Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLXXXI
DCCCLXXXI
À M. CHARLES-EDMOND, À PARIS
Voici le no 22[1]. Que faites-vous ? joue-t-on l’Aïeule à l’Ambigu ? Pourquoi ne joue-t-on pas le Fantôme rose à l’Odéon ? On dit que, comme affaires, ce théâtre va bien mal ; qu’il ne peut se relever des désastres du siège et de la Commune ; que, sans la subvention, il serait radicalement perdu. Il doit y avoir du vrai, et je ne veux pas tourmenter Duquesnel, qui a été malade et doit être soucieux. Mais enfin je voudrais être mise un peu au courant et je ne puis l’être que par vous, qui me direz toujours la vérité.
Ne laissez pas La Quintinie tomber dans la main des généraux. Je crois, en la relisant, que nous nous étions trompés, et que le moment n’est pas bon, peut-être pas possible, pour une pièce qui touche au vif de la question pendante. Pourtant ce serait bien le moment de dire tout ce que dit la pièce, mais pas sur un théâtre, ou les spectateurs apportent leur passion. Mon avis, que je vous soumets ainsi qu’à Duquesnel, serait de publier la pièce chez Lévy ; la lecture n’offrirait pas le danger de la scène : le lecteur est plus réfléchi et plus équitable que l’auditeur. La pièce serait jugée par le public, et, si elle était trouvée bonne, il n’est pas dit que, plus tard, on ne puisse pas la jouer avec succès et sans danger.
En ce moment, elle soulèverait des tempêtes et je ne suis pas d’avis de mettre des bâtons dans les roues du char de l’État, qui navigue, comme dit M. Prudhomme, sur un volcan.
Dites-moi où vous en êtes, vous ; sans doute vous faites comme moi, vous mettez de côté votre personnalité et vous prenez patience. Mais il faut que je vous gronde. Pourquoi ne publiez-vous pas quelque travail, vous qui travaillez toujours ? Votre vie est peut être dévorée par les allées et venues, les conversations, les irrésolutions, les évolutions sans nombre et inévitables des choses de théâtre. Je suis venue compliquer vos ennuis et vos fatigues, et pourtant je voudrais les alléger. C’est mon vif désir quand je vous parle de publier La Quintinie avec une préface qui expliquerait bien ma pensée et mon désintéressement personnel quant au danger de la représentation ; autrement, on dira ou que la pièce est mauvaise, ou que Duquesnel est poltron, ou que le gouvernement fait de la tyrannie, et que je suis une victime, toutes choses qui ne sont pas vraies et que je n’aime pas à laisser croire.
Nous comptons sur vous pour Noël. Il vous faut quelques jours de repos et d’oubli. Vrai, venez pour que je commence l’année en famille complète.
- ↑ C’est-à-dire son 22e article pour le Temps.