Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 17

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17.

Lettre de Schiller. Appréciation du cinquième livre de Wilhelm Meister.
Iéna, le 15 juin 1795.

J’ai lu le cinquième livre de Wilhelm Meister avec une véritable ivresse ; j’en ai ressenti une impression unique et sans mélange. Dans le reste de l’ouvrage même, il n’y a rien qui m’ait frappé ainsi coup sur coup, et m’ait entrainé malgré moi dans son tourbillon. C’est seulement à la fin que j’ai pu retrouver la réflexion et le calme. Quand je pense à la simplicité des moyens qui vous servent à exciter un intérêt si entraînant, je suis encore plus dans l’admiration. Pour le détail aussi, j’ai trouvé des morceaux excellents. Le plaidoyer de Meister devant Werner pour justifier son engagement sur le théâtre, cet engagement même, Serlo, le souffleur, Philine, la nuit folle sur le théâtre, etc., tout cela est traité avec un bonheur extraordinaire. Vous avez su tirer un tel parti de l’apparition du fantôme anonyme, que je ne sais que vous en dire. C’est une des idées les plus heureuses que je connaisse, et vous avez épuisé jusqu’à la dernière goutte l’intérêt qu’elle pouvait offrir. À la fin, chacun s’attend, il est vrai, à voir paraître l’esprit à la table des comédiens ; mais comme vous faites vous-même cette remarque, on voit bien que vous avez de bonnes raisons pour ne pas le faire paraître en ce moment. Quant au fantôme lui-même, il donne lieu à autant d’hypothèses qu’il y a, dans le roman, de personnages capables d’en jouer le rôle. La majorité, chez nous, veut que Marianne soit le fantôme, ou qu’elle soit du moins en rapport avec lui. Nous avons aussi quelque disposition à croire que le farfadet féminin, que Wilhelm saisit entre ses bras dans une chambre à coucher, ne fait avec le fantôme qu’une seule et même personne. La dernière apparition m’a fait penser aussi à Mignon, qui, ce soir-là, paraît avoir reçu de grandes révélations sur son sort. Vous voyez par ce petit échantillon herméneutique que vous avez bien réussi à garder votre secret.

La seule critique que je pourrais faire à propos de ce cinquième livre, c’est qu’il m’a semblé de temps en temps que vous aviez donné à la partie exclusivement relative à la vie théâtrale plus d’étendue que n’en comporte la libre et large idée de l’ensemble. On dirait parfois que vous écrivez pour les comédiens, quand vous n’avez voulu pourtant qu’écrire sur les comédiens. Le soin que vous apportez à certains petits détails de ce genre, l’attention que vous accordez à certains petits avantages de l’art dramatique, qui ont leur importance pour le comédien et le directeur, mais non pour le public, tout cela donne à cette partie de votre œuvre la fausse apparence d’une destination spéciale, et si l’on ne devine pas cette destination, on pourra du moins vous reprocher d’avoir trop cédé à un amour personnel pour le sujet. Si vous pouviez enfermer cette partie dans des limites plus étroites, l’ensemble s’en trouverait certainement bien.

Maintenant encore un mot sur vos lettres au rédacteur des Heures. J’ai déjà pensé que nous ferions bien d’ouvrir dans les Heures comme une arène à la critique. Des articles de cette espèce donnent immédiatement de la vie au journal, et excitent sûrement l’intérêt du public. Seulement il ne faudrait pas nous laisser ôter la direction des mains, ce qui ne manquerait pas d’arriver si nous accordions quelques droits au public et aux auteurs ; une invitation formelle du public ne nous permettrait certainement d’attendre que les plus pitoyables jugements, et les auteurs, on en a plus d’un exemple, se rendraient importuns. Ma proposition est donc que nous commencions nous-mêmes l’attaque. Les auteurs qui voudraient ensuite se défendre dans les Heures seraient bien obligés de se soumettre aux conditions que nous leur imposerions. Je conseillerais aussi de débuter, non par l’annonce de cette initiative, mais par l’initiative elle-même. Ce ne sera pas un grand mal qu’on nous accuse d’être intraitables et impertinents.

Que diriez-vous, si je vous écrivais au nom d’un M. X. pour me plaindre de ce que l’auteur de Wilhelm Meister se tient si volontiers au milieu des comédiens, et évite la bonne société ? C’est certainement là la critique commune que vous adressera le beau monde, et il ne serait ni sans utilité ni sans intérêt de redresser les jugements sur ce point. Si vous voulez répondre, je vous fabriquerai une lettre de ce genre.

J’espère que votre santé est maintenant meilleure. Que le ciel bénisse vos travaux et vous donne encore beaucoup de belles heures, comme celles où vous avez écrit Wilhelm Meister !

J’attends avec une grande impatience vos articles pour l’Almanach des Muses, et les entretiens que vous m’avez fait espérer. Chez moi, on va mieux ; tout le monde vous salue.

Schiller.