Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCXLIX
DCCXLIX
À MADAME EDMOND ADAM, À PARIS
Je n’en prends pas aussi aisément mon parti ; je ne vois pas la liberté à la suite d’une invasion. Si nous sommes vaincus, ce n’est pas le roi de Prusse et la diplomatie des autres souverains qui nous donneront la liberté, — et nous serons vaincus. Il n’y a qu’à voir le désordre, l’impossibilité des armements. Le temps n’est plus où l’on se battait avec des faux et des bâtons. Et puis Paris, qui est chaud et frivole, fait contraste avec la campagne, qui est froide et morne.
Cette guerre a un côté impopulaire que tout le monde sent, quand même on ne le saisit pas. Si nous repoussons les Prussiens, nous ne le ferons qu’à la condition d’une dictature militaire ; et comment nous en débarrasserons-nous après ? Enfin, je vois en noir, et plus j’aspire à la liberté, moins je l’espère.
Puissé-je me tromper !
Ici, on est consterné. Il n’y a pas le moindre entrain pour s’enrôler. Le désordre affreux qui règne inspire la méfiance ; on ne craint pas de se battre, on craint de ne servir à rien et de mourir de faim et de maladie dans l’encombrement effroyable dont on est témoin. Il y a à Bourges, à Châteauroux, des troupes entassées depuis quinze jours, qui couchent dehors et mendient ; sans la fraternité des habitants qui les secourent, ils seraient plus malheureux qu’en campagne. On parle d’exercer les mobiles, d’organiser des gardes nationales sédentaires. Avec quoi ? on n’a pas un fusil à leur donner. Ce n’est pas la faute de Bazaine certainement, mais on lui a mis sur le dos une charge qui n’est pas humaine. Si Paris prenait un parti, on se réveillerait peut-être. Mais peut-il prendre un parti ? Peut-on organiser un gouvernement quand l’ennemi est à la porte ?
J’ai peur de voir trop clair. Dites-moi que je n’y vois plus, c’est possible.
Écrivez-nous ; on vous aime et on vous embrasse.