Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCLXXXIX

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DCLXXXIX

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 2 janvier 1869.


Cher grand ami,

Comme c’est bon à vous de ne pas m’oublier au nouvel an ! nos pensées se sont croisées ; car j’allais vous écrire aussi. Non, Aurore n’a pas de petit frère, il n’y a que deux fillettes : l’une de trois ans, l’autre de neuf à dix mois. Toutes deux ont été baptisées protestantes dernièrement ; c’est ce baptême qui a fait croire à l’arrivée d’un nouvel enfant. Ce frère viendra peut-être, mais il n’est pas sur le tapis. Quant au baptême protestant, ce n’est pas un engagement pris d’appartenir à une orthodoxie quelconque d’institution humaine. C’est, dans les idées de mon fils, une protestation contre le catholicisme, un divorce de famille avec l’Église, une rupture déterminée et déclarée avec le prêtre romain. Sa femme et lui se sont dit que nous pouvions tous mourir avant d’avoir fixé le sort de nos enfants, et qu’il fallait qu’ils fussent munis d’un sceau protecteur, autant que possible, contre la lâcheté humaine.

Moi, je ne voudrais dans l’avenir aucun culte protégé ni prohibé, la liberté de conscience absolue ; et, pour le philosophe, dès à présent, je ne conçois aucune pratique extérieure. Mais je ne suis pratique en rien, je l’avoue, et, mes enfants ayant de bonnes raisons dans l’esprit, je me suis associée de bon cœur à leur volonté. Nous sommes très heureux en famille et toujours d’accord en fait. Maurice est un excellent être, d’un esprit très cultivé et d’un cœur à la fois indépendant et fidèle. Il se rappellera toujours avec émotion la tendre bonté de votre accueil à Paris. Qu’il y a déjà longtemps de cela ! et quels progrès avons-nous faits dans l’histoire ? Aucun ; il semble même, historiquement parlant, que nous ayons reculé de cinquante ans. Mais l’histoire n’enregistre que ce qui se voit et se touche. C’est une étude trop réaliste pour consoler les âmes. Moi, je crois toujours que nous avançons quand même et que nos souffrances servent, là où notre action ne peut rien.

Je ne suis pas aussi politique que vous, je ne sais pas si vraiment nous sommes menacés par l’étranger. Il me semble qu’une heure de vérité acquise à la race humaine ferait fondre toutes les armées comme neige au soleil. Mais vous vous dites belliqueux encore. Tant mieux, c’est signe que l’âme est toujours forte et fera vivre le corps souffrant en dépit de tout. Nous vous aimons et vous embrassons tendrement.

G. SAND.