Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXIX
DCCCXIX
À M. CHARLES-EDMOND, À PARIS
Je suis charmée de vous savoir sorti de toutes ces crises violentes. Est-il vrai que votre maison de campagne ait été pillée, dévastée, abîmée, comme on nous l’a dit ? Vous ne nous parlez pas des pertes matérielles ; les vôtres ont du être sensibles ; car vous aviez des objets d’art, et ce sont presque des êtres qu’on a le droit de regretter.
Les journaux m’ont, pour la vingtième fois, gratifiée d’une grosse maladie : je ne me suis jamais mieux portée. La vieillesse m’a fait une santé de fer, à l’épreuve même du chagrin, qui, pourtant, a été long et profond. Nous voici dans une période d’allègement relatif, c’est-à-dire que nos malheurs, à l’état aigu, ont cessé d’empirer. Mais revivrons-nous de la vie normale qui convient à la France ?
J’allais écrire au Temps pour lui proposer un très joli roman de Maurice, qui pourrait paraître tout de suite, et que j’entremêlerais, deux fois par mois, du feuilleton champêtre ou sentimental dont vous me parlez. Vous êtes donc toujours le bienvenu porte-parole de ce journal, le seul que l’on puisse lire sérieusement aujourd’hui ; j’en suis ravie, et, comme mon traité avec la Revue des Deux Mondes est expiré, que rien ne m’oblige à le renouveler tout de suite, je peux vous réserver le roman que je suis en train de faire, et qui succèderait au roman de Maurice, si cet arrangement était agréé par Nefftzer.
Quant au prix, Maurice recevrait celui qui est d’usage au journal, et, moi, je m’en remettrais à vous pour fixer le mien. On me donne, à la Revue des Deux Mondes, quarante et un francs vingt-cinq centimes par page. Je ne sais pas le calcul à faire pour traduire ce chiffre en format de feuilleton. Il est vrai que la Revue bénéficiait de la première édition de mes ouvrages, et que, par un nouveau traité, passé entre Michel Lévy et moi, elle n’a plus ce bénéfice.
Aussi je comptais renouveler avec elle au prix de six cents francs la feuille, au lieu de six cent soixante ; mais je ne suis pas décidée à renouveler. Le vieux Buloz, — dont les qualités compensaient les défauts, et dont, depuis ces dix dernières années, je n’ai eu, en somme, qu’à me louer, en dépit de quelques accrochages, — le vieux Buloz est, ou malade, ou inférieur ou démissionnaire ; il ne me donne plus signe de vie depuis un an, et je n’ai plus affaire à lui directement. Cela change ma position morale à cette Revue, et ne me la ferait plus considérer que comme un gagne-pain auquel rien ne m’attache particulièrement.
Faites donc les calculs que je ne sais pas faire, et voyez si je ne suis pas trop chère pour le Temps ; sa rédaction m’est si sympathique, que je voudrais pouvoir y travailler pour rien ; mais vous savez comment j’ai toujours vécu au jour le jour. Ce n’est pas un mérite, puisque c’était un devoir.
Répondez-moi, cher ami ; je ne demande qu’à vous dire oui.
À vous de cœur, et bonnes amitiés de Maurice. Si nous nous arrangions pour une affaire de durée, j’aurais grand plaisir à en causer avec vous, et vous devriez venir passer quelques jours dans ce vieux Nohant que vous connaissez, et où vous savez qu’on vous aime.