Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCLXXXVIII

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DCLXXXVIII

À M. ÉMILE ROLLINAT, EN GARNISON À PERPIGNAN


Nohant, 2 janvier 1869.


Cher enfant,

Merci de votre bon souvenir. Je suis heureuse de vous savoir content, c’est la marque d’un caractère solide et d’un esprit sérieux ; car, puisque tous ceux de votre âge se plaignent, ne se trouvent bien placés nulle part et voudraient commander à la destinée, ce n’est pas tant le manque de philosophie que le manque de force qui fait ces âmes aigries, pleines d’exigence. Vous vous trouvez content d’avoir un état et vous savez vous y faire des loisirs utiles, un fonds d’études qui vous servirait au besoin. Je suis bien sûre à présent que l’avenir est à vous, que le destin ne vous traînera pas après lui, mais que vous le pousserez lui-même en avant. Les chagrins que vous rappelez, votre bien-aimé père me les avait confiés, et je l’ai vu bien tourmenté de votre avenir. Ce que je vous dis aujourd’hui, je le lui disais ; car il me décrivait votre caractère, vos aptitudes, et on voyait sa tendresse dominer ses inquiétudes paternelles. La source de vos désaccords n’était dans aucun de vous : elle était en dehors de la famille, dans des idées d’autorité qui s’y glissaient malgré lui, et qui n’étaient pas justes, pas applicables à nos générations.

J’ai lu ces jours-ci un livre très bon et très touchant qui m’a rappelé mes entretiens sur vous avec ce cher père et qui, en vérité, sont comme un reflet de ces entretiens, bien qu’ils soient restés absolument entre lui et moi. Ce livre s’appelle les Pères et les Enfants. Il est d’Ernest Legouvé. Si vous ne pouvez vous le procurer à Perpignan, je vous l’enverrai ; il vous fera du bien, j’en suis sûre ; mais il faut le lire entier. Il met en présence le pour et le contre ; la conclusion proclame l’indépendance de l’individu, l’affranchissement de l’homme par l’homme, du fils par le père, et en même temps, il renoue la chaîne souvent brisée des tendresses sublimes.

Pendant que vous me demandiez les lettres et le calepin à Paris, je les avais là, dans un carton et je n’en savais rien ; je les croyais ici. Mon premier soin a été, en arrivant, de les chercher, et, ne trouvant ni le carton ni les lettres, j’ai constaté ma bévue. Mais soyez tranquille, à mon premier voyage à Paris, je les retrouverai, et dites bien à votre mère d’être tranquille aussi : ces précieuses lettres lui seront rendues.

À vous de cœur, mon cher enfant.

G. SAND.