Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXLIX

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DCXLIX

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 10 septembre 1867.


Cher vieux,

Je suis inquiète de n’avoir pas de tes nouvelles depuis cette indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri ? Oui, nous irons voir les galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le cœur t’en dit. Le roman galope ; mais je le saupoudrerai de couleur locale après coup.

En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu’au menton dans la rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce ruisseau froid et ombragé que j’adore, et où j’ai passé tant d’heures de ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec l’encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris ; le 17 à une heure, je pars pour Rouen et Jumièges, où m’attend, chez M. Lepel-Cointet, propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan ; j’y resterai le 18 pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t’embrasser ? J’en serai malade d’envie ; mais je suis si absolument forcée de passer la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j’aurai le temps. Tu me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule : j’ai pour compagne de voyage une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli, joli, tu viendrais te promener à Jumièges le 19. Nous reviendrions ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou plongé dans l’encre, prends que je n’ai rien dit et remettons à nous voir au mois prochain. Quant à la promenade d’hiver à la grève normande, ça me donne froid dans le dos, moi qui projette d’aller au golfe Jouan à cette époque-là !

J’ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri, mais l’âme ! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper à de l’énergie tendre ; car le courage froid et purement philosophique, ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.