Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXXXV

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DCCXXXV

À M. ÉMILE DE GIRARDIN, À PARIS


Nohant, 3 juillet 1870.


Cher ami,

Voici ce que je lis dans le New-York Evening Post, à la suite d’une critique de mon dernier roman. Je traduis en supprimant les noms propres :

« Quant à la question relative au caractère qui a servi à l’auteur de Malgrétout, elle est de celles qui ne souffrent pas de discussion pour quiconque sait sur quels principes repose la construction d’une œuvre d’art. George Sand est un artiste : or il n’est point artiste, il est un vulgaire écrivain de lieux communs, celui qui photographie les personnages vivants dans une fiction. Que la prodigieuse carrière de telle ou telle individualité historique ait pu frapper l’esprit de George Sand, au moment où elle peignait les aspirations d’une aventurière ambitieuse, cela ne prouve pas qu’elle ait voulu peindre aucune figure de la vie réelle, ni qu’elle ait songé à jeter aucune lumière sur les faits qui la concernent. »

Je trouve ces réflexions justes et de bon goût, et je suis très étonnée de lire dans la Liberté une interprétation arbitraire des intentions que j’ai pu avoir.

Je vis si loin du mouvement quotidien, que je ne sais pas quel nom propre couvre le pseudonyme de Panoptès. C’est un homme ou une femme de talent ; comment peut-il ou peut-elle faire cet affront à la littérature : assimiler la tâche de l’artiste à celle du pamphlétaire honteux ? Si j’avais voulu peindre une figure historique, je l’aurais nommée. Ne la nommant pas, je n’ai pas voulu la désigner ; ne la connaissant pas, je n’aurais pu la peindre. S’il y a ressemblance fortuite, je l’ignore, mais je ne le crois pas. Tout personnage d’invention est plus fort et plus logique que nature, dans le bien ou dans le, mal. On peut tracer la figure d’une classe d’ambitieuses qui ont échoué et qui ont réussi dans leurs projets, sans avoir aucune figure en vue, et je crois qu’il vaut beaucoup mieux pour l’artiste qu’il en soit ainsi. Vous savez tout cela aussi bien que moi. Vous êtes du bâtiment. Panoptès trahit donc la fraternité maçonnique littéraire, en parlant comme il le fait.

À vous de cœur.
G. SAND.


J’ai eu envie de répondre ; mais je crois qu’il vaut mieux laisser tomber cela que d’en occuper le public.