Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 22 février 1649

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, octobre 1648 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 31 mars 1649


Madame,

Entre plusieurs fâcheuses nouvelles que j'ai reçues divers endroits en même temps, celle qui m'a le plus vivement touché, a été la maladie de Votre altesse. Et bien que j'en aie aussi appris la guérison, il ne laisse pas d'en rester encore des marques de tristesse en mon esprit, qui n'en pourront être sitôt effacées. L'inclination à faire des vers, que Votre Altesse avait pendant son mal, me fait souvenir de Socrate, que Platon dit avoir eu une pareille envie, pendant qu'il était en prison. Et je crois que cette humeur de faire des vers, vient d'une forte agitation des esprits animaux, qui pourrait entièrement troubler l'imagination de ceux qui n'ont pas le cerveau bien rassis, mais qui ne fait qu'échauffer un peu plus les fermes, et les disposer à la poésie. Et je prends cet emportement pour une marque d'un esprit plus fort et plus relevé que le commun.

Si je ne connaissais le vôtre pour tel, je craindrais vous ne fussiez extraordinairement affligée d'apprendre la funeste conclusion des tragédies d'Angleterre mais je me promets que Votre Altesse, étant accoutumée aux disgrâces de la fortune, et s'étant vue soi-même depuis peu en grand péril de sa vie, ne sera pas si surprise, ni si troublée d'apprendre la mort d'un de ses proches, que si elle n'avait point reçu auparavant d'autres afflictions. Et bien que cette mort si violente semble avoir quelque chose de plus affreux que celle qu'on attend en son lit, toutefois, à le bien prendre, elle est plus glorieuse, plus heureuse et plus douce, en sorte que ce qui afflige particulièrement en ceci le commun des hommes, doit servir de consolation à Votre Altesse. Car c 'est beaucoup de gloire de mourir en une occasion qui fait qu'on est universellement plaint, loué et regretté de tous ceux qui ont quelque sentiment humain. Et il est certain que, sans cette épreuve, la clémence et les autres vertus du Roi dernier mort n'auraient jamais été tant remarquées ni tant estimées qu'elles sont et seront à l'avenir par tous ceux qui liront son histoire. Je m'assure aussi que sa conscience lui a plus donné de satisfaction, pendant les derniers moments de sa vie, que l'indignation, qui est la seule passion triste qu'on dit avoir remarquée en lui, ne lui a causé de fâcherie. Et pour ce qui est de la douleur, je ne la mets nullement en compte; car elle est si courte, que, si les meurtriers pouvaient employer la fièvre, ou quelqu'autre des maladies dont la nature a coutume de se servir pour ôter les hommes du monde, on aurait sujet de les estimer plus cruels qu'ils ne sont, lorsqu'ils les tuent d'un coup de hache. Mais je n'ose m'arrêter longtemps sur un sujet si funeste; j'ajoute seulement qu'il vaut beaucoup mieux être entièrement délivré d'une fausse espérance, que d'y être inutilement entretenu.

Pendant que j'écris ces lignes, je reçois des lettres d'un lieu d'où je n'en avais point eu depuis sept ou huit mois et une entre autres, que la personne à j'avais envoyé le traité des Passions, il y a un an, a écrite de sa main pour m'en remercier. Puisqu'elle se souvient, après tant de temps de temps, d'un homme si peu considérable comme je suis, il est à croire qu'elle n'oubliera pas de répondre aux lettres de Votre Altesse, bien qu'elle ait tardé quatre mois à le faire. On me mande qu'elle a donné charge à quelqu'un des siens d'étudier le livre de mes Principes, afin de lui en faciliter la lecture ; je ne crois pas néanmoins qu'elle trouve assez de loisir pour s'y appliquer, bien qu'elle semble en avoir la volonté. Elle me remercie, en termes exprès, du traité des Passions ; mais elle ne fait aucune mention des lettres auxquelles il était joint, et l'on ne me mande rien du tout de ce pays-là qui touche Votre Altesse. De quoi je ne puis deviner autre chose, sinon que, les conditions de la paix d'Allemagne n'étant pas si avantageuses à votre maison qu'elles auraient pu être, ceux qui ont contribué à cela sont en doute si vous ne leur en voulez point de mal, et se retiennent, pour ce sujet, de vous témoigner de l'amitié.

J'ai toujours été en peine, depuis la conclusion de cette paix, de n'apprendre point que Monsieur l'Electeur votre frère l'eût acceptée, et j'aurais pris la liberté d'en écrire plus tôt mon sentiment à Votre Altesse, si j'avais pu imaginer qu'il mît cela en délibération. Mais, pour ce que je ne sais point les raisons particulières qui le peuvent mouvoir, ce serait témérité à moi d'en faire aucun jugement. je puis seulement dire, en général, que, lorsqu'il est question de la restitution d'un Etat occupé ou disputé par d'autres qui ont les forces en main, il me semble que ceux qui n'ont que l'équité et le droit des gens qui plaide pour eux, ne doivent jamais faire leur compte d'obtenir toutes leurs prétentions, et qu'ils ont bien plus de sujet de savoir gré à ceux qui leur en font rendre quelque partie, tant petite qu'elle soit, que de vouloir du mal à ceux qui leur retiennent le reste. Et encore qu'on ne puisse trouver mauvais qu'ils disputent leur droit le plus qu'ils peuvent, pendant que ceux qui ont la force en délibèrent, je crois que, lorsque les conclusions sont arrêtées, la prudence les oblige à témoigner qu'ils en sont contents, encore qu'ils ne le fussent pas - et à remercier non seulement ceux qui leur font rendre quelque chose, mais aussi ceux qui ne leur ôtent pas tout, afin d'acquérir, par ce moyen, l'amitié des uns et des autres, ou du moins d'éviter leur haine : car cela peut beaucoup servir, par après, pour se maintenir. Outre qu'il reste encore un long chemin pour venir des promesses jusqu'à l'effet ; et que, si ceux qui ont la force s'accordent seuls, il leur est aisé de trouver des raisons pour partager entre eux ce que peut-être ils n'avaient voulu rendre à un tiers que par jalousie les uns des autres, et pour empêcher que celui qui s'enrichirait de ses dépouilles ne fût trop puissant. La moindre partie du Palatinat vaut mieux que tout l'Empire des Tartares ou des Moscovites, et après deux ou trois années de paix, le séjour en sera aussi agréable que celui d'aucun autre endroit de la terre. Pour moi, qui ne suis attaché à la demeure d'aucun lieu, je ne ferais aucune difficulté de changer ces Provinces, ou même la France, pour ce pays-là, si j'y pouvais trouver un repos aussi assuré, encore qu'aucune autre raison que la beauté du pays ne m'y fit aller; mais il n'y a point de séjour au monde, si rude ni si incommode, auquel je ne m'estimasse heureux de passer le reste de mes jours, si Votre Altesse y était, et que je fusse capable de lui rendre quelque service; pour ce que je suis entièrement, et sans aucune réserve, etc.