu’en rapportant un fait historique encore inédit, on a voulu raviver des haines mal assoupies ? Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de Cadio, de voir que le but de l’ouvrage est diamétralement contraire à cette intention ; que l’auteur s’est, pour ainsi dire, absenté de son travail, afin de laisser parler l’histoire ; et l’histoire prouve de reste que les plus saintes causes sont souvent perdues quand le délire de la vengeance s’empare des hommes.
Si jamais l’horreur de la cruauté, de quelque part qu’elle vienne, a endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de Cadio est sorti navré de cette âme navrée, et que, pour conserver sa foi, l’auteur a dû lutter contre le terrible spectre du passé. Il est impossible d’étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de lutte et sans aspirer à la paix à tout prix.
Mais la paix à tout prix est un leurre, et celle qu’on achète par des lâchetés n’est qu’un écrasement féroce qui ne donne pas même le misérable bénéfice de la mort lente. Ce n’est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que l’on pourra jamais conquérir le repos ; c’est par la discussion libre, et par elle seule, que l’on pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l’horrible besoin de s’égorger les uns les autres. Laissez donc la discussion s’établir sérieuse, pour qu’elle devienne impartiale. Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.
Dira-t-on qu’il ne faut pas chercher dans un passé trop récent les enseignements de l’histoire ? Où donc les trouvera-t-on mieux appropriés au besoin que nous avons d’en profiter ? Sont-ce les Grecs et les Romains qui nous révéleront les dangers et les espérances de notre avenir ? Leur milieu historique, le sens philosophique de leur destinée ne nous sont plus applicables ; et, d’ailleurs, c’est toujours dans l’expérience de sa propre vie que l’homme trouve la force de se vaincre ou de se développer. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus récentes, la révolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause pour ou contre les acteurs d’un drame en deux parties qui, toutes deux, lui ont profité ?
Et puis, en somme, prenez garde à des poursuites contre l’histoire ; car, en voulant empêcher qu’elle ne se fasse, vous la feriez vous-même avec une publicité, un éclat et un retentissement que nous n’avons pas à notre disposition. Nul ne peut nourrir l’espérance de supprimer le passé ; Dieu même ne pourrait le reprendre. À quoi ont servi les poursuites acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui êtes aujourd’hui au pouvoir ? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes, et d’amener à vous le libéralisme de cette époque.
Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire des ennemis. Laissez l’histoire se faire aussi d’elle-même par la discussion et par l’enseignement, par la polémique ou par la littérature ; là seulement, elle éclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l’obligez pas à sortir armée de chaque bouche, avec sa terrible preuve à l’appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayés vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l’avenir. L’histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers à souhaiter qu’elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la conscience humaine.