Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXXXII

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DCCXXXII

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 20 mai 1870.


Il y a bien longtemps que je suis sans nouvelles de mon vieux troubadour. Tu dois être à Croisset. S’il y fait aussi chaud qu’ici, tu dois souffrir ; nous avons 34 degrés à l’ombre, et la nuit 24. Maurice a eu une forte rechute de mal de gorge. Enfin, cette chaleur insensée l’a guéri, elle nous va à tous ici. Les enfants sont gais et embellissent à vue d’œil. Moi, je ne fiche rien ; j’ai eu trop à faire pour soigner et veiller encore mon garçon, et, à présent que la petite mère est absente, les fillettes m’absorbent. Je travaille tout de même en projets et rêvasseries. Ce sera autant de fait quand je pourrai barbouiller du papier.

Je suis toujours sur mes pieds, comme dit le docteur Favre. Pas encore de vieillesse, ou plutôt la vieillesse normale, le calme… de la vertu, cette chose dont on se moque, et que je dis par moquerie, mais qui correspond, par un mot emphatique et bête, à un état d’inoffensivité forcée, sans mérite par conséquent, mais agréable et bon à savourer. Il s’agit de le rendre utile à l’art quand on s’y dévoue ; je n’ose pas dire combien je suis naïve et primitive de ce côté-là. C’est la mode de s’en moquer ; mais qu’on se moque, je ne veux pas changer.

Voilà mon examen de conscience du printemps, pour ne plus penser, de tout l’été, qu’à ce qui ne sera pas moi.

Voyons, toi, ta santé d’abord ? Et cette tristesse, ce mécontentement que Paris t’a laissé, est-ce oublié ? N’y a-t-il plus de circonstances extérieures douloureuses ? Tu as été trop frappé, aussi. Deux amis de premier ordre partis coup sur coup. Il y a des époques de la vie où le sort nous est féroce. Tu es trop jeune pour te concentrer dans l’idée d’un recouvrement des affections dans un monde meilleur, ou dans ce monde-ci amélioré. Il faut donc, à ton âge (et, au mien, je m’y essaye encore), se rattacher d’autant plus à ce qui nous reste. Tu me l’écrivais quand j’ai perdu Rollinat, mon double en cette vie, l’ami véritable, dont le sentiment de la différence des sexes n’avait jamais entamé la pure affection, même quand nous étions jeunes. C’était mon Bouilhet et plus encore ; car, à mon intimité de cœur, se joignait un respect religieux pour un véritable type de courage moral qui avait subi toutes les épreuves avec une douceur sublime. Je lui ai tout ce que j’ai de bon, je tâche de le conserver pour l’amour de lui. N’est-ce pas un héritage que nos morts aimés nous laissent ?

Le désespoir qui nous ferait nous abandonner nous-mêmes serait une trahison envers eux et une ingratitude. Dis-moi que tu es tranquille et adouci, que tu ne travailles pas trop et que tu travailles bien. Je ne suis pas sans quelque inquiétude de n’avoir pas de lettre de toi depuis longtemps. Je ne voulais pas t’en demander avant de pouvoir te dire que Maurice était bien guéri ; il t’embrasse, et les enfants ne t’oublient pas. Moi, je t’aime.