Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXXXIV

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DCCXXXIV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 29 juin 1870.


Nos lettres se croisent toujours et j’ai maintenant la superstition qu’en t’écrivant le soir, je recevrai une lettre de toi le lendemain matin ; nous pourrions nous dire :

Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu.

Ce qui me préoccupe dans la mort de ce pauvre Jules de Goncourt, c’est le survivant. Je suis sûre que les morts sont bien, qu’ils se reposent peut-être avant de revivre, et que, dans tous les cas, ils retombent dans le creuset pour en ressortir avec ce qu’ils ont eu de bon, et du progrès en plus. Barbès n’a fait que souffrir toute sa vie. Le voilà qui dort profondément. Bientôt il se réveillera ; mais nous, pauvres bêtes de survivants, nous ne les voyons plus. Peu de temps avant sa mort, Duveyrier, qui paraissait guéri, me disait : « Lequel de nous partira le premier ? » Nous étions juste du même âge. Il se plaignait de ce que les premiers envolés ne pouvaient pas faire savoir à ceux qui restaient s’ils étaient heureux et s’ils se souvenaient de leurs amis. Je disais : Qui sait ? Alors nous nous étions juré de nous apparaître l’un à l’autre, de tâcher du moins de nous parler, le premier mort au survivant.

Il n’est pas venu, je l’attendais, il ne m’a rien dit. C’était un cœur des plus tendres et une sincère volonté. Il n’a pas pu ; cela n’est pas permis, ou bien, moi, je n’ai ni entendu ni compris.

C’est, dis-je, ce pauvre Edmond qui m’inquiète. Cette vie à deux, finie, je ne comprends pas le lien rompu, à moins qu’il ne croie aussi qu’on ne meurt pas.

Je voudrais bien aller te voir ; apparemment, tu as du frais à Croisset, puisque tu voudrais dormir sur une plage chaude. Viens ici, tu n’auras pas de plage, mais 36 degrés à l’ombre et une rivière froide comme glace, ce qui n’est pas à dédaigner. J’y vais tous les jours barboter après mes heures de travail ; car il faut travailler, Buloz m’avance trop d’argent. Me voilà faisant mon état, comme dit Aurore, et ne pouvant pas bouger avant l’automne. J’ai trop flâné après mes fatigues de garde-malade. Le petit Buloz est venu ces jours-ci me relancer. Me voilà dans la pioche.

Puisque tu vas à Paris en août, il faut venir passer quelques jours avec nous. Tu y as ri quand même ; nous tâcherons de te distraire et de te secouer un peu. Tu verras les fillettes grandies et embellies ; la petiote commence à parler. Aurore bavarde et argumente. Elle appelle Plauchut vieux célibataire. Et, à propos, avec toutes les tendresses de la famille, reçois les meilleures amitiés de ce bon et brave garçon.

Moi, je t’embrasse tendrement et te supplie de te bien porter.