Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCXCI

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DCXCI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 17 janvier 1869.


L’individu nommé George Sand se porte bien ; il savoure le merveilleux hiver qui règne en Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa belle-fille, des costumes de marionnettes, découpe des décors, habille des poupées, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec sa petite Aurore, qui est une fillette étonnante. Il n’y a pas d’être plus calme et plus heureux dans son intérieur que ce vieux troubadour retiré des affaires, qui chante de temps en temps sa petite romance à la lune sans grand souci de bien ou mal chanter, pourvu qu’il dise le motif qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du temps, flâne délicieusement. Ça n’a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la bêtise d’être jeune ; mais, comme il n’a point fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni vécu pour la vanité, il a le bonheur d’être paisible et de s’amuser de tout.

Ce pâle personnage a le grand loisir de t’aimer de tout son cœur, de ne point passer un jour sans penser à l’autre vieux troubadour, confiné dans sa solitude en artiste enragé, dédaigneux de tous les plaisirs de ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Nous sommes, je crois, les deux travailleurs les plus différents qui existent ; mais, puisqu’on s’aime comme ça, tout va bien. Puisqu’on pense l’un à l’autre à la même heure, c’est qu’on a besoin de son contraire ; on se complète en s’identifiant par moments à ce qui n’est pas soi.

Je t’ai dit, je crois, que j’avais fait une pièce en revenant de Paris. Ils l’ont trouvée bien ; mais je ne veux pas qu’on la joue au printemps, et leur fin d’hiver est remplie, à moins que la pièce qu’ils répètent ne tombe. Comme je ne sais pas faire de vœux pour le mal de mes confrères, je ne suis pas pressée et mon manuscrit est sur la planche. J’ai le temps. Je fais mon petit roman de tous les ans, quand j’ai une ou deux heures par jour pour m’y remettre ; il ne me déplaît pas d’être empêchée d’y penser. Ça le mûrit. J’ai toujours avant de m’endormir, un petit quart d’heure agréable pour le continuer dans ma tête ; voilà !

Je ne sais rien, mais rien de l’incident Sainte-Beuve ; je reçois une douzaine de journaux dont je respecte tellement la bande, que, sans Lina, qui me dit de temps en temps les nouvelles principales, je ne saurais pas si Isidore est encore de ce monde.

Sainte-Beuve est extrêmement colère, et, en fait d’opinions, si parfaitement sceptique, que je ne serai jamais étonnée, quelque chose qu’il fasse, dans un sens ou dans l’autre. Il n’a pas toujours été comme ça, du moins tant que ça ; je l’ai connu plus croyant et plus républicain que je ne l’étais alors. Il était maigre, pâle et doux ; comme on change ! Son talent, son savoir, son esprit ont grandi immensément, mais j’aimais mieux son caractère. C’est égal, il y a encore bien du bon. Il y a l’amour et le respect des lettres, et il sera le dernier des critiques. Le critique proprement dit disparaîtra. Peut-être n’a-t-il plus sa raison d’être. Que t’en semble ?

Il paraît que tu étudies le pignouf ; moi, je le fuis, je le connais trop. J’aime le paysan berrichon qui ne l’est pas, qui ne l’est jamais, même quand il ne vaut pas grand’chose ; le mot pignouf a sa profondeur ; il a été créé pour le bourgeois exclusivement, n’est-ce pas ? Sur cent bourgeoises de province, quatre-vingt-dix sont pignouflardes renforcées, même avec de jolies petites mines, qui annonceraient des instincts délicats. On est tout surpris de trouver un fond de suffisance grossière dans ces fausses dames. Où est la femme maintenant ? Ça devient une excentricité dans le monde.

Bonsoir, mon troubadour ; je t’aime et je t’embrasse bien fort ; Maurice aussi.