Correspondance 1812-1876, 5/1868/DCLXXXI

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DCLXXXI

AU MÊME


Nohant, 15 octobre 1868.


Me voilà cheux nous, où, après avoir embrassé mes enfants et petits-enfants, j’ai dormi trente-six heures d’affilée. Il faut croire que j’étais lasse, et que je ne m’en apercevais pas. Je m’éveille de cet hibernage tout animal, et tu es la première personne à laquelle je veuille écrire. Je ne t’ai pas assez remercié d’être venu pour moi à Paris, toi qui te déplaces peu ; je ne t’ai pas assez vu non plus ; quand j’ai su que tu avais soupé avec Plauchut, je m’en suis voulu d’être restée à soigner ma patraque de Thuillier, à qui je ne pouvais faire aucun bien, et qui ne m’en a pas su grand gré.

Les artistes sont des enfants gâtés, et les meilleurs sont de grands égoïstes. Tu dis que je les aime trop ; je les aime comme j’aime les bois et les champs, toutes les choses, tous les êtres que je connais un peu et que j’étudie toujours. Je fais mon état au milieu de tout cela, et, comme je l’aime, mon état, j’aime tout ce qui l’alimente et le renouvelle. On me fait bien des misères, que je vois, mais que je ne sens plus. Je sais qu’il y a des épines dans les buissons ; ça ne m’empêche pas d’y fourrer toujours les mains et d’y trouver des fleurs. Si toutes ne sont pas belles, toutes sont curieuses. Le jour où tu m’as conduite à l’abbaye de Saint-Georges, j’ai trouvé la scrofularia borealis, plante très rare en France. J’étais enchantée ; il y avait beaucoup de… à l’endroit où je l’ai cueillie. Such is life !

Et, si on ne la prend pas comme ça, la vie, on ne peut la prendre par aucun bout, et alors, comment fait-on pour la supporter ? Moi, je la trouve amusante et intéressante, et, de ce que j’accepte tout, je suis d’autant plus heureuse et enthousiaste quand je rencontre le beau et le bon. Si je n’avais pas une grande connaissance de l’espèce, je ne t’aurais pas vite compris, vite connu, vite aimé. Je peux avoir l’indulgence énorme, banale peut-être, tant elle a eu à agir ; mais l’appréciation est tout autre chose, et je ne crois pas qu’elle soit usée encore dans l’esprit de ton vieux troubadour.

J’ai trouvé mes enfants toujours bien bons et bien tendres, mes deux fillettes jolies et douces toujours. Ce matin, je rêvais, et je me suis éveillée en disant cette sentence bizarre : « Il y a toujours un jeune grand premier rôle dans le drame de la vie. Premier rôle dans la mienne : Aurore. » Le fait est qu’il est impossible de ne pas idolâtrer cette petite. Elle est si réussie comme intelligence et comme bonté, qu’elle me fait l’effet d’un rêve.

Toi aussi, sans le savoir, t’es un rêve… comme ça. Plauchut t’a vu un jour, et il t’adore. Ça prouve qu’il n’est pas bête. En me quittant à Paris, il m’a chargée de le rappeler à ton souvenir.

J’ai laissé Cadio dans des alternatives de recettes bonnes ou médiocres. La cabale contre la nouvelle direction s’est lassée dès le second jour. La presse a été moitié favorable, moitié hostile. Le beau temps est contraire. Le jeu détestable de Roger est contraire aussi. Si bien, que nous ne savons pas encore si nous ferons de l’argent. Pour moi, quand l’argent vient, je dis tant mieux sans transport, et, quand il ne vient pas, je dis tant pis sans chagrin aucun. L’argent, n’étant pas le but, ne doit pas être la préoccupation. Il n’est pas non plus la vraie preuve du succès, puisque tant de choses nulles ou mauvaises font de l’argent.

Me voilà déjà en train de faire une autre pièce pour n’en pas perdre l’habitude. J’ai aussi un roman en train sur les cabots. Je les ai beaucoup étudiés cette fois-ci, mais sans rien apprendre de neuf. Je tenais le mécanisme. Il n’est pas compliqué et il est très logique.

Je t’embrasse tendrement, ainsi que ta petite maman. Donne-moi signe de vie. Le roman avance-t-il ?