Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXXVIII

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DCCXXVIII

AU MÊME, À CROISSET


Nohant, 30 mars 1870.
Nuit de mercredi à jeudi, trois heures du matin.


Ah ! mon cher vieux, que j’ai passé douze tristes jours ! Maurice a été très malade. Toujours ces affreuses angines, qui d’abord ne paraissent rien et qui se compliquent d’abcès et tendent à devenir couenneuses. Il n’a pas été en danger, mais toujours en danger de danger, et des souffrances cruelles, extinction de voix, impossibilité d’avaler ; toutes les angoisses attachées aux violents maux de gorge que tu connais bien, puisque tu sors d’en prendre. Chez lui, ce mal tend toujours au pire, et la muqueuse a été si souvent le siège du même mal, qu’elle manque d’énergie pour réagir. Avec cela, peu ou point de fièvre, presque toujours debout, et l’abattement moral d’un homme habitué à une action continuelle du corps et de l’esprit, à qui l’esprit et le corps défendent d’agir. Nous l’avons si bien soigné, que le voilà, je crois, hors d’affaire, bien que, ce matin, j’aie eu encore des craintes et demandé le docteur Favre, notre sauveur ordinaire.

Dans la journée, je lui ai parlé, pour le distraire, de tes recherches sur les monstres ; il s’est fait apporter ses cartons pour y chercher ce qu’il pouvait avoir à ton service : mais il n’a trouvé que de pures fantaisies de son cru. Je les ai trouvées, moi, si originales et si drôles, que je l’ai encouragé à te les envoyer. Elles ne te serviront de rien, si ce n’est à pouffer de rire, dans tes heures de récréation.

J’espère que nous allons revivre sans rechutes nouvelles. Il est l’âme et la vie de la maison. Quand il s’abat, nous sommes mortes : mère, femme et filles. Aurore dit qu’elle voudrait être bien malade à la place de son père. Nous nous aimons passionnément nous cinq, et la sacro-sainte littérature, comme tu l’appelles, n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle, et ma famille plus que ce quelqu’un.

Pourquoi donc ta pauvre petite mère est-elle aussi désespérée, au beau milieu d’une vieillesse que j’ai vue si verte encore et si gracieuse ! Est-ce la surdité subite ? Y avait-il manque absolu de philosophie et de patience avant les infirmités ? J’en souffre avec toi, parce que je comprends ce que tu en souffres.

Une autre vieillesse qui se fait pire, puisqu’elle se fait méchante, c’est celle de madame Colet. Je croyais que toute sa haine était contre moi, et cela me semblait un coin de folie ; car jamais je n’ai rien fait, rien dit contre elle, même après ce pot de chambre de bouquin où elle a excrété toute sa fureur sans cause. Qu’a-t-elle contre toi, à présent que la passion est à l’état de légende ? Estrange ! estrange ! Et, à propos de Bouilhet, elle le haïssait donc, lui aussi, ce pauvre poète ? C’est une folle.

Tu penses bien que je n’ai pu écrire une panse d’a, depuis ces douze jours. Je vais, j’espère, me remettre à la besogne dès que j’aurai fini mon roman, qui est resté une patte en l’air aux dernières pages. Il va commencer à paraître et il n’est pas fini d’écrire. Je veille pourtant toutes les nuits jusqu’au jour ; mais je n’ai pas eu l’esprit assez tranquille pour me distraire de mon malade.

Bonsoir, cher bon ami de mon cœur.

Mon Dieu ! ne travaille et ne veille pas trop, puisque, toi aussi, tu as des maux de gorge. C’est un mal cruel et perfide. Nous t’aimons et nous t’embrassons tous. Aurore est charmante ; elle apprend tout ce qu’on veut, on ne sait comment, sans avoir l’air de s’en apercevoir elle-même.